Aphra Behn et La Rochefoucauld

Après avoir découvert que le poème The Disappointment d’Aphra Behn était en grande partie la traduction fidèle d’un poème, dit libertin, français, attribué à Corneille, j'ai eu envie de reprendre mes études sur cette grande Anglaise du XVIIème siècle (voir dans ce Bloc-notes : Corneille, Aphra Behn et le poème du fiasco et sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Découverte d’Aphra Behn).
Après avoir vérifié qu’aucun des participants aux 4 colloques consacrés à Aphra Behn en 1999, 2002, 2003 et 2005 n’avait évoqué le sujet, j’ai d’abord cherché à savoir ce que l’universitaire passionné par ce personnage hors du commun et spécialiste en traductologie, Bernard Dhuicq, qui avait organisé ces colloques, était devenu. Et j’ai appris qu’il était décédé en 2013 déjà. Puis je me suis souvenu qu’il avait non seulement traduit son Oroonoko en français mais également édité un ouvrage où il avait mis côte à côte les Maximes de La Rochefoucauld et leur transposition en anglais par Aphra Behn. Je me souvenais même que Jacques Reich, propriétaire des Editions Bilingua, que j’avais rencontré à Paris, m’avait dit que Bernard Dhuicq se proposait de retraduire en français la traduction anglaise des Maximes par Aphra Behn, ce qui permettrait de comparer encore mieux les deux versions. Mais une rapide incursion sur le net m’a vite fait déchanter. Nulle retraduction de la version Behn. Et la publication de Bernard Dhuicq est non seulement épuisée mais semble même introuvable chez les libraires spécialisés (Bernard Dhuicq : Les Maximes de La Rochefoucauld traduites par Aphra Behn, Editions La Bruyère, Paris, 2012).
Je vais continuer à rechercher cet ouvrage mais vais m’appuyer, pour le moment, d’abord sur deux contributions des colloques : Line Cottegnies : « Aphra Behn Unmasqued » : A. Behn’s Translation of La Rochefoucauld’s Réflexions (Colloque Sorbonne 1999) et Roberta Falcone : The Art of Translation in the Works of Aphra Behn (colloque Naples 2005). Ensuite sur une thèse de doctorat que m’envoie le site Academia auquel je suis abonné (et pourtant je ne leur ai rien demandé : ces gens sont de vrais espions ! Comment ont-ils appris que je m’intéressais au sujet ?) : Maxime Degoute : Les Maximes de La Rochefoucauld en anglais : pour une linguistique en aphorismes, Sorbonne, 2010.
Alors vous allez me demander : quel intérêt, tout ça ? Il pourrait être triple : d’abord revenir à La Rochefoucauld. Mais après l’avoir lu ou relu, j’avoue que je suis un peu déçu. Sa réputation n’est-elle pas un peu surfaite ? Ou n’est-il pas dépassé ? J’y reviens. Ensuite parler de traductologie ou, plutôt de l’histoire de la Traduction ? Cela peut être amusant, du moins quand on voit la façon dont ces Anglais du XVIIème siècle ont totalement méconnu les droits de l’auteur. Mais bon… en fait ce qui m’intéresse d’abord dans cette histoire c’est le troisième aspect, c’est l’image qui s’en dégage de notre Aphra Behn. Quelqu’un a dit que La Rochefoucauld est un pessimiste (sur la nature humaine) et Aphra une cynique. Est-ce que ce n’est pas la même chose, après tout ? A voir. On se rend également compte que La Rochefoucauld est plutôt misogyne. Alors qu’il a pourtant des amies ou admiratrices éminentes, comme la Duchesse de Longueville qui avait été sa maîtresse, Madame de la Fayette qui avait été son amie et Madame de Sévigné qui en parle dans ses Lettres. Mais Aphra Behn retourne complètement certaines de ses Maximes pour en faire de véritables flèches féministes !

Mais commençons à parler de l’œuvre de La Rochefoucauld. L’édition qui se trouve dans ma Bibliothèque a été publiée à Parme, et date du début du XIXème siècle, voir : Maximes et Réflexions morales du Duc de La Rochefoucauld, Imprimerie Bodoni, Parme, 1812. Elle est dédiée au Comte Ferdinand Marescalchi, Ministre des Relations extérieures du Royaume d’Italie (c'était le Royaume d'Italie de Napoléon !) et comporte une Notice sur le Caractère et les Ecrits du Duc de La Rochefoucauld d’un Mr. Suard. Voltaire a fait l’éloge des Maximes, y lit-on, mais il a aussi écrit qu’il n’y a « presque qu’une vérité dans ce livre, qui est l’amour-propre est le mobile de tout » (Voltaire : Le Siècle de Louis XIV). Il est vrai que Voltaire ajoute : « cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante ». Mais je me demande si on peut généraliser à ce point l’importance donnée à ce seul caractère, l’amour-propre et si ce n’est pas caractéristique d’une certaine époque et d’une certaine société. Société de cour, d’aristocrates, société du paraître et de l’esprit facile et superficiel. Quand je regarde notre société actuelle, je vois bien d’autres défauts. Et bien plus graves. Alors qu’en sortir, de la lecture actuelle de ce livre ? Quelques Maximes, en bien petit nombre, parce qu’elles sont piquantes, comme dit Voltaire, ou particulièrement vraies ou simplement amusantes. Comme celles-ci, par exemple :
Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui (maxime 19).
La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir ; mais les maux présents triomphent d’elle (22).
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement (26).
C’est un sujet sur lequel La Rochefoucauld revient plusieurs fois. Il ne croit pas ceux qui prétendent ne pas avoir peur de la mort.
Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux, nous ait donné l’orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections (36).
La vérité ne fait pas autant de bien dans le monde que ses apparences y font du mal (64).
Voilà une maxime qui retrouve une certaine actualité dans notre monde des fake news !
Il en est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu (76).
Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu’à la fin nous nous déguisons à nous-mêmes (119).
La gloire des hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir (157).
Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer (171).
Celle-là, je l’adore. J’ai ri aux éclats quand je l’ai lue pour la première fois. Je l’admire à la fois pour la justesse de l’idée que pour l’originalité de l’image. Je vois bien l’eau douce des rivières devenue amère et salée dans la mer dans laquelle elles se jettent !
Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient dupes les uns des autres (180).
Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par leur éclat, leur nombre, et leur excès. De là vient que les voleries publiques sont des habiletés, et que prendre des provinces injustement s’appelle faire des conquêtes (188).
Les défauts de l’âme sont comme les blessures du corps : quelque soin qu’on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours ; et elles sont à tout moment en danger de se rouvrir (199).

On pourrait dire la même chose des blessures de l’âme. Je pense même que cette maxime aurait plus de vérité si on remplaçait les défauts de l’âme par les blessures de l’âme.

Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il le croit (214).
L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu (223).

Cette maxime est célèbre et elle a été répétée à satiété.

Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité, que ce serait mal juger que de ne pas s’y laisser tromper (290).
Je repense aux fake news de notre temps. Et à l’Intelligence artificielle qui va permettre de déguiser les faussetés de manière encore plus persuasive. Cette maxime me fait peur !
Louer les princes des vertus qu’ils n’ont pas, c’est leur dire impunément des injures (327).
Oui, mais comme ils ont un amour-propre princier ils ne sentent pas l’injure. Je pense à la dédicace par Corneille de sa pièce Horace à Richelieu que Pierre Louÿs estimait être « la plus impertinente des dédicaces jamais écrite » (« Vous avez ennobli le but de l’art, puisqu’au lieu de celui de plaire au peuple, vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous divertir ; et qu’ainsi nous ne rendons pas un petit service à l’Etat, puisque, contribuant à l’entretien d’une santé qui lui est si précieuse et si nécessaire ». « Vous nous en avez facilité les moyens, puisque nous n’avons plus besoin d’autres études pour les acquérir que d’attacher nos yeux sur votre Eminence… C’est là que j’ai souvent appris en deux heures ce que mes livres n’eussent pu m’apprendre en dix ans »).
Le ridicule déshonore plus que le déshonneur (333).
Il s’agit là une fois de plus d’une maxime clairement datée. Valable à Versailles. On a donné le titre Ridicule à un film qui le démontre.
L’envie est plus irréconciliable que la haine (335).
La vieillesse est un tyran qui défend sur peine de la vie tous les plaisirs de la jeunesse (484).
La Rochefoucauld a souffert le martyre à la fin de sa vie : la goutte. La conséquence de son amour pour la bonne chère ?


On a beaucoup écrit sur l’art et la pratique de la traduction. Et on revient souvent à la constatation faite par le linguiste Steiner à propos du bilinguisme et du multilinguisme : chaque langue est un monde à soi. Pas seulement par son vocabulaire et sa syntaxe, mais par la culture, l’histoire, la société qu’elle représente. Traduire c’est donc passer d’un monde à l’autre. Et il est donc tout-à-fait normal que l'on réfléchisse à la façon dont on réalise ce passage.
Or ce qui étonne dans ce XVIIème siècle anglais auquel appartient Aphra Behn c’est que d’abord on y réfléchit déjà au problème, et, ensuite, qu’on a l’air de négliger complètement la fidélité à l’original, et d’ignorer totalement – ce qui est déjà moins étonnant pour l’époque – les droits de l’auteur. Ainsi John Dryden, poète, auteur dramatique (et donc collègue d’Aphra) et traducteur, écrit ceci (c’est Line Cottegnies dans son étude citée plus haut qui le cite) : il y a trois « stratégies », dit-il. « la métaphrase ou transposition de l’auteur d’une langue à l’autre mot-à-mot et ligne à ligne, la paraphrase ou traduction avec latitude, où le traducteur ne perd pas l’auteur de vue, et l’imitation où le traducteur (s’il n’a pas perdu alors son nom de traducteur) assume sa liberté, de non seulement modifier les mots et le sens, mais de les abandonner complètement à l’occasion ». C’est ce que fait Aphra Behn dans sa transposition des Maximes. De toute façon elle n’en traduit que 391 sur les 413 que contient l’édition sur laquelle elle s’est appuyée (la mienne en comporte 528) et selon l’étude faite par Line Cottegnies, elle en traduit fidèlement 43%, 16.5% selon la « stratégie » paraphrase de Dryden, et 40.5% sont des adaptations libres (imitations, aurait dit Dryden). Dont 29% modifient d’une manière significative le sens général de la Maxime de La Rochefoucauld, 9.5% sont même en opposition nette au sens de l’original et 2% sont des créations.
Comment faut-il comprendre cette attitude ? Cela semble paradoxal, a priori, de traduire fidèlement près de la moitié et de se moquer de la fidélité pour le reste, jusqu’à aller quelques fois fausser complètement l’original ? D’autant plus que, comme l’écrit Maxime Degoute dans un article paru en 2015 dans la Revue Dix-septième Siècle sous le titre Traductions et réappropriations des Maximes de La Rochefoucauld en Angleterre : « la grande majorité des maximes traduites par Aphra Behn le sont cependant admirablement, suivant un parti pris cibliste conférant à l’ensemble un tour parfaitement naturel en anglais, au moyen d’adaptations ingénieuses » (cibliste correspondant à un mode de traduction qui soit aussi naturelle que possible dans la langue cible plutôt que dans la langue source). Et l’on sait aussi qu’Aphra avait une excellente connaissance de la langue française, même si on ne sait pas comment elle a pu l’acquérir, étant femme et d’extraction sociale plutôt modeste et n’ayant ainsi guère pu profiter d’une éducation supérieure. Il faut peut-être préciser que sa traduction de La Rochefoucauld a paru dans un ouvrage collectif intitulé : Miscellany, Being a Collection of Poems by several Hands, paru à Londres en 1685 et qu’elle y a repris une préface qui avait introduit les Maximes de la première édition (1665) où un certain La Chapelle-Besse s’adressait à un ami fictif et anonyme pour essayer de laver l’auteur de tout soupçon de libertinisme, mais qu’Aphra change en lettre écrite par une certaine Aminta (qui est Aphra) à un Lysandre qui est son amant. Ce qui excuse peut-être les libertés prises par Aphra-Aminta ? Ou du moins les explique ? Peut-être.


Alors je vais peut-être commencer par les Maximes où apparaissent la femme et l’amour :


Comme on n’est jamais en liberté d’aimer ou de cesser d’aimer, l’amant ne peut se plaindre avec justice de l’inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.
Since we can neither be in Love, nor cease to Love when we list, ‘tis with injustice the Lover complains on the fickleness of his Mistress. (citation Maxime Degoute)

Aphra laisse tomber la deuxième partie. Seul l’amant est mis en cause.

Puis apparaît Lysandre :

Plus on aime une maîtresse, et plus on est près de la haïr.
The more I love Lysander, the readier I am to hate him. (Citation Maxime Degoute)


Le plaisir de l’amour est d’aimer : et l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne.
The pleasure of Love is to Love, and I am more happy in my Passion for Lysander than in that which I believe he has for me. (Citation Maxime Degoute)

On est quelque fois moins malheureux d’être trompé de ce qu’on aime, que d’en être détrompé.
I am more happy in being deceived by Lysander than in being undeceived. (Citation Maxime Degoute).

Quand nous sommes las d’aimer, nous sommes bien aises qu’on nous devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité
When we are weary of a Lover, we are well pleased to find him unfaithful, that we may be disengaged from our Fidelity (Citation Line Cottegnies)
Aphra attribue aux femmes une attitude en général attribuée aux hommes, dit Line Cottegnies. Et donne ainsi le pouvoir aux femmes !
Et lorsque La Rochefoucauld parle de passion ou de goût des choses, dit-elle aussi, Aphra en fait une maxime sur l’amour, comme dans celle-ci :
La félicité est dans le goût et non pas dans les choses ; et c’est par avoir ce qu’on aime qu’on est heureux, et non pas avoir ce que les autres trouvent aimables.
Où elle rend la partie centrale de la Maxime ainsi :
… to possess the Person my love renders Lovely is to me the height of Felicity. (Citation Line Cottegnies).

…ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes.
…‘tis not Courage that makes a Man Brave, nor Chastity that makes a Woman Honest. (Citation Maxime Degoute)
Bien sûr, pour notre Aphra, ce n’est sûrement pas la chasteté qui fait l’honneur d’une femme !

Par contre dans la maxime suivante on a l’impression que c’est Aphra qui fait du machisme :
On sait qu’il ne faut guère parler de sa femme ; mais on ne sait pas assez qu’on devrait encore moins parler de soi
You ought to say but little of your Wife, and less to her. (Citation Line Cottegnies).
Mais ce n’est que de l’humour, de la satire, celle des comédies de la Restauration, dit Line Cottegnies. Et Maxime Decoutes ajoute : « un clin d’œil à la Comédie de la Restauration et de sa vision caractéristique de l’état marital ».

Et puis il y a toutes ces Maximes qu’Aphra traduit selon ses propres idées et convictions :
L’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.
Self-love will jilt ye sooner than the most subtil of Women. (Citation Maxime Degoute)
Aphra Behn n’est pas vraiment convaincue par l’idée principale de La Rochefoucauld concernant l’amour-propre. Alors elle y introduit, pour s’amuser, un peu d’érotisme, de féminisme. Ou fait intervenir son idée à elle : l’esprit de domination des uns sur les autres. Comme ici :
L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre.
Men often think they govern themsemves with Wisdom ad Conduct, when at the same time they have so blind a sight as not to perceive they are governed by others, and while his Wisdom and Interest leads him to one Design, his heart insensibly Conducts him to another. (Citation Line Cottegnies)
Arrêtons-nous un instant sur cette Maxime revue par Aphra. L’Homme est un animal social. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il ne soit gouverné que par un seul aspect de sa personnalité, comme son amour-propre. Et que même La Rochefoucauld est influencé par son siècle, sa société. Celui qui a écrit l’introduction de mon exemplaire des Maximes, un certain Mr. Suard, dit que « M. de la Rochefoucauld a peint les hommes comme il les a vus. C’est dans les temps de faction et d’intrigues politiques (il a participé à la Fronde dans sa jeunesse) qu’on a plus d’occasion de connaître les hommes ; et plus de motifs pour les observer : c’est dans ce jeu continuel de toutes les passions humaines que les caractères se développent, que l’hypocrisie se trahit, que l’intérêt personnel se mêle à tout, gouverne et corrompt tout ». Et Aphra Behn a vécu pendant une période bien plus violente encore, la lutte pour la religion et le sort des Stuart, la guerre contre les Hollandais, et surtout la bataille pour le pouvoir. Et sa vision me paraît souvent plus moderne, plus proche de notre époque à nous. Et quand elle dit que l’Homme est souvent gouverné par d’autres sans qu’il le sache, je pense bien sûr à l’évolution actuelle de notre civilisation, à l’importance prise par l’émotion, aux réseaux sociaux et à leur influence. Dans un monde où la politique et le marketing engagent des hommes et femmes qu’on appelle ouvertement des influenceurs ou influenceuses ! Mais vous allez dire que je radote…
Aphra Behn est aussi souvent plus catégorique que La Rochefoucauld dans ses assertions, comme ici, où le souvent est supprimé :
Ce qui parait générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands.
A seeming generosity is no other than Ambition disguis’d, which depises little interests to arrive at greater. (Citation Maxime Degoutes).
Et là où La Rochefoucauld constate, analyse, la version d’Aphra prend une « dimension prescriptive », dit Lise Cottegnies :
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement
Death and the Sun ought not to be gazed with open eyes (Citation Line Cottegnies)
Ne peuvent pas changé en ne doivent pas (ought not).
Par contre, quand dans cette autre Maxime qui parle de la mort, elle cite le nom de Sénèque, elle est probablement sur la même longueur d’onde que La Rochefoucauld : haro sur les Stoïciens, la vertu est une illusion ! D’ailleurs le titre qu’elle donne à sa version des Maximes est Seneca unmasqued (Sénèque sans masque) et les premières éditions françaises des Maximes avaient comme frontispice l’image d’un Cupidon enlevant le masque d’un buste de Sénèque et révélant une figure plutôt vilaine que belle (voir la contribution de Roberta Falcone) :
Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et la plupart des hommes meurent parce qu'on ne peut s'empêcher de mourir.
Very few persons rightly apprehend Death, they do not suffer it from their Courage but from their Stupidity, and all Men, even Seneca himself, died because he could not avoid it. (Citation Maxime Degoute).
Sauf que Sénèque n’est pas mort de vieillesse mais parce que son glorieux ancien élève, Néron, lui a demandé de s’ouvrir les veines !

Si dans certaines des traductions d’Aphra Behn on peut regretter de perdre la subtilité de l’expression de La Rochefoucauld, on peut peut-être se demander si on ne gagne pas en vérité ?
Comme dans cette Maxime déjà citée et qui me fait tellement peur :
Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité que ce serait mal juger que de ne pas s’y laisser prendre.
There is a falsity disguis’d, which so well represents the Truth, that it always deceives with the best success. (Citation Line Cottegnies)
La fausseté déguisée réussit toujours (it always deceives) !
Il y a certains caractères de l’Homme comme la paresse et même le tempérament qui n’intéressent guère Aphra. Alors elle les supprime :
La vanité, la honte et surtout le tempérament, font souvent la valeur des hommes, et la vertu des femmes.
Vanity and Shame are in all people, and they alone make Men Valiant, and Women honest. (Citation Line Cottegnies)
Et change carrément le sens – sciemment – de certaines Maximes comme celle-ci, qui parle aussi de vanité :
La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie.
Vertue would not go astray if Vanity did not keep her company and debauch her. (Citation Line Cottegnies).

J’arrête là. Et j’essaye de conclure. La traduction des Maximes de La Rochefoucauld est pour Aphra Behn une réécriture, une création. Tous en conviennent. D’ailleurs elle le reconnaît dans sa préface où elle s’adresse à son amant Lysandre (en réalité son véritable amant, dit Maxime Degoute, John Hoyle). Elle va parler de vertus, lui annonce-t-elle, qu’il ne connaît guère. Elle prend un ton espiègle, insiste sur le fait qu’elle est femme, se moque même de La Rochefoucauld lui-même en jouant avec son nom : « a Great Man, and a great Wit of the French Court, the Duke of Rushfaucave » (voir la thèse de Maxime Degoute). Ce qui ne l’empêche pas de traduire près de la moitié des Maximes, non seulement de manière fidèle mais avec une économie de langage qui équivaut la plupart du temps à celle de l’auteur original.
Line Cottegnies écrit en conclusion de sa contribution qu’Aphra « donne une vision de la société qui est peut-être plus cynique que celle du Français, mais moins pessimiste, parce qu’elle préfère faire ressortir l’aspect positif de pouvoir agir sur son destin en maîtrisant son apparence et son discours, plutôt que de suivre cette anatomie de l’amour-propre qui est si centrale pour La Rochefoucauld ». Et puis, dit encore Line Cottegnies, sa façon d’envisager la traduction qui devient une part importante de sa création en tant qu’écrivain fait que sa transposition des Maximes en anglais passe dans le « canon de son œuvre ». Et puis elle dit encore autre chose, et Roberta Falcone dit la même chose : Aphra Behn est très consciente de la présence et des goûts de son public de lecteurs, ce qui influe sur son écrit qui devient œuvre collective. Je ne suis pas vraiment d’accord. En tout cas ce n’est pas ce que j’ai ressenti. Ce que j’ai surtout découvert dans ces Maximes anglaises d’Aphra Behn, ou re-découvert, c’est la présence d’une sacrée personnalité !