Le 28 juillet dernier l’écrivain allemand Martin Walser, né en 1927, est décédé. Il était considéré comme l’un des écrivains allemands majeurs de l’après-guerre, avec Günter Grass et Heinrich Böll, un excellent styliste, a-t-on dit. Je n’ai pourtant aucun de ses romans dans ma bibliothèque, probablement parce que je n’ai jamais été attiré par ses anti-héros, des petits-bourgeois, se débattant dans des histoires de petits-bourgeois.
Mais ce qui me fait réagir c’est la nécrologie du Monde, datée du 1er août, une nécrologie qui prend une page entière, ce que l’écrivain mérite peut-être, mais une nécrologie qui contient, me semble-t-il, quelques inexactitudes ou approximations, même si l’auteur, Pierre Deshisses, est un universitaire et grand traducteur littéraire d’œuvres allemandes.
Pour commencer il y a l’histoire de son service militaire et son affiliation supposée au Parti nazi. Walser avait 10 ans en 1937 et, à l’époque tout enfant de cet âge-là devait obligatoirement entrer dans la Hitler-Jugend. C’était le cas chez nous en Alsace et c’était le cas dans toute l’Allemagne (sauf pour les enfants juifs, bien entendu). Ensuite est venue, un peu plus tard, une autre obligation : l’entrée dans le RAD, (le Reichsarbeitdienst), le service obligatoire du travail (qui a été introduit chez nous en mai 1941) et qui constituait le passage obligé avant le service armé. Les membres de ce RAD étaient souvent affectés à la défense aérienne (la FLAK). Cela a été le cas d’une cousine de ma mère. Et cela a été le cas de Walser. Il est donc faux de dire que Walser s’est engagé comme Grass. Walser a fini la guerre comme soldat, dit Wikipédia allemand, mais personne ne prétend qu’il s’est engagé volontaire. En Alsace on a incorporé de force la classe 27, année de naissance de Walser et Grass (en Alsace on en a même incorporé beaucoup de cette classe dans les Waffen-SS !). Le cas de Grass est différent. Lui s’est engagé volontaire. Dans son autobiographie il prétend que c’était simplement pour échapper à l’atmosphère pesante de sa famille. Et, en fait, il est incorporé le 10 novembre 1944 dans un régiment de chars SS ! Est-ce qu’il pouvait choisir ? Ne connaissait-il pas ce que représentait la SS ? Mystère. En tout cas il a eu de la chance d’avoir été fait prisonnier par les Américains. Les Russes les abattaient simplement, les SS !
Vient ensuite l’histoire de l’adhésion de Walser au Parti nazi. Et, effectivement, on a trouvé dans les archives du Parti son nom et les dates suivantes : demande le 30 janvier 1944, adhésion le 20 avril 1944 (anniversaire du Führer). Walser a toujours nié, non seulement d’avoir été nazi, mais d’avoir signé la moindre demande d’adhésion au Parti. C’est absurde, a-t-il dit. En janvier 1944 j’avais 16 ans ! J’étais à la Flak, c’est peut-être mon chef qui a envoyé des demandes pour se faire mousser ! Jamais je n’ai signé un tel papier. J’ai tendance à croire Walser sur ce point.
Prochain fait : son fameux discours de 1998 à l’occasion de la remise du prix de la Paix des libraires allemands. Ce discours est inexcusable. On comprend bien que la culpabilité de l’extermination des juifs pèse sur les Allemands et que certains en ont marre de se l’entendre reprocher alors qu’à titre personnel ils n’y sont pour rien. Mais la façon dont il l’a dit est pour le moins maladroite et même carrément inacceptable. Le mot de « Moralkeule » en particulier (Massue morale, mais le mot allemand Keule fait penser à l’Homme des cavernes), cette Moralkeule que serait la Shoah, avec laquelle on taperait sur le peuple allemand ! Voir ma note du Bloc-notes 2021 : Ruth Klüger, Martin Walser et Marcel Reich-Ranicki. Et puis, de toute façon, cette horreur-là, personne n’a le droit de l’oublier. Ni les Allemands ni les autres Européens. J’avais dit combien j’admirais Fritz Stern dans ma note des Trente honteuses, qu’il avait fait la paix avec son ancien pays et demandait aux jeunes Allemands de regarder vers l’avenir, mais qu’il leur demandait aussi de ne jamais oublier ce qui s’était passé. Parce que le national-socialisme était aussi une « tentation » ! Et une telle tentation peut ressurgir à d’autres moments de désespoir. Et moi je pense qu’après une telle horreur on ne peut jamais plus accepter la moindre trace d’antisémitisme.
Car il y a encore autre chose que Walser a sur la conscience : son roman paru en 2002, Tod eines Kritikers (Mort d’un critique) qui est une satire vulgaire et hautement antisémite de Marcel Reich-Ranicki. Pour commencer je ne suis pas d’accord avec la description partiale et injuste de Reich-Ranicki par Pierre Deshusses : « Marcel Reich-Ranicki, devenu après la guerre « pape de la littérature allemande », distribuant ses canonisations et ses excommunications au nom d’une conception archi-classique de la littérature où l’important serait de raconter une histoire ». Reich-Ranicki était un type qui avait mauvais caractère, était autoritaire et peut-être même misogyne, mais il a joué un rôle important sur la scène littéraire allemand, dans la mesure où il a fait lire, un peu comme notre Bernard Pivot, et que les libraires allemands ont pleuré sa disparition. En poésie il était un adepte de ce que j’ai appelé la ligne claire (comme la ligne claire en BD), la poésie qui mêlait intelligence et lyrisme et était beaucoup moins sensible à la poésie obscure, telle que celle de la période tardive de Celan, par exemple. Il n’empêche : il faut voir tout ce qu’il a mis en branle, ai-je écrit, « quand il était le responsable culturel à la Frankfurter pour amener ses lecteurs, à la grande surprise de sa Direction, à revenir à la poésie, parler de leurs poèmes préférés et les commenter. Avec pour résultat une véritable encyclopédie de poésie allemande » (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : la poésie allemande selon Marcel Reich-Ranicki). Et je ne suis pas du tout certain qu’il jugeait la littérature simplement selon ce critère du : il y a une histoire ou pas ? C’était d’abord la qualité de l’écriture qui l’intéressait.
Et je ne suis encore bien moins d’accord avec Pierre Deshusses quand il dit avec beaucoup de légèreté à propos de Mort d’un critique : oui, bon, « pour certains esprits, faire tuer un critique juif est un crime, même dans le cadre de la fiction ». Je vais reprendre ici quelques réflexions de ma note de mon Bloc-notes 2021 citée ci-dessus. Uwe Wittstock, dans Die Welt (qui n’a pourtant pas la réputation d’être un journal de gauche) écrit : « Le critique André Ehrl-König (c’est le nom dont affuble Walser Marcel Reich-Ranicki, rappelant le Erl-König, le Roi des Aulnes, de Goethe), dans le roman de Walser, n'est pas un homme, mais un monstre de corruption, de vulgarité, de vanité et de lubricité. Il personnifie le juif pur objet de haine ». Ruth Klüger qui considérait Walser comme un ami, est profondément choquée et envoie à la Frankfurter Rundschau une lettre ouverte adressée au « cher Martin » où elle écrit : « le poison qui a coulé de ta plume a fait que ton livre n’est pas simplement mauvais mais mal odorant ! ». Et elle ajoute : « En tant que Juive qui traite sur le plan professionnel de littérature allemande et qui pensait être amie de toi et de ta famille, je me sens, par la façon dont tu décris ton critique comme un salaud juif, profondément touchée, blessée, insultée. Tu répondras certainement : mais ce n’est pas toi qui es ciblée, je n’ai rien contre les Juifs, j’ai simplement quelque chose contre un homme qui exerce un pouvoir illégitime et qui, par hasard, est juif. Le problème c’est que le hasard a sa place dans la vie réelle mais pas dans la littérature. Sinon on n’aurait pas besoin de la littérature ». L’auteur d’une caricature sait très bien quels sont les traits de l’objet caricaturé qu’il va grossir, dit-elle. Et, ici, une fois de plus, le Juif est celui qui est incapable de comprendre le Bon qui retrouve la mystique de la montagne, le Juif citadin, lui, est sans âme. On n’est pas loin de la mystique völkisch…
Tout ceci pour dire que Mort d’un Critique n’est pas simplement une fiction où on tue un critique juif, non, il s’agit d’une saloperie antisémite ! Or Reich-Ranicki n’était pas n’importe quel juif mais un juif qui avait survécu au ghetto de Varsovie, dont l’épouse s’est trouvée deux fois dans une file d’attente pour être placée dans les wagons qui avaient pour destination la mort, qu’aussi bien les parents de Reich-Ranicki que ceux de sa femme sont passés dans les chambres à gaz. Pour des gens comme Reich-Ranicki ou Ruth Klüger qui, elle, a survécu miraculeusement, à Auschwitz, des gens qui ont porté l’étoile juive, l’antisémitisme n’est pas simplement un racisme ordinaire, un petit prurit social, c’est l’horreur, la mémoire réveillée. Dans ma note de mon Voyage autour de la Bibliothèque, Tome 5 : Marcel Reich-Ranicki, je raconte que cet homme qui avait pourtant la peau épaisse avait déjà eu d’autres chocs. C’est Joachim Fest, son chef à la Frankfurter, qui a écrit un livre sur Hitler, l’invite au cocktail organisé pour la sortie du bouquin et lui présente, sans le prévenir, à lui et son épouse, un hôte totalement inattendu, incongru, et pourtant invité de marque, l'un des plus grands criminels nazis, sorti de prison, Albert Speer. On imagine le choc. Le même Fest qui, toujours sans prévenir Reich-Ranicki, publie dans la Frankfurter le fameux article d'Ernest Nolte qui va démarrer ce que l'on a appelé la querelle des historiens. Un article qui contient un certain nombre d'idées simples : « l'extermination des juifs n'a rien d'unique et elle peut se comparer à d'autres meurtres massifs qu'a connus notre siècle » ; « l'holocauste est la conséquence, voire la copie de la terreur bolchevique, une sorte de mesure de protection prise par l'Allemagne… une réaction somme toute compréhensible ». Plus tard, en 1987, Nolte va même jusqu'à déclarer que « la solution finale de la question juive » n'était pas l'œuvre des Allemands, mais « l'oeuvre commune des fascismes et des antisémitismes européens ». Après le décès de Marcel Reich-Ranicki le journaliste Frank Schirrmacher qui lui était très proche écrit dans l’article qu’il lui a consacré dans la Frankfurter du 19 septembre 2013 (et qu’il a intitulé : Un très grand bonhomme) : « il a évacué son traumatisme, contrairement à sa femme Tosia. Ce qui ne veut pas dire que le traumatisme avait disparu. Il attendait derrière la porte, toujours prêt à se réinstaller tranquillement chez lui. Reich-Ranicki vérifiait constamment que la porte était toujours fermée. Il ne tournait jamais le dos à la porte. Il se rasait plusieurs fois par jour parce qu’au Ghetto de Varsovie on se saisissait des hommes pas rasés. Il était traumatisé par ce qui pouvait encore arriver et qui pouvait apparaître comme un mauvais pressentiment dans la société bourgeoise… ». Voir mon Bloc-notes 2014 : Décès de Marcel Reich-Ranicki.
Voilà. Il faut m’excuser. Mais j’avais besoin de revenir à tout cela. Et tant pis pour la nécrologie de Martin Walser. Au Canard enchaîné, ils avaient l’habitude de publier des nécrologies pas très classiques, pas élogieuses pour un sou, des nécrologies vraies, en somme…