Il y a un souvenir qui m’est souvent revenu, un souvenir que j’ai déjà évoqué à plusieurs reprises et qui est le suivant :
Cela s’est passé à Mulhouse, je devais avoir 5 ans, mais j’avais peut-être un peu plus ou un peu moins. J’étais couché dans mon lit, je devais avoir une de ces maladies infantiles, scarlatine, rougeole ? Je ne sais pas. Mais je vois la scène très nettement. Je vois ma chambre, je vois l’appartement, je pourrais en dessiner le plan. En face de ma chambre se trouvait la porte d’entrée, un couloir menait aux autres chambres qui donnaient sur la rue, comme la mienne, salle à manger et salon. Et aux chambres donnant sur l’arrière, une salle de bains très vaste, avec WC, baignoire et un grand boiler d’eau chaude, la cuisine et puis la chambre de mes parents. Je la vois très bien, cette chambre, avec une coiffeuse et une grande armoire en palissandre surmontée d’une réserve de boîtes d’Ovomaltine. On était probablement en 1940, peut-être un peu avant. Je ne sais pas quand, exactement, nous sommes arrivés à Mulhouse. Je suis né en janvier 1935 à Strasbourg. Mes parents habitaient alors pas loin de l’Orangerie, une rue Mozart ou Beethoven, un quartier plutôt chic, bien que mon père, ingénieur-géomètre, n’était qu’un modeste fonctionnaire du Cadastre. Mais mon grand-père maternel, instituteur à l’esprit commercial, avait pas mal réussi dans l’import-export de conserves (Directeur de l’entreprise strasbourgeoise Ungemach, me dit mon frère Bernard) et c’est peut-être lui qui payait le loyer de leur logement. Et puis mon père a été muté à Mulhouse. Peut-être dès les années 1937 ou 38. Puisqu’on m’a souvent raconté une histoire qui se serait passée dans ma première enfance et qui s’est déroulée dans l’appartement de Mulhouse. J’étais très en retard pour parler mais je devais déjà avoir la tête dure, refusant de ranger mes cubes dans la boîte. Alors mon père m’aurait menacé de je ne sais quoi et moi, j’aurais dit ma première phrase : moi, aller Haguenau. Haguenau, c’était la briqueterie, le paradis, là où habitaient mon oncle et ma tante qui n’avaient pas d’enfants et qui me choyaient et qui n’auraient jamais songé à me gronder ! Alors mon père aurait dit : d’accord, mis quelques affaires dans un sac et m’aurait pris et mis avec mon sac sur le palier et fermé la porte. Après quelques minutes de silence, probablement inquiet, il aurait ouvert la porte, j’étais toujours là et, toujours d’après ce qu’on m’a raconté, je lui aurais dit alors ma deuxième phrase : toi, sortir l’auto du garage. Ce qui semble montrer que mon père avait encore sa voiture à Mulhouse alors que mes parents m’ont toujours raconté qu’ils avaient dû la vendre à ma naissance, leurs moyens ne leur permettant pas de subvenir en même temps aux frais d’un enfant et à ceux d’une voiture ! Mais passons. Et revenons à ce moment où je suis malade dans mon lit. Le médecin est passé, ma mère est revenue me voir, me demandant où j’avais mal puis est ressortie. Et c’est à ce moment-là, selon mon souvenir très précis, que je me suis tout-à-coup rendu compte que ma mère ne pouvait ressentir ce que je ressentais, moi, que j’étais moi, ce Jean-Claude qu’on appelait Schàngele, qui étais là, que j’étais ce corps couché dans ce lit, et non ma mère, ni ce passant qu’on entendait à ce moment marcher en bas dans la rue, cette rue qui s’appelait rue de Fribourg au temps des Allemands et aujourd’hui, de nouveau rue de Reims, comme, probablement, avant la guerre au temps des Français. Mon souvenir est aujourd’hui très précis. Je vois très bien ma chambre. Mon lit se trouve sur le côté droit de ma chambre, je suis allongé, ma tête vers la fenêtre, les pieds vers la porte, une table d’enfants avec chaise placée entre la tête de lit et la fenêtre, et une grande armoire blanche sur le côté gauche de la chambre. Je me rappelle aussi que, sur le moment, cette pensée d’être moi, ce que j’ai interprété plus tard comme ma prise de conscience, n’avait rien de joyeux. Je crois même que s’y mêlait plutôt une certaine inquiétude. Un sentiment de solitude, peut-être ? Déjà ?
Ce souvenir m’est revenu très souvent. Tellement souvent que j’ai commencé à me demander s’il était authentique. Si je ne l’avais pas inventé. Ce qui me paraît impossible. Justement parce qu’il me paraît trop précis. Puis je me suis demandé si je ne l’avais pas embelli. Si je ne lui avais pas donné un sens qu’il n’avait pas. Ou qui était moins explicite que je ne l’ai cru. Est-ce que d’autres que moi avaient fait la même expérience ? Pourquoi ne l’ai-je jamais rencontré dans mes lectures ? Pourtant tout le monde doit bien, à un moment ou un autre, devenir conscient de son moi, de son individualité, et se poser la question que je me suis posée alors, sur cet incroyable hasard qui l’a fait exister dans ce corps et non dans un autre ?
J’ai souvent réfléchi à la façon dont fonctionne la mémoire. Et me suis souvent demandé pourquoi les souvenirs qui vous reviennent spontanément ne sont pas des souvenirs heureux. Des souvenirs de honte, entre autres. Comme ce souvenir d’un retour de l’école, dans la rue de l’Aqueduc à Haguenau où nous habitions après avoir quitté Mulhouse en 1943, et qu’un grand escogriffe du voisinage, champion de France junior du 110 mètres haies, m’avait donné des coups de pied au derrière sans que je réagisse sur le moment. La rage, la honte, un moment de lâcheté. Quel âge avais-je alors ? 10, 11, 12 ans ? Comment est-il possible qu’un tel souvenir me revienne encore à un âge adulte largement avancé ? Ou se peut-il que chaque fois que le souvenir vous revient, il creuse quelques neurones dans votre cerveau, le rendant encore plus fort, comme un disque dont les sillons seraient gravés plus profondément par l’aiguille à force de le repasser trop souvent sur votre gramophone !
Mais, heureusement, il y a les autres, les souvenirs heureux. Qui ne viennent peut-être pas toujours tout seuls, mais qu’il faut chercher, mais cela ne fait rien. Et ils viennent souvent en cascade, comme les souvenirs de nos amours alors que nous venons de fêter les 65 ans de notre couple. Ou ceux de notre passion pour les mers, chaudes et transparentes, ces souvenirs qui ont été réveillés par l’évocation de la mémoire de mon ami Bob, alors que Monique avait sollicité mon aide pour la biographie qu’elle voulait lui consacrer. Si j’ai intitulé Nostalgies mon unique poème que je leur avais consacré je n’ai jamais éprouvé une quelconque tristesse à m’y replonger. Je crois d’ailleurs que même dans la mélancolie on peut éprouver une certaine jouissance. Les souvenirs de bonheurs passés peuvent même nous aider à passer des moments difficiles. Comme lors de ce long séjour à l’hôpital d’où je me suis échappé pour nager aux Seychelles, comme je l’ai raconté dans mon poème :
En l’an 2000 un crabe avait attaqué mes intestins
Après l’opération mon corps a fait la grève
Bloqué pendant vingt-cinq jours dans ma chambre d’hôpital
Au CHU de Hautepierre
…
Alors chaque jour mon esprit partait à l’île Denis
Je plongeais mon corps dans l’eau chaude et bienfaisante
Mes yeux s’enivraient de ses couleurs
Je sentais le goût du sel sur mes lèvres
J’allais faire du snorkeling au-dessus des bancs de coraux
Je suivais une drôle de raie, brune à points blancs
J’admirais les couleurs bigarrées des perroquets
Et j’entendais leurs coups de bec contre le corail
Et je voyais derrière moi un petit requin de récif qui me suivait à la trace
Voilà la drogue qui m’a permis de tenir et de garder l’espoir
Mille fois plus puissante que la morphine des premiers jours
Dans le Monde des Livres du 16 juin 2023 Roger-Pol Droit parlait de l’ouvrage d’une certaine Avishag Zafrani, Philosophie du Souvenir. Le Temps et son double (Presses universitaires de France, 2023). Le titre de son article : Quand le souvenir grandit avec le temps. Ce titre ainsi que les phrases suivantes de son article m’ont incité à acquérir le livre en question : « Le souvenir cultivé, remémoré, revisité, s’enrichit sur la durée. Il mature, s’approfondit, parfois s’enjolive. Au lieu de dépérir, il se révèle, au fil du temps, de plus en plus vivant… ce souvenir finit par être bien plus riche que l’instant autrefois présent ». J’ai pensé trouver ainsi une explication, ou plutôt une réponse aux questions que je me posais à propos de mon souvenir de « mon éveil à la conscience ». Mais, une fois de plus, je suis tombé sur un livre de philosophie avec son langage de philosophe et une multitude de références selon une bonne vieille habitude universitaire. Finalement la seule idée qui m’a frappé est celle-ci : « Le souvenir a une vie, semble-t-il, parfois autonome. Il revient librement ». Cela correspond, effectivement, à mon expérience personnelle. Mais n’explique rien. Quels sont les souvenirs qui reviennent ? Comment sont-ils sélectionnés ? Que représentent-ils par rapport à tout ce que nous avons en mémoire ? Au fond ils ne sont que quelques oasis dans le grand désert de la mémoire. Les évènements, actions, images, pensées, sentiments dont nous nous souvenons ne représentent qu’une infime partie de notre passé.
La question de la mémoire prend de l’importance avec l’âge. On dit que les vieux la perdent, la mémoire. Peut-être parce que nos neurones saturent avec tout ce qu’ils ont eu à conserver avec le temps. Soit, tout simplement, parce qu’ils meurent. Nous avons tous, avec l’âge, nous a dit le neuro-chirurgien d’Annie, de plus en plus de tâches blanches dans notre cerveau. Alors c’est d’abord ce que l’on appelle la mémoire directe qui est en défaut. Nous prenons un médicament au petit-déjeuner et, tout de suite après, nous ne savons plus si nous l’avons pris ou non. Et puis c’est la mémoire courte qui a des pannes. Nous avons raconté une histoire à un ami et six mois plus tard nous lui racontons la même. Il radote, constate l’ami (bien qu’il soit aussi vieux que vous !). La mémoire qui résiste le plus longtemps est la mémoire longue. Quelle chance : c’est justement celle des souvenirs !
Avishag Zafrani s’intéresse plus au temps qu’à la mémoire. Compare le Temps des Gnostiques, le Temps des Grecs, le Temps des Juifs. Or, me semble-t-il, c’est plus comparer des conceptions philosophiques que les notions du Temps qui en résultent. Elle semble donner beaucoup d’importance dans la conception juive à la notion de l’Exode. Au souvenir de l’Exode. Ce qui me fait penser aux chercheurs qui doutent justement de cet Exode, du séjour des Hébreux en Egypte. C’est le cas d’Israël Finkelstein, Directeur de l’Institut d’Archéologie de Tel-Aviv, et de Neil Asher Silberman, Directeur du Ename Center for Public Archeology and Heritage Presentation en Belgique. Voir ce que j’en dis dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome Ier : Naissance du Monothéisme – le point. Ce serait quand même extraordinaire, me suis-je dit, si même une mémoire collective comme celle du peuple hébreu, pouvait être basée sur un évènement qui n'aurait jamais eu lieu. Que penser alors de nos mémoires personnelles ? Quelles certitudes nous resteraient-elles ?
A l’âge que j’ai (89 en janvier prochain) le Temps prend une importance toute particulière. De toute façon la notion que nous avons à titre individuel du temps dépend essentiellement de l’âge que nous avons. On dit que les enfants voudraient que le temps coule plus vite, que les adolescents ont hâte à devenir adultes. Je n’ai aucun souvenir de cette sorte. Il y a pourtant un certain anniversaire que je me rappelle. D’ailleurs les anniversaires ne sont-ils pas les points de passage du temps qui passe ? De ce fleuve qui coule ?
C’était le jour de mon 33ème anniversaire. Je travaillais au siège de Fives Lille-Cail qui se trouvait rue Montalivet à Paris. A l’arrière de notre immeuble se trouvait une grande place de parking auquel les cadres de la société avaient accès et qui débouchait sur la rue du Faubourg Saint-Honoré, pratiquement en face de l’Elysée. C’est également là que se trouvait notre cantine. Où, ce jour-là, je fêtais mes 33 ans et que je disais à mes amis, pour rigoler : vous rendez-vous compte ? A 33 ans le Christ avait créé une religion (ce qui n’était d’ailleurs pas vrai, stricto sensu) et moi, qu’ai-je accompli ? Rien ! C’était en janvier 1968. Cinq mois plus tard on a eu Mai 68, mais, croyez-moi, je n’y étais pour rien ! Par contre je crois bien que c’est cette année-là que j’ai réussi à obtenir la première grosse commande de notre Service d’Engineering sidérurgique, la première machine de coulée continue pour brames vendue à l’aciérie à l’oxygène d’Usinor Dunkerque, en rupture avec notre licencieur Demag, que l’année suivante j’ai quitté Fives en râlant, un peu influencé par mai 68 quand même, furieux de la façon dont on y traitait le personnel, ouvriers comme cadres, et moi personnellement (augmentation minable), que je suis entré en juin 69 dans un groupe américain, Dorr Oliver, rencontré pour la première fois une vraie société capitaliste, un manager américain venu, tout de suite après, licencier le gérant de la filiale française et m’offrir son poste, à moi que ce gérant avait engagé, ce que j’ai bien sûr refusé, et qui m’a amené à accepter un job au Luxembourg, décision bien difficile, quitter Paris pour une ville qui n’était alors qu’un gros village, quitter une société de mécanique lourde, avec des ateliers comme des cathédrales, pour une PME qui fabriquait un petit treuil de rien du tout, le Tirfor, treuil à câble même pas motorisé, avec un avantage notable quand même : j’en étais le Directeur et je n’avais plus de chefs ! Est-ce que tous ces évènements, ces décisions, avaient une relation quelconque avec ma déclaration vantarde de mes 33 ans ? Je ne le crois pas. En tout cas je n’y ai jamais pensé jusqu’ici. Mais c’est peut-être une illustration de ce que dit Avishag Zafrani, qu’avec le temps le souvenir s’enrichit et qu’il recèle un sens resté caché et qui devient soudain évident.
Je me souviens également d’une autre époque de ma vie, où l’âge et le Temps ont joué un certain rôle. C’était en 1989, j’avais été amené, avec quelques autres cadres amis de mon groupe à envisager une LMBO (leverage management buy out), une reprise du groupe par des managers aidés par des financiers et se servant d’un endettement de la société (le fameux levier). Or l’un des actionnaires qui, avec sa famille contrôlait la moitié du capital, et à qui j’avais sauvé la mise quelques années plus tôt, alors qu’il avait racheté la totalité en endettant nos sociétés avec 100% du prix d’achat et nous conduisant vers une faillite certaine, s’opposait à notre projet, demandait un prix plus élevé. Et lors d’une dernière séance, c’était en octobre de l’année 1989, il m’a dit : de toute façon, Trutt, vous êtes trop vieux pour réaliser un tel projet ! J’allais avoir 55 ans en janvier de l’année suivante, j’étais à dix ans de la retraite et je me sentais en pleine forme physique et mentale. Je me souviens que j’étais vexé à mort, ai pris immédiatement contact avec un membre de sa famille que je savais brouillé avec lui, l’ai convaincu de voter avec les autres actionnaires et ai réussi le fameux management buy-out deux mois plus tard. Mais je me souviens aussi que c’est cette même année que j’ai lu un roman de Kawabata, je crois c’était Grondement de la montagne, où le héros de l’histoire est constamment appelé le vieillard, alors qu’à un moment donné on apprend qu’il a à peine 60 ans. Surpris, je me suis même demandé s’il ne s’agissait pas d’une faute de traduction. Et puis j’ai fini par me dire qu’effectivement, à 50 ans, on avait dépassé la moitié du temps d’une vie. Et qu’effectivement on pouvait dire que l’on était donc passé à une autre époque de sa vie. Et que cette époque pouvait effectivement être appelée le début de la vieillesse. Ce qui explique, peut-être, que j’ai véritablement déprimé le jour de l’anniversaire de mes 60 ans. Me rendant subitement compte que, 5 ans plus tard, j’allais devoir prendre ma retraite, alors que, pour moi, à cette époque, la retraite ne pouvait être rien d’autre que la longue attente de la mort (mais heureusement pour moi, mon ami Toto qui y était déjà, crise de la sidérurgie oblige, me disait : mais pas du tout, tu verras, la retraite c’est tous les jours dimanche. Et je dois dire qu’il n’avait pas tout-à-fait tort !).
J’aime bien revenir de temps en temps à un philosophe que j’aime beaucoup, qui exprime des idées claires dans un langage clair, un philosophe que je respecte, rien que par respect pour mon père dont il était le philosophe préféré, Arthur Schopenhauer, et dont on vient de publier en français des extraits de son Journal appelés Senilia (et qui ne sont pas si séniles que cela), voir : Arthur Schopenhauer : L’art de vieillir, Senilia, Rivages poche, 2023 (ces inédits posthumes n’ont été publiés en Allemagne qu’en 2009). Voir aussi sur mon site Bloc-notes 2015 : Mon père et Schopenhauer. Et je m’aperçois que pour lui la vie est divisée en deux parties, la jeunesse et la vieillesse et que « la différence fondamentale entre la jeunesse et la vieillesse reste toujours celle-ci : que la première a la vie, la seconde la mort en perspective ». Dans l’image qui suit on dirait que tout change subitement dans une vie lorsque, soudain, l’idée de la mort vient tout chambouler : « La sérénité et le courage que l’on apporte à vivre pendant la jeunesse tiennent aussi en partie à ce que, gravissant la colline, nous ne voyons pas la mort, située au pied de l’autre versant. Le sommet une fois franchi, nous voyons de nos yeux la mort, que nous ne connaissions jusque-là que par ouï-dire, et, comme à ce moment les forces vitales commencent à baisser, notre courage faiblit en même temps ; un sérieux morne chasse alors la pétulance juvénile et s’imprime sur nos traits. Tant que nous sommes jeunes, nous croyons la vie sans fin, quoi qu’on nous puisse dire, et nous usons du temps à l’avenant. Plus nous vieillissons, plus nous en devenons économes. Car, dans l’âge avancé, chaque jour de la vie qui s’écoule produit en nous le sentiment qu’éprouve un condamné à chaque pas qui le rapproche de l’échafaud ». L’image de la colline est belle mais elle ne correspond guère à ma propre expérience. Ce n’est qu’à partir de 70 ans, et surtout à partir de 80 ans, que l’idée de la mort devient soudain une évidence à laquelle on n’était pas confronté auparavant. Et plus que la mort, le Temps. Le Temps qui vous reste.
Car tout-à-coup vous devenez conscient du Temps. Du Temps qui passe. Et vous sentez qu’il s’accélère. Je me souvenais, la première fois que j’ai visité les chutes du Niagara, je crois que c’était du côté américain, d’avoir longé une rivière (ou était-ce un canal ?) qui allait rejoindre les chutes et j’avais l’impression, peut-être trompeuse, de voir soudain le courant devenir plus fort, prendre de la vitesse, comme si la rivière avait hâte d’aller se mêler à la grande masse d’eau qui, un peu plus loin, allait tomber avec grand fracas dans le vide. C’est l’image que j’ai en tête quand je pense à la mort et à mon Temps à moi. Schopenhauer a d’autres idées pour expliquer le Temps accéléré. Il pense qu’avec la vieillesse « l’intellect s’émousse tellement par la longue habitude des mêmes perceptions, que de plus en plus tout finit par glisser sur lui sans l’impressionner, ce qui fait que les jours deviennent toujours plus insignifiants et conséquemment toujours plus courts ». Et il a d’autres images : « Nous voyons donc que le temps de la vie a un mouvement accéléré comme celui d’une sphère roulant sur un plan incliné ; et, de même que sur un disque tournant chaque point court d’autant plus vite qu’il est plus éloigné du centre, de même, pour chacun et proportionnellement à sa distance du commencement de sa vie, le temps s’écoule plus vite et toujours plus vite ».
Comment fait-on face à ce scandale ? En acceptant ce qui est inévitable. En se disant qu’on a eu une vie agréable. Plutôt réussie. Et surtout qu’on a toujours l’autre, ce qui restera toujours le plus grand des bonheurs. Et qui fait qu’on craint plus la mort de l’autre que la sienne. Et puis il faut continuer à vivre dans le présent. « Dans tout le cours de notre vie, nous ne possédons que le présent et rien au-delà », dit Schopenhauer. « La seule différence, c’est, en premier lieu, qu’au commencement nous voyons un long avenir devant nous, et vers la fin un long passé derrière nous ». Notre amie May qui a presque le même âge que nous, mais une énergie vitale hors du commun (peut-être parce qu’elle est une Békée de la Martinique), nous a sorti l’autre jour cette vérité qu’elle a trouvée je ne sais où : « Le passé c’est fini, de l’avenir on ne sait rien, donc vivons dans le présent. Le présent est un cadeau. C’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelle présent ! ». Et elle a ajouté un dicton de son père en créole : anba laté pani plézi ! (en bas, sous la terre, il n’y a plus de plaisir).
D’accord. Encore faut-il être capable d’en éprouver, des plaisirs. Pour le plaisir sexuel c’est plutôt foutu. Schopenhauer en parle mais trouve que c’est un avantage car il apporte la sérénité aux vieillards et trouve que Platon « avait raison d’estimer la vieillesse heureuse d’être délivrée de l’instinct sexuel qui jusque-là nous troublait sans relâche ». Je ne suis pas d’accord et trouve qu’au contraire son absence constitue une diminution de notre qualité de vie. Comme celle d’un compagnon chien : alors que nous avons eu six bergers allemands à la suite, après la mort du dernier nous avons pensé qu’étant notre âge, c’était trop risqué, pour le chien, d’en reprendre un. Ce que nous regrettons encore chaque jour. Diminution de notre qualité de vie. Et je crois que cela Schopenhauer l’aurait compris, lui qui trouvait tellement de plaisir à observer les animaux car : « cette volonté de vivre, qui est le noyau de tout ce qui vit, c’est dans les animaux supérieurs, donc les plus intelligents d’entre eux, que l’on peut l’observer le mieux, car c’est là qu’elle nous apparaît la plus pure, la moins voilée… ».
Mais la vieillesse a aussi quelques avantages. Schopenhauer, toujours lui, le reconnaît : « la raison gagne en vigueur par l’expérience, les connaissances, l’exercice et la réflexion ; le jugement devient plus pénétrant, et l’enchaînement des idées devient clair ; on acquiert de plus en plus en toutes matières des vues d’ensemble sur les choses : la combinaison toujours variée des connaissances que l’on possède déjà, les acquisitions nouvelles qui viennent à l’occasion s’y ajouter, favorisent dans toutes les directions les progrès continus de notre développement intellectuel, dans lequel l’esprit trouve à la fois son occupation, son apaisement et sa récompense ».
Et puis quelle est ma surprise quand je tombe, dans ces Senilia qu’on vient de découvrir (les autres citations du philosophe sont tirées de ses Aphorismes sur la sagesse de la vie que l’on peut trouver sur le net dans une traduction française de J.-A. Cantacuzène), sur une note parlant de la lecture et du besoin d’accompagner cette lecture par l’écrit. Comme l’abeille, écrit-il, qui, après avoir passé sa journée à butiner fleur après fleur, veille le soir que le précieux pollen ne se perde pas mais se condense en miel, il faut fixer par écrit les fruits de nos lectures pour qu’ils ne se perdent pas. Comme Pline l’Ancien l’avait déjà dit : « Nulla dies sine linea » (pas un jour sans écrire une ligne). Or c’est exactement ce que j’ai commencé à faire dès mon départ à la retraite, commençant à écrire et imprimer ce Voyage autour de ma Bibliothèque dont j’ai fait plus tard un site, puis un deuxième et un troisième site, l’écriture devenant de plus en plus une urgence. Et qui fait qu’aujourd’hui il ne se passe pratiquement plus un seul jour sans que j’écrive quelques lignes. Sans savoir que c’était là une recommandation de ce malheureux Pline l’Ancien qui a perdu la vie en voulant sauver quelques Pompéiens ce fameux jour où le Vésuve s’est fâché…
Est-ce qu’il restera quelque chose de moi après ma mort ? Mes sites ? Ma bibliothèque ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que nous vivrons encore quelque temps après notre disparition tant que nos enfants, et peut-être d’autres membres de notre famille, penseront encore à nous. Et puis ce sera le grand oubli. Mais au fond on s’en fout.
Parce que anba laté pani penzé non plu…