J’ai mal à Gaza. De plus en plus mal. Aujourd’hui on est déjà dans le quatrième mois de bombardements. Sur une bande de terre de 360 km². 40 km de long sur, en moyenne, 8 km de large. Où vivent, ou cherchent à vivre, 2.2 millions d’humains (car les Gazaouis sont des humains, eux aussi). Une densité parmi les plus élevées du monde : 4000 habitants/km². On leur a dit de fuir le nord pour se réfugier au sud. Et puis on les bombarde au sud. Ils survivent dans des tentes, dans des conditions hygiéniques épouvantables, et meurent de faim. Ou meurent tout court. 23000 selon les chiffres officiels à ce jour et plus ou moins 8000 enfouis sous les décombres. On a probablement dépassé les 30000 morts. Et combien de blessés ? 60000 ? Qui vont mourir aussi ou qui sont marqués à vie. Marqués par la haine pour longtemps, pour toujours peut-être. Ainsi que leurs familles. Et ce criminel de Netanyahou veut continuer. Pendant de longs mois encore. Peut-être jusqu’au retour de son ami Trump. A la grande joie de ses amis du Gouvernement, fascistes et fous de Dieu, ceux qui avaient assassiné Rabin.
Et le monde est déjà en train de regarder ailleurs. Comme il avait regardé ailleurs pendant toutes ces années où il avait laissé faire le gouvernement israélien. Pratiquement depuis l’assassinat de Rabin. Il y a 5 millions de Palestiniens à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ? Et 2 millions d’Israéliens arabes, un peu citoyens de seconde zone quand même ? C’est-à-dire 7 millions, autant que les Israéliens juifs ? Tant pis, on les ignore. Ils n’existent pas.
Suis-je de plus en plus seul à pleurer sur eux ? Une journaliste de la Repubblica, Raffaela Oriani, démissionne en écrivant : « Depuis 90 jours, je ne comprends pas. Des milliers de personnes meurent et sont mutilées, submergées par un flot de violence qu’on ne peut qualifier de guerre, sauf par paresse ». Et ma fille a été obligée de dénicher l’hebdomadaire Orient XXI pour trouver cette triste constatation : « Pour la première fois, un génocide a lieu en direct, littéralement en live stream sur certaines chaînes d’information panarabes ou sur les réseaux sociaux, ce qui n’a été le cas ni pour le Rwanda ni pour Srebrenica. Face à cela, la facilité avec laquelle ce massacre quitte petit à petit la une des journaux et l’ouverture des journaux télévisés dans nos pays pour être relégué comme information secondaire est déconcertante. Pourtant, autant que les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les journalistes ont la responsabilité morale de se mobiliser pour arrêter ce crime en cours ». Moi je n’ai pas de problème avec le terme génocide. Je l’ai déjà écrit (voir mon Bloc-notes 2023 : Barbarie et génocide). Et je pense que l’Afrique du Sud a eu raison de porter plainte pour génocide auprès du Tribunal Suprême des Nations Unies. Même si ce pays est loin d’être aujourd’hui une démocratie parfaite. Mais peut-être se souvient-on à Prétoria qu’à l’époque de l’apartheid dans l’Afrique du Sud des Blancs, Israël n’avait jamais condamné le régime et continué à commercer avec eux ! D’ailleurs quand on rend un pays « inhabitable » comme le fait Israël de Gaza et comme l’affirment les Nations unies (devenu un lieu de mort, ont-ils ajouté) ne commet-on pas un génocide ?
Le Monde du 5 janvier 2024 a publié certaines pages du Journal que tient actuellement l’écrivain et Ministre de la Culture de l’autorité palestinienne, Atef Abu Saif, coincé à Gaza avec son fils de 15 ans, Yasser, alors qu’il y était venu pour son travail, et probablement aussi rendre visite à sa famille, quelques jours avant l’acte terroriste du 7 octobre. C’est un témoignage poignant. Cet homme n’a rien d’un terroriste. Un simple humain qui vit l’horreur. Au début il est dans le nord où se trouvait l’immeuble où vivait sa famille et où il est né. Quand il rend visite à sa sœur Halima il doit dormir dans une école. Le lendemain, 17 novembre, il écrit : « Au petit jour, malgré l’heure matinale, tout le monde est réveillé. Les rues sont pleines de gens qui reviennent de « lieux sûrs » où ils ont dormi et qui rentrent chez eux pendant la journée. Au lieu de nous dire bonjour, nous nous disons « Dieu soit loué, vous êtes sain et sauf ». Chaque matin est comme un cadeau, un jour de congé supplémentaire qui nous est accordé ». Puis il va voir le camp de Jabalaya, touché au cours de la nuit précédente : « Je me rends dans la zone visée la nuit dernière, au cœur du camp. Six demeures ont été entièrement détruites, celles des familles Hijazi, Abu Komsan et Abu Dayer. Des centaines d’hommes s’activent dans les décombres. Des dizaines de personnes sont toujours portées disparues. Les blessés doivent être transportés à l’hôpital indonésien, car l’hôpital central d’Al-Shifa est passé sous le contrôle d’Israël. Enseignante à la retraite, la voisine de ma sœur Aisha pleure l’assassinat de sa jeune fille et de sa famille. Elle était médecin généraliste. Un homme rassemble les manuels scolaires de ses enfants disparus. Il souhaiterait mourir avec eux. Peut-on souhaiter mourir ? Oui. Je peux comprendre pourquoi cet homme, sur ce tas de décombres, aurait préféré partir avec sa famille ». Le 21 novembre Atef Said décide de descendre vers le sud. Les missiles tombent, l’armée se rapproche, les chars bombardent sa rue. Il part avec son fils qui pousse le fauteuil roulant de sa grand-mère sur une route cabossée et creusée par les trous de bombes. « Nous arrivons au point de rassemblement et de contrôle israélien à 7 h 20. Une énorme rangée de chars se trouve sur le côté gauche de la route. J’aperçois des soldats se prélasser sur les véhicules, un café à la main. Les militaires les plus proches crient sur toutes les personnes qui les regardent. Les enfants qui se tiennent devant moi tremblent, ils craignent de dire quelque chose qui soit susceptible de les énerver et de les inciter à tirer… Après une heure et demie d’attente, un soldat se met à nous parler dans un mégaphone. Il répète les mêmes ordres : restez en rang, ne regardez pas à gauche, ne regardez pas à droite. Nous avons seulement le droit de regarder droit devant nous ». Puis ils entrent dans une structure provisoire où ils font la queue et où l’on vérifié leurs identités, à distance, aux jumelles. « C’est l’heure des arrestations. Des personnes choisies au hasard sont appelées à se rapprocher des soldats. « Celui au tee-shirt blanc et au sac jaune, avance », ou encore « Celui à la moustache, avance ». Ils leur demandent de jeter leur sac sur le côté et de s’agenouiller dans la boue, jusqu’à ce qu’ils les interrogent… De nombreuses personnes sont arrêtées, apparemment en raison de leur apparence, au jugé. Malheureusement, les deux frères de Maher (le mari de sa sœur Aisha) font les frais de cette méthode expéditive ». Ensuite ils marchent essayant d’atteindre une route où les militaires ne les encerclent plus. « Bien qu’on ne nous dise plus où regarder, je lance mes propres ordres, stricts, à Yasser. « Ne regarde pas, lui dis-je. Ne regarde pas. » Eparpillés au hasard, des deux côtés de la route, il y a des dizaines et des dizaines de cadavres. Pourrissant. Fondant, semble-t-il, dans le sol. L’odeur est horrible. Une main nous touche depuis la fenêtre d’une voiture brûlée, comme si elle me demandait quelque chose à moi en particulier. Des corps sans tête par ici… Des têtes tranchées par là… « Ne regarde pas, dis-je de nouveau à Yasser. Continue de marcher, fils. » Qui a coupé ces têtes ? Les soldats pour venger les têtes coupées du 7 octobre ? Finalement ils arrivent à un endroit où attendent des taxis, des charrettes auxquelles sont attelés des ânes. Un camion accepte de les prendre et de les amener à l’hôpital européen où se trouve sa nièce Wissam et qui est situé sur la route qui joint Rafah à Khan Younès dans le sud.
Puis c’est la trêve. Beaucoup de Gazaouis cherchent à remonter au nord, rien que pour savoir si leurs logements existent encore. L’Armée leur tire dessus. Des dizaines de personnes sont tuées. Simplement parce qu’elles voulaient savoir si elles avaient encore un logement. Certains ont malgré tout réussir à passer et prendre photos et vidéos. « Les images les plus choquantes sont celles de cadavres jetés dans les rues sans autre forme de procès. Des corps décapités, des bras et des jambes en moins, des corps dévorés par les chiens. La ville ressemble à une morgue surréaliste à ciel ouvert, ou à une scène de crime. Une mère est revenue dans son quartier pour trouver les corps de ses enfants. Elle ne pouvait croire qu’après quatre semaines sans nouvelles d’eux ils soient encore en vie. Il aurait fallu un miracle. Et, dans cette guerre, il n’y a pas de miracle ». Son immeuble semble encore debout, même si sa rue est dévastée. Elle sera détruite un peu plus tard, dans la nuit du 2 au 3 décembre. « La maison où je suis né et où j’ai grandi a été rasée. L’endroit où j’ai fait mes premiers pas, où j’ai appris ma première lettre, où j’ai écrit ma première ligne. La maison où Hanna et moi avons fondé une famille. Lorsque j’ai quitté cet endroit il y a dix jours, je n’aurais jamais imaginé que c’était la dernière fois que je le voyais. Je pensais que je reverrais l’escalier en bois, les photos de mon diplôme, la photo encadrée de mon défunt frère Naeem, accrochée au mur pendant toute la durée de son incarcération, et depuis sa mort. Mon père n’a plus d’endroit où dormir. Aujourd’hui, comme des milliers d’autres habitants de Gaza, il n’a nulle part où aller. Il m’a appelé à 6 h 30 ce matin. Il m’a dit : « La maison a disparu. » Rien d’autre. Sa voix tremblait, et c’est comme si je pouvais voir les larmes couler de ses yeux. Aujourd’hui, un homme de 74 ans est sans abri pour la seule raison que quelqu’un a pris la décision de le faire souffrir ».
Dans son dernier témoignage daté du 20 décembre il dit penser à tous ces moments où il aurait pu être tué. A tous ces membres de sa famille, à tous ces amis qu’il a perdus. A son ami Bilal Jadallah, journaliste et directeur d’une maison de presse, mort dans le bombardement de sa maison le 18 novembre. A sa belle-sœur Huda tuée elle aussi par les bombardements, avec son mari et leurs deux garçons et à leur fille mutilée, amputée des deux jambes et de la main droite ! On y pense, en Israël, à tous ces enfants morts ou mutilés ?
C’est pendant la trêve qu’il pensait à l’avenir. Essayait de penser à l’avenir. « Tout le monde se pose des questions auxquelles personne n’a de réponse. A quoi ressemblera Gaza lorsque la dernière balle sera tirée (et quand) ? Quelle partie de la bande de Gaza récupérerons-nous ? Serons-nous contraints de nous enfoncer dans le désert du Sinaï ? ».
Maintenant il survit dans un nouveau camp, à Rafah, sous une tente. « Je veux mourir éveillé. Je veux voir ce qu’il se passe », avait-il écrit au début de son Journal. Vit-il encore ? Aujourd’hui 12 janvier on annonce qu’Israël a pilonné le sud, de Khan Younès jusqu’à Rafah…
Et les témoignages se succèdent. Le 11 janvier, toujours dans le Monde, c’est celui d’une pédiatre américaine, Seeama Jilani, qui a travaillé quinze jours, entre fin décembre et début janvier, dans l’hôpital Al-Aqsa, au centre de la bande de Gaza. Jusqu’à ce que l’ONG qui l’emploie, International Rescue Committee, retire tout son personnel le 9 janvier. L’hôpital abritait également des milliers d’habitants cherchant un lieu sûr. Avant d’être attaqué également. « Même si j’ai l’expérience des zones de guerre », dit-elle, « je n’avais jamais pensé me retrouver confrontée à cela. En temps de guerre, vous avez généralement affaire à un certain type de victimes, principalement des jeunes hommes. A Gaza, quatre de mes patients sur cinq étaient des enfants, blessés ou mourants ». « L’un de mes premiers patients était un nourrisson âgé de 1 an dont la jambe et le bras droit avaient été arrachés par une explosion. J’ai dû prendre en charge ce bébé à même le sol, car il n’y avait plus de chambre, plus de lit, plus de box disponibles du fait de l’afflux de blessés. Quand sa mère a vu ce bébé, sans sa jambe et son bras, se noyant dans son propre sang, elle s’est mise à pleurer et, en état de choc, elle s’est enfuie. Cette image me hante ». Les blessés qui arrivaient à l’hôpital étaient amenés sur des charrettes tirées par des ânes. Et aucun blessé n’a pu être évacué vers l’Egypte. Le personnel médical travaille pratiquement jour et nuit avec un esprit de dévouement hors normes. Et il faut un véritable courage quand on est affronté à ce que j’ai vu, de mes yeux vu, dit-elle. « Des blessures de guerre, massives, des amputations. Les cas de brûlures graves que j’ai eu à traiter, à la suite des bombardements, font partie des pires expériences auxquelles j’ai été confrontée. On se retrouve face à des blessés aux yeux et aux visages méconnaissables, à des enfants dont les parties génitales ont été brûlées et dont il est impossible de soulager les souffrances faute de médicaments et d’anesthésiques. Cette situation est inhumaine. C’est une tragédie pour l’humanité ».
Comment peut-on lire de telles horreurs et puis rester neutre. Dire que tout ceci est la faute au Hamas, aux horreurs de la journée du 7 octobre. Ce n’est plus dent contre dent, œil contre œil. C’est cent dents, cent yeux. Ou mille ? Comme les mille prisonniers palestiniens échangés contre un unique soldat israélien ? Quel sinistre calcul ! Quelle considération pour la nature humaine de l’autre ! A quoi bon qu’aussi bien Biden que Macron répètent qu’un Palestinien vaut un Israélien. Ce n’est pas ce que pensent Netanyahou et ses collègues fascistes et racistes.
Début décembre déjà, le philosophe juif Pierre Zaoui, maître de conférences à l’Université de Paris Cité, publiait un article intitulé Moralement il existe toujours un autre choix que la mort en masse d’enfants et de civils (Le Monde du 5 décembre 2023). A l’époque l’Armée pensait avoir tué 5000 combattants du Hamas et l’on parlait de 10000 civils tués dont 5000 enfants. Comme l’Armée estime que le nombre de combattants du Hamas est de 30000, faut-il alors massacrer 60000 civils dont 30000 enfants pour éradiquer le Hamas, demandait Pierre Zaoui. « Aucun Etat, aucune société ne peut fonder sa sécurité ou user de son légitime droit à se défendre à un tel prix connu d’avance. Sauf à mériter d’être inscrit pour longtemps au rang d’Etat voyou et de société de voyous », dit-il. Et il ajoute : « D’autant que si la culpabilité des massacres du 7 octobre revient exclusivement aux membres du Hamas, la responsabilité de leur invasion revient tout autant au gouvernement israélien actuel, qui n’a pas su défendre sa population. Et même aux gouvernements israéliens successifs qui, depuis le début des accords d’Oslo (1993), ont laissé faire puis favorisé de nouvelles implantations juives en Cisjordanie tout en maintenant Gaza dans un blocus sans fin. Jusqu’à rendre caduque la doctrine israélienne officielle depuis 1967, « les territoires contre la paix », ce qui revenait à acquiescer d’avance à l’idée de guerre perpétuelle, dont les massacres des deux côtés sont l’une des modalités inévitables ». De toute façon, conclue Pierre Zaoui : « Moralement, il est absolument insupportable de tuer deux innocents pour tuer un méchant, quels que soient ses crimes par ailleurs ».
Mais on n’est plus au stade à se poser des questions de morale. Aujourd’hui on a dépassé les 30000 victimes civiles. Et la question est maintenant une question d’humanité. Ou plutôt d’inhumanité. « Selon le Programme alimentaire mondial, 93% des Gazaouis sont en situation d’insécurité alimentaire aiguë », écrit Le Monde daté des 24, 25 et 26 décembre 2023 (c’est leur Noël 2023 !) (article signé Ghazal Golshiri et Clothilde Mraffko). « Environ la moitié de la population devrait se trouver dans la phase « d’urgence » – qui comprend une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité – d’ici au 7 février. Et « au moins une famille sur quatre », soit plus d’un demi-million de personnes, sera confrontée à la « phase 5 », c’est-à-dire à des conditions catastrophiques, soit un manque extrême de nourriture, pouvant conduire à une situation de famine ». Adel Kaddum, le chef du bureau de secours islamique France a réussi à sortir de Gaza le 7 décembre (il a un passeport américain) et raconte que début décembre déjà lui et sa femme jeûnaient pour s’assurer que ses enfants aient assez à manger. « On était cinq adultes et mes trois enfants, mais on n’avait que six litres d’eau par jour pour nous tous. Pour survivre, à la fin, alors qu’on ne trouvait plus de farine et de riz, on ne se nourrissait plus que de zaatar (un mélange d’origan, de sumac, de sésame et sel) ». Sortir dans la rue pour chercher de la nourriture c’est risquer sa vie. « En sortant dans la rue, vous vous exposez au risque d’être ciblés par les tireurs d’élite et par les chars ou d’être écrasés par les bombardements ». Il y a 1.9 millions de personnes déplacées ! « Sur la mince langue de terre, les bombardements israéliens ont dévasté les champs, le port de pêche et le bétail… Tout manque, et notamment l’eau, souvent pompée ou dessalée grâce à des générateurs, qui ne fonctionnent plus faute de carburant ». Ahmed Masri, enseignant de français à l’Université Al-Aqsa, raconte au téléphone : « Beaucoup, autour de moi, souffrent de diarrhées et de vomissements, très probablement à cause de l’eau sale que nous buvons ». Plusieurs organisations humanitaires, dont Human Rights Watch, accusent Israël d’utiliser sciemment la faim contre les civils de Gaza. Le Ministre de la Défense, Yoav Gallant, l’avait d'ailleurs dit explicitement : « Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé ». Et au poste-frontière de Rafah « les camions attendent parfois trois semaines avant de pouvoir entrer dans la bande de Gaza » raconte Mahieddine Khelladi, directeur exécutif au Secours islamique France. Parce que les Israéliens les inspectent et prennent le temps…
On a aussi beaucoup parlé du ciblage meurtrier des hôpitaux (voir Le Monde du 23 décembre 2023. Article de Clothilde Mraffko). « L’armée israélienne investit les établissements les uns après les autres, au prix de gros dégâts humains et matériels. Selon l’OMS, au moins huit patients sont morts dans l’hôpital Kamal-Adwan, dans le nord du territoire palestinien », écrit le journal. « Samedi 16 décembre, après le retrait de l’armée israélienne, le reporter de la chaîne qatarie Al-Jazira, Anas Al-Sharif, a filmé des Palestiniens y errant, à la recherche des dépouilles de leurs proches. « Je ne sais comment vous décrire cette scène. Des corps par dizaines ! Les bulldozers leur sont passés dessus et sont partis », s’exclame le journaliste en promenant son objectif sur des monticules de terre beige, d’où émergent des morceaux de cadavre. Un peu plus loin, un homme pleure. Il est venu chercher son fils blessé qui s’était réfugié dans cet hôpital et il ne le trouve pas ». L’Armée se justifie en prétendant d’avoir trouvé des armes et des munitions et que le Directeur de l’Hôpital était un membre du Hamas. « De nombreux personnels de santé ont été arrêtés, et l’OMS et ses partenaires cherchent de toute urgence des informations sur leur statut », témoigne le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, Directeur général de l’OMS. Selon lui, les patients ont dû évacuer seuls, les ambulances ne parvenant pas à atteindre l’établissement.
« Au lendemain du retrait des troupes israéliennes de l’hôpital Kamal-Adwan, l’armée a pris le contrôle de l’hôpital Al-Awda, le seul encore en fonction dans le nord de la ville de Gaza, après douze jours de siège. Là encore, rapportait l’ONG Médecins sans frontières (MSF), qui a des équipes sur place, « les hommes de plus de 16 ans ont été sortis de l’hôpital, déshabillés, attachés et interrogés – six des membres de MSF étaient parmi eux ». Des dizaines de patients dont quatorze enfants sont encore à l’intérieur, écrivait l’ONG dans un communiqué publié mardi. Le directeur de l’hôpital, le docteur Ahmed Muhanna, a été arrêté. L’établissement avait déjà été attaqué à plusieurs reprises. Des soignants ont été tués dans des explosions et une partie de l’hôpital est endommagée, notait MSF », écrit encore le Monde le 23 décembre. Et l’article signé Clothilde Mraffko continue : « Dimanche et lundi, selon l’OCHA, au moins cinquante-sept Palestiniens ont été tués dans ou aux abords d’Al-Shifa, le plus grand complexe hospitalier de Gaza, dont les services ont été réduits au strict minimum depuis qu’il a été attaqué par l’armée israélienne mi-novembre. Une fillette de 12 ans a été tuée dimanche et deux autres enfants ont été blessés dans une attaque sur l’hôpital Al-Nasser, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. Mardi, l’hôpital Al-Ahli, dans la ville de Gaza, a cessé de fonctionner. L’armée avait assiégé l’établissement la veille au soir et arrêté plusieurs médecins, infirmiers et blessés. En tout, selon l’ONU, moins d’un tiers des hôpitaux de la bande de Gaza sont partiellement opérationnels ».
Les membres des organisations des droits de l’Homme se plaignent : impossible d’effectuer leur travail de terrain sous les bombes. C’est pire pour les journalistes. L’armée israélienne n’emmène quelques journalistes que pour leur montrer des tunnels vides. Sinon interdiction de faire leur travail. Les seuls journalistes sur place sont donc ceux d’Al-Jazira. Qui sont presque tous Palestiniens et dont entre 80 et 100 ont déjà été tués ! Le Monde du 22 décembre parle de celui qui est devenu le « porte-voix des damnés de Gaza », le reporter Wael Al-Dahdouh (voir l’article de Laure Stephan). « Pansement sur le bras gauche, bandage au bras droit, Wael Al-Dahdouh réalise, mercredi 20 décembre au soir, un direct depuis la bande de Gaza. Dans la nuit de Khan Younès, le chef du bureau de la télévision qatarie Al-Jazira dans l’enclave, un colosse à la barbe blanche, a l’air épuisé. Mais sa voix, devenue si familière dans les foyers arabes où la chaîne bat des records d’audience, reste posée ». « Il n’a déserté l’antenne ni après la mort de sa femme et de deux de ses enfants, tués dans une frappe le 25 octobre, ni après avoir été blessé, vendredi 15 décembre ». Un attentat dans lequel son compagnon de reportage, le cameraman Samer Abou Daqa, a succombé à ses blessures après avoir agonisé pendant plusieurs heures. Al-Jazira accuse l’armée d’avoir empêché les ambulances de le secourir, ce que celle-ci dément. Mais l’Armée israélienne ne peut nier de viser systématiquement les journalistes. Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération Internationale des Journalistes prétend avoir connaissance d’un grand nombre d’exemples où les Israéliens « visent délibérément des confrères ou des consoeurs. Fort heureusement », ajoute-il, « beaucoup n’ont pas été tués mais blessés par balles ». Il cite aussi le cas d’un journaliste gazaoui « amputé quasiment à vif » après qu’un drone lui a tiré dessus. L’AFP, Reuters, Amnesty International, Human Rights Watch témoignent de faits similaires au Sud-Liban. Et Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières a déposé une plainte auprès de la Cour pénale Internationale dès le 31 octobre au nom de huit journalistes gazaouis et un journaliste israélien (voir l’article de Clothilde Mraffko du Monde du 22 décembre). Quant à Waed Al-Dahdouh, on l’a encore vu, sur Al-Jazira, pleurer le corps de son fils et fouiller les décombres de sa maison détruite. Son petit-fils d’un an et demi n’a pas survécu non plus. Il est né à Gaza, voulait devenir médecin, mais est arrêté à 18 ans lors des manifestations de 1987, passe sept ans en prison, puis étudie le journalisme et rejoint Al-Jazira en 2004. Mahmoud Hams, photographe de l’Agence France-Presse, dit de lui : « Wael est un bon journaliste. Il a la confiance des habitants de Gaza. En tant que journalistes, nous partageons le sort des civils. Nous vivons dans l’angoisse pour nos familles et dans l’urgence de rapporter ce qui se passe. Être en direct, travailler sans cesse est aussi un exutoire pour Wael, qui est endeuillé, blessé ».
Alors, est-ce parce que les journalistes occidentaux n’ont pas accès à Gaza que l’on commence à parler moins de ce drame sur nos chaînes TV ? Et pourquoi nos concitoyens ne se prononcent-ils guère sur la question ? Francine, aussi étonnée que moi du silence des gens, elle qui vit dans le XVIIIème et connaît tellement de monde grâce à toutes ces Assoc’ pour lesquelles elle travaille, a interrogé, dans un bar, des personnes qui, visiblement, avaient des origines nord-africaines. Cela ne vous touche pas, pourquoi vous ne dites rien ? C’est parce qu’on a peur d’être taxés d’antisémitisme, lui ont-ils répondu. Je n’ai pas cette peur. Je n’ai jamais été antisémite, ma famille non plus, j’ai eu honte, comme Européen, de la Shoah, et ai toujours eu énormément d’admiration pour la culture juive et pour ce que les Juifs ont apporté à la culture européenne. On peut le voir dans tous mes écrits. Je l’ai rappelé dans un post-scriptum à ma note intitulée : Pauvre Israël, pauvre Gaza, pauvre Cisjordanie (voir mon Bloc-notes 2023). Cela ne m’empêche nullement à en vouloir énormément à Israël. Pas seulement à Netanyahou, mais aussi aux citoyens de ce pays qui lui ont donné une majorité. Et ont oublié les Palestiniens. Ont fait comme s’ils n’existaient pas. Les ont ignorés, ont ignoré leurs souffrances, leurs humiliations. L’horreur du 7 octobre ne pourra jamais être excusée. Mais elle n’est pas sortie de rien. J’ai déjà fait le point dans ma note de 2013 reprise en 2017 et intitulée La défunte solution à deux Etats sur tous les torts faits aux Palestiniens et mis en garde : vous allez dans le mur. Et j’y ai raconté l’histoire du Hamas et la façon dont Netanyahou l’a favorisé pour affaiblir l’Autorité palestinienne et tuer définitivement la solution des deux Etats. Et j’y suis revenu dans mes notes du 7 novembre et du 8 décembre 2023.
Le blocus de Gaza dure depuis 2007. Les frontières terrestres, maritimes et aériennes sont toujours restés sous contrôle israélien depuis le départ des 8000 colons israéliens en 2005. Entre deux zones interdites au nord et au sud, les pêcheurs de Gaza avaient droit à une zone limitée à 5.5 km. Et les bateaux de guerre israéliens y veillaient. L’aéroport de Gaza est fermé depuis 2001.
En avril 2022 le Comité pour une Paix juste au Proche-Orient luxembourgeois a organisé une mission en Cisjordanie et à Jérusalem. Son rapport a été publié dans le numéro 2/2023 des Cahiers du CPJPO. Sa lecture laisse désespéré. Au cours des dernières années l’appropriation de terres par les colons n’a fait qu’augmenter. En mars 2022 on comptait 280 colonies et avant-postes (hors Jérusalem), occupant 13% de la Cisjordanie. Le nombre de colons était à la même époque : 710000, y compris Jérusalem-Est. Ce qui signifie que leur nombre a augmenté de 221% entre 2000 et 2021. « Pour construire les colonies et les routes de contournement ainsi que le mur de séparation, l’Etat d’Israël s’approprie les terres agricoles, détruit des champs, des maisons, la plupart du temps sans aucune compensation », écrit notre amie Eliane Algrain, l’une des membres de longue date du CPJPO. Et surtout sans aucun droit. Et elle ajoute : « De plus, la majeure partie des ressources en eau des Territoires Palestiniens est captée par les Israéliens et détournée à leur profit ». « Par ailleurs la violence des colons ne cesse d’augmenter. Quoique civils, ces colons sont armés et se servent de leurs armes en toute impunité, brûlent des maisons… attaquent des enfants sur le chemin de l’école… saccagent des terres agricoles… détruisent des puits et des champs d’oliviers… ». « Le 20 juin 2023… plus de 100 colons ont fait irruption dans différentes villes et villages près de Naplouse et ont saccagé les lieux, brûlant 140 voitures… ». « Les colonies sont entourées de clôtures, protégées par des camps militaires et reliées au territoire israélien par des routes de contournement réservées aux colons. Ce maillage découpe le territoire palestinien en de nombreuses enclaves hermétiquement isolées les unes des autres et les séparations dues à ces routes sont de graves atteintes à la libre circulation des personnes ». Je pourrais encore continuer longtemps ainsi, parler de Jérusalem et de l’exclusion programmée des Palestiniens de Jérusalem-Est, de toutes les autres formes de l’occupation. La Cisjordanie, elle aussi, voit ses frontières terrestres, et aériennes contrôlées par l’Armée. Les incursions militaires sont quotidiennes, de jour et de nuit. Les arrestations dites administratives continuent et conduisent à des emprisonnements de longue durée, sans motif et sans procès. En mai 2023 l’ONG Addameer Prisoner Support and Right Association dénombrait 4900 prisonniers politiques palestiniens dont 155 mineurs et 544 condamnés à perpétuité. Et un quart des Palestiniens incarcérés sont des détenus « administratifs » selon les chiffres de l’administration pénitentiaire israélienne. Aux check-points rendus plus nombreux à cause des colonies et des routes de contournement les Palestiniens sont toujours soumis à des attentes interminables, à des brimades et des humiliations. Et les assassinats ciblés sont encore pratiqués.
J’arrête là. Cela n’a pas de sens de continuer. L’important : il faut que le massacre cesse. Tout de suite. Même le chancelier Scholz semble enfin évoluer sous la pression de son opinion publique, alors que jusqu’ici il fallait soutenir sans discuter la politique israélienne parce que pour l’Allemagne la sécurité d’Israël serait une « raison d’Etat » (à cause de la Shoah et de la responsabilité de l’Allemagne dans la Shoah. Comme si le problème palestinien avait quoi que ce soit à faire avec la Shoah et que la culpabilité historique de l’Allemagne pouvait diminuer en approuvant le massacre de Palestiniens !). Les Ministres des affaires étrangères britannique et allemande ont appelé dans une tribune commune, quelques jours avant Noël, à un cessez-le-feu durable, regrettant que trop de civils aient été tués (David Cameron et Annalena Baerbock, dans Die Welt et le Sunday Times). Mais Netanyahou n’en a cure. Nous irons jusqu’au bout. Et n'écouterons personne. Notre combat est celui du Bien contre le Mal ! Il continue à croire qu’il peut exterminer le Hamas. Dès le début de nombreux experts à la télé ont dit qu’on ne pouvait extirper une idéologie. C’était une illusion. Et aujourd’hui on voit bien que même une victoire militaire sur le Hamas est quasiment impossible même dans une attitude de « quoi qu’il en coûte » sanguinaire. Aucune armée moderne, disent maintenant les experts, n’est outillée pour une telle guerre souterraine.
La solution, là aussi, me semble-t-il, comme pour l’ensemble du problème palestinien, passera un jour par la négociation. De toute façon. Ce que le Hamas a fait le 7 octobre est horrible. Et même si certaines actions n’étaient peut-être pas voulues (je pense aux agressions sexuelles) il en porte toute la responsabilité. Car c’est lui qui a mené cette action. Mais le FLN aussi a commencé par des actes horribles et par les attentats à la bombe. Cela n’a pas empêché de Gaulle, à un moment donné, à négocier avec lui l’Indépendance de l’Algérie…