Il y a quelques semaines nous avons vu à la télé un très beau film du cinéaste grec Michael Cacoyannis, Electre, basé sur la tragédie du même nom d’Euripide. Cacoyannis a traité beaucoup de sujets grecs dans ses films. Comme dans ce véritable chef d’œuvre qu’est Zorba le Grec. Il est vrai que le roman de Kazantzakis est lui-même un chef d’œuvre. Cela m’amuse d’ailleurs, quand je pense aux nationalistes grecs qui ont empêché pendant dix ans la Macédoine d’entrer dans l’Union européenne, alors que Kazantzakis est Crétois, Cacoyannis Chypriote et que le personnage réel qui a inspiré l’histoire, le véritable héros du film, Zorba, était justement Macédonien !
Cacoyannis a basé deux de ses films sur le théâtre grec antique : Electre et Iphigénie. J’ai trouvé qu’il a réussi dans Electre à recréer le cadre de la Grèce mythique sans beaucoup d’artifices. Car chez Euripide tout se passe dans la campagne, chez les paysans où Electre a trouvé refuge. C’est aussi là qu’Oreste va retrouver sa sœur et que les deux vont finir par assassiner leur mère criminelle Clytemnestre. Or la nature que filme Cacoyannis n’a guère changé depuis Euripide. En tout cas c’est ainsi qu’on se l’imagine.
Il faut peut-être rappeler brièvement l’histoire, telle qu’elle est racontée par Euripide. On sait que lorsqu’Agamemnon, le chef de l’armée grecque qui avait mené la guerre contre Troie pendant dix ans, revient dans son royaume, son épouse Clytemnestre et son amant Egisthe l’assassinent avec une hache. Egisthe monte sur le trône, Electre, la fille de Clytemnestre et d’Agamemnon, est mariée par Egisthe, lorsqu’elle a l’âge, à un paysan âgé d’origine noble mais pauvre (mais qui la respecte : Electre est toujours vierge) et son petit frère, l’enfant Oreste, est sauvé de la mort par un vieux fidèle qui l’emmène en exil. Puis Oreste, devenu grand, revient, rencontre sa sœur, va tuer Egisthe, puis les deux, Oreste et Electre, décident de tuer aussi leur mère, Clytemnestre, qu’Electre attire chez elle sous le prétexte d’être sur le point d’accoucher d’un enfant.
Après avoir vu le film je me suis empressé de lire le drame d’Euripide dans l’ancienne traduction de Leconte de Lisle (voir : Euripide, traduction nouvelle de Leconte de Lisle, tome second, Alphonse Lemerre, Paris, 1884. Ce tome contient 10 tragédies dont Iphigénie, les Troyennes, les Bacchantes, Hélène, Ion, etc.). Et je me suis aperçu que Cacoyannis suit Euripide d’assez près. Il reprend mêmes les fameux chœurs du théâtre grec, qu’Eschyle, le plus ancien des auteurs dramatiques grecs, semble avoir inventés et que j’ai toujours beaucoup admirés. Parce que c’est un moyen formidable pour commenter l’action. Mais pas seulement. L’auteur peut les employer de beaucoup d’autres manières. Intervenir dans l’action. Apporter la contradiction au héros principal, un autre point de vue. Dramatiser l’action. Le Nô japonais le connaît aussi, le choeur. Il y a d’ailleurs d’autres aspects du théâtre grec que l’on retrouve bizarrement dans le Nô (j’en ai parlé dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 3, Littérature japonaise). Et le cinéaste érudit américain Woody Allan l’a employé sur le mode comique, et de manière plutôt géniale, dans son film Aphrodite.
Electre est l’héroïne principale de la pièce d’Euripide. C’est elle qui tient tête à sa mère, c’est elle aussi qui arrive à convaincre son frère d’assassiner leur mère. Encore une fois, comme pour Antigone, c’est une femme forte que le théâtre grec met en lumière. Alors que la femme ne comptait pas pour grand-chose dans la cité athénienne, nous dit-on. Ni chez leurs philosophes ! Oreste a peur de devenir matricide. Comme s’il savait à l’avance que les Erinyes vont le poursuivre pour ce crime. « Comment tuerais-je celle qui m’a nourri et enfanté », s’écrie-t-il. « Tuer ma mère est impie », dit-il à Electre. Et celle-ci lui répond : « Et, si tu ne venges pas ton père, tu seras impie ». Et c’est elle qui gagne. Oreste va se cacher dans la maison d’Electre. Ce sera le piège tendu à Clytemnestre. Qui arrive sur son char de reine, attirée par la ruse d’Electre et accompagnée de trois belles esclaves, des captives asiatiques qu’Agamemnon avait ramenées de Troie (et que Cacoyannis reprend dans son film).
Et c’est là, dans la discussion entre Electre et sa mère, que j’apprends (j’aurais dû le savoir) que Clytemnestre avait une autre raison de tuer Agamemnon : c’est qu’Iphigénie sacrifiée pour que les Dieux permettent aux Grecs de vaincre Troie était la fille de Clytemnestre et la sœur d’Electre. Qu’avait-il à sacrifier sa fille pour son frère Ménélas, dit-elle. Et c’est vrai : c’est pour sauver l’honneur de Ménélas que les Grecs font la guerre aux Troyens. Pour récupérer Hélène. C’est du moins ce que nous raconte l’Epopée. Si cette terrible guerre de Troie a réellement eu lieu cela m’étonnerait beaucoup que c’était juste pour ramener sa femme à un roi cocu. Des raisons économiques ? Enfin, laissons cela.
En tout cas Electre ne s’en laisse pas conter par sa mère. Et pourquoi m’as-tu laissée maltraiter par ton amant ? Elle l’avait déjà dit à Oreste avant que celui-ci se soit fait reconnaître par sa sœur. Quand celui-ci s’étonnait qu’elle habite loin du palais, ait été mariée de force à un simple laboureur et qu’il lui demandait : « Et ta mère qui t’a enfantée, a souffert cela ? », Electre lui avait répondu : « Les femmes, ô Etranger, aiment les hommes, non leurs enfants ! ». A sa mère elle dit carrément que dès qu’Agamemnon était parti à la guerre, elle s’était fait belle et n’espérait qu’une chose : que la guerre se prolonge et qu’Agamemnon ne rentre pas. A quoi Clytemnestre répond : quand il est revenu, il m’amenait une Mainade et la mit dans son lit. « Les femmes sont lascives » convient-elle, « je ne dis pas le contraire ; mais les femmes ayant ce vice, quand le mari commet une faute en méprisant le lit domestique, la femme veut imiter l’homme et se cherche un amant. Et ensuite c’est à nous que l’opprobre est attaché, et on ne dit aucun mal des hommes qui sont cause de tout ! ». Cela me rappelle la plainte de la Nymphe Calypso qui doit laisser partir Ulysse et trouve les dieux injustes avec les déesses : tant de dieux ont aimé des mortelles alors que chaque fois qu’une déesse tombe amoureuse d’un mortel, les dieux en sont jaloux et interviennent pour casser le lien. « Que vous faites pitié, dieux jaloux entre tous ! », dit-elle, « ô vous qui refusez aux déesses le droit de prendre dans leur lit, au grand jour, le mortel que leur cœur a choisi pour compagnon de vie ! ». Homère et Euripide étaient-ils féministes avant l’heure ? Je pose la question aux érudits.
Quant à Clytemnestre elle ne parle peut-être pas seulement pour elle mais aussi pour Hélène. Qui est sa sœur. Cela aussi je l’avais oublié. Hélène, une autre femme lascive ? Mais un personnage probablement plus complexe qu’elle ne paraît à première vue. Dans l’Odyssée on apprend qu’elle vit à nouveau avec Ménélas, qu’elle s’était repentie à Troie, qu’elle n’avait pas trahi Ulysse quand il s’était introduit, déguisé, dans la ville mais qu’elle failli trahir les guerriers grecs cachés dans le Cheval de bois en les appelant par leurs noms. Ménélas n’a pas l’air d’être complètement dupe. Mais il doit être déjà bien vieux quand le fils d’Ulysse lui rend visite à Sparte… Il faudra que je lise encore la pièce qu’Euripide lui a consacrée, à Hélène (Hélénè dans la traduction Leconte de Lisle).
Un peu étonnant aussi qu’Electre passe si vite sur le sort de sa sœur Iphigénie. C’était la volonté des dieux, dit-elle. Dans la pièce Electre de Sophocle elle est plus explicite (voir : Sophocle, traduction nouvelle de Leconte de Lisle, Alphonse Lemerre, Paris, 1877). C’était à cause d’une faute personnelle d’Agamemnon (il avait chassé un cerf dans un bois sacré de la déesse Artémis) qu’il a été obligé de sacrifier sa fille alors que la déesse bloquait les vents. Ce n’est donc pas pour Ménélas qu’il a agi, ajoute Electre. Il n’empêche : ce sacrifice de sa propre fille est un crime. C’est même le premier des crimes qui pèsent sur la famille d’Agamemnon, la famille des Atrides (on verra plus loin que ce n’est pas vrai. La malédiction et le crime primordial viennent de plus loin encore). Dans une note récente (Bloc-notes 2021, Des Tours d’Ulysse aux Anneaux de Saturne) j’avais comparé le sacrifice d’Isaac par Abraham à celui d’Iphigénie par Agamemnon. Et je ne voyais pas la différence entre un sacrifice exécuté et un autre finalement évité. Quand Abraham en reçoit l’ordre il ne sait pas qu’il sera annulé. C’est la cruauté de l’ordre qui me paraissait importante. Et j’ajoutais que dans certaines versions de la légende d’Iphigénie (comme dans la version de Goethe) celle-ci est également sauvée à la dernière minute, la déesse Artémis lui substituant une biche. Or c’est aussi le cas dans la pièce d’Euripide : Iphigénéia chez les Taures (ou Iphigénie en Tauride).
Eschyle aussi a traité l’histoire du meurtre d’Agamemnon et des autres meurtres qui ont suivi dans une trilogie, heureusement conservée, L’Orestie (voir les Tragiques grecs : Eschyle et Sophocle dans la collection Pléiade, 1967. La traduction est de Jean Grosjean et l’introduction et les notes de Raphaël Dreyfus que j’avais déjà grandement apprécié pour son interprétation de l’Antigone de Sophocle. Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5, Henri Bauchau et Antigone). Les trois pièces de L’Orestie sont : Agamemnon qui décrit le retour d’Agamemnon et son assassinat, Les Choéphores qui correspond à la vengeance du crime par Oreste et Electre, et Les Euménides qui est le drame d’Oreste poursuivi dans son exil par les Erinyes et finalement délivré par un jugement d’Athénée dans sa cité.
Dans Agamemnon celui-ci revient triomphalement, en grand vainqueur, accompagné de Cassandre qu’on lui a attribuée après la victoire comme esclave (et maîtresse). C’est probablement elle la Mainade (ou ménade) dont parle Clytemnestre à sa fille dans l’Electre d’Euripide. On lui déroule un tapis rouge pour son entrée au Palais. Clytemnestre lui sert un discours hypocrite de bienvenue. Et puis on entend son cri. Il est assassiné et Cassandre après lui. Et c’est là que Clytemnestre se dévoile dans son fier discours qui répond au chœur des vieillards effrayés et choqués. Oui, elle l’a frappé. Trois fois. « C’est ainsi, vénérables Argiens, et, qu’il vous plaise ou non, moi je m’en glorifie ». Car il méritait sa mort, dit-elle, lui qui « a sacrifié sa fille, la très chère de mes douleurs, pour conjurer les vents de Thrace ». Et ce n’est pas sa seule faute, puisqu’il a outragé sa femme, lui, « ce charmeur de Chryséis sous Ilion » (la fameuse prisonnière adorée qu’il doit rendre et pour laquelle il va se fâcher avec Achille à qui il enlève sa Briséis en compensation, souvenez-vous de l’Iliade) et qu’il ose encore amener ici « la captive, cette voyante, sa concubine prophétesse, sa fidèle amante et compagne de banc sur son vaisseau ». Mais Clytemnestre sait très bien qu’on ne tue pas son mari parce qu’il a couché avec une autre femme. Le sacrifice d’Iphigénie est d’une tout autre importance. Ce sont les chœurs qu’Eschyle charge d’en rappeler toute la cruauté : « Qu’elle priât, qu’elle appelât son père ni son âge virginal, les chefs épris de guerre n’en tinrent compte. Le père… fait signe aux aides qu’elle soit comme une chèvre soulevée sur l’autel, elle qui s’enveloppe de son voile, se courbe à terre… et il étouffe d’un bâillon, sur les belles lèvres de cette bouche, les mots imprécatoires contre sa maison… Répandant au sol sa robe de safran elle frappe chaque sacrificateur du trait d’un regard pitoyable et semble, comme en peinture, vouloir leur parler, elle qui si souvent à la table des hommes chez son père avait chanté et, impollue, célébré de sa voix vierge avec amour le péan heureux de la tierce libation pour son père aimé ».
D’ailleurs Euripide, dans son Iphigénie en Tauride, montre lui aussi toute la cruauté de ce sacrifice de la fille par son père. Dès le début de la pièce on voit Iphigénie se lamenter. On l’avait fait venir à Aulis soi-disant pour ses noces avec Achille. Mais pleure-t-elle : « A peine arrivée à Aulis on me mit, malheureuse, au sommet d’un bûcher et j’allais être tuée par l’épée… ». Et plus loin elle parle de « démence paternelle ». Et plus loin encore : « Et le sacrificateur fut le père qui m’engendra ! Hélas sur moi ! Je ne puis oublier ces maux. Combien de fois, portant les mains à ses genoux, ne lui ai-je pas dit : O père, tu me voues à des noces honteuses ! Pendant que tu me fais mourir, ma mère et les Argiennes célèbrent cet hyménée ; toute la demeure résonne du son de la flûte, et, pendant ce temps, je suis égorgée par toi ! ».
Un père qui sacrifie son enfant à un dieu, qu’il soit le Jéhovah des Hébreux ou l’Artémis des Hellènes, c’est le plus odieux de tous les crimes. Alors ce crime odieux, ne justifie-t-il pas, à lui seul, l’assassinat d’Agamemnon par Clytemnestre, elle qui était la mère de cette Iphigénie qu’on lui avait enlevée trompeusement pour la conduire à une noce ? Une noce avec Achille devenue comme le clame Iphigénie, une noce avec l’Hadès ?
Eschyle s’est posé la question, nous dit Raphaël Dreyfus. Et il refait toute l’histoire de la Légende. En commençant par Homère où tout commence. Dans l’Odyssée, nous dit-il, ce n’est d’ailleurs pas Clytemnestre qui tue Agamemnon, c’est Egisthe. Clytemnestre n’est que sa complice. Il n’empêche que l’auteur de l’Odyssée approuve le geste d’Oreste. Eschyle qui est le plus ancien des trois auteurs dramatiques grecs (il est né en – 525 et mort en – 456, alors que Sophocle est né en – 495 et Euripide en – 480, les deux étant morts la même année : – 406) avait deux prédécesseurs qui l’ont influencé, dit Dreyfus : le Sicilien Stésichore et Pindare dont on n’a pas conservé grand-chose. On sait pourtant que chez Stésichore c’est Clytemnestre qui a tué Agamemnon et qu’il en est de même chez Pindare, mais que celui-ci s’interroge sur la véritable raison d’agir de Clytemnestre : vengeance de la mort d’Iphigénie ou passion adultère ! La question reste entière chez Eschyle. Ce qui rend Clytemnestre peut-être un peu plus humaine.
Dreyfus semble penser qu’Eschyle défend les femmes dont le sort, ou plutôt la situation juridique, dans l’Athènes du Vème et IVème siècles, était profondément injuste. Et il prend pour exemple la pièce des Suppléantes où les Danaïdes refusent le mariage avec leurs cousins d’Egypte brutaux et violents. Je ne saurais entrer dans ces considérations. Simplement, une fois de plus, je dois constater, comme je l’ai fait pour l’Odyssée où Ulysse rencontre tellement de femmes extraordinaires, Circé, Calypso, Nausicaa, sans compter le modèle éternel de la femme fidèle, Pénélope (et même dans l’Iliade qui est une histoire d’hommes, une femme extraordinaire apparaît, à côté de la perfide Hélène, Andromaque, la femme d’Hector) que, dans la légende, l’épopée et le théâtre au moins, il y a beaucoup de femmes de caractère. Souvent bien supérieures aux hommes qu’elles côtoient. Nous venons de voir Electre qui est le véritable moteur de la vengeance du meurtre d’Agamemnon et qui est celle qui convainc son frère Oreste, bien plus faible, à tuer leur mère. Nous avons vu Clytemnestre clamer fièrement son acte devant un chœur hostile, après avoir tué son mari à la hache sanglante, alors qu’Egisthe (on y reviendra) fera pâle figure devant ce même chœur, figure de lâche, d’homme dominé là encore par son amante. Et nous avons aussi compris que la personnalité de cette femme est bien plus complexe qu’on ne le croit à première vue (et son rappel du sacrifice d’Iphigénie y est pour beaucoup). Et il y en a d’autres : Hélène qui est toujours à l’arrière-plan de tous ces drames car sans son infidélité la guerre de Troie n’aurait pas eu lieu, ni aucun de tous ces crimes. Il y a Cassandre qui, devant le Palais du Roi d’Argos, clame sa haine pour Clytemnestre et son amour pour Agamemnon dont elle prévoit le massacre, elle qui a reçu d’Apollon le don de voyante mais, ayant refusé de coucher avec lui, a reçu, en plus, le malheureux don de ne jamais être crue. Il y a Iphigénie elle-même, malheureuse victime de son père, qu’elle traite de dément. Et puis, surtout il y a l’Antigone de Sophocle, l’éternel symbole de la supériorité de la morale naturelle, humaine, sur celle du tyran !
Pour finir il faut encore dire un mot d’Egisthe parce qu’avec lui on revient à un autre crime plus ancien encore et qui explique le terrible sort attaché aux Atrides. Dans la pièce Agamemnon, Egisthe sort du Palais à son tour après Clytemnestre et affronte le Choryphée qui, courageusement, le menace de lapidation. Alors Egisthe nous apprend qu’il est fils (13ème enfant) de Thyeste qui était le frère d’Atrée, père d’Agamemnon. Or il y avait querelle entre les deux (à cause de la toison d’or, croit savoir Iphigénie dans la pièce de Sophocle). Thyeste avait été exilé par son frère, puis revenu, accueilli par des libations dans le palais d’Atride, celui-ci lui sert « pour festin la chair de ses enfants ». Encore un crime horrible (il existe une variante scandinave du Chant des Nibelungen où Kriemhilde, appelée ici Gudrun, tue les deux enfants qu'elle a eus avec son mari, Attila/Etzel, le Roi des Huns, découpe les coeurs et les donne à manger à leur père ! Quels monstres ces Indo-Européens !) Mais quand Thyeste « comprend l’abomination », il vomit les morceaux et appelle un terrible destin sur la race des Atrides. Donc Egisthe, lui aussi, avait une autre raison de comploter la mort d’Agamemnon. Mais a laissé agir Clytemnestre car c’est elle seule, dit-il, qui pouvait attirer son mari dans le piège fatal. Ceci pour répondre au courageux Coryphée qui le bravait avec cette insulte : « Espèce de femme qui attendait à la maison le retour des braves, tu souillais la couche de l’homme et à la fois tu complotais le meurtre du chef d’armée ». « Pourquoi, dans ta lâcheté, ne frappais-tu pas toi-même l’homme ? ».
Mais laissons cela. Et pour finir revenons à la fatalité, au destin tel que le concevaient les Grecs. Qui est le ressort suprême de cette tragédie. Il faut dire que cette famille des Atrides est particulièrement marquée par le sort. Ou faut-il dire plus simplement par le crime ? Les crimes qui s’enchaînent. Déjà les deux frères Atrée et Thyeste assassinent leur demi-frère Chrysippos, puis ils se brouillent et Thyeste couche avec sa belle-sœur, la femme d’Atrée. Celui-ci commet alors ce crime horrible de faire manger ses enfants par Thyeste. Malédiction de Thyeste mourant sur les descendants d’Atrée. Puis Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie (et, à mon sens, c’est déjà l’hybris qui est la cause de ce crime, l’hybris du général de guerre, ou, si on suit l’explication de l’Electre de Sophocle, l’hybris du chasseur qui ne respecte pas le bois sacré). Clytemnestre tue Agamemnon et aussi, pour faire bonne mesure, Cassandre. Puis Oreste tue Egisthe et, aidé d’Electre, tue sa mère. Enfin les Erynies poursuivent Oreste pour son matricide jusqu’à le rendre fou (jusqu’à ce que la justice de la cité athénienne l’en délivre et mette fin à la loi du sang et à « l’égarement » fatal) !
Mais Raphaël Dreyfus m’a étonné en affirmant que « la prétendue fatalité antique dont on a tant parlé est, au moins sous la forme où on la présente, étrangère à l’esprit grec et notamment à celui de la tragédie ». Quand on l’évoque, dit-il, on emploie un mot latin, fatum. Parce qu’on n’a pas de mot grec équivalent. On a des mots pour exprimer la nécessite imposée par les circonstances de la vie, la chance et, surtout, l’aveuglement. En général dû à l’hybris. Voilà une notion importante que les Grecs nous ont léguée. Et qui est toujours d’actualité. Voir notre situation géopolitique d’aujourd’hui. L’hybris c’est ce qui « outrepasse », dit Dreyfus. C’est le sentiment de supériorité, de puissance, qui est source d’aveuglement et qui conduit à la perte. C’est d’ailleurs ce mot, atè, qui signifie l’égarement, qui peut aussi signifier la destinée. C’est tout dire. Et les dieux dans cette histoire ? Dreyfus dit à propos de Sophocle (mais c’est plus ou moins vrai aussi pour Eschyle et Euripide) : « Les dieux n’y conduisent pas les affaires humaines. Des vicissitudes de celles-ci, de l’incertitude de la condition mortelle, ils ne sont que les témoins ; leurs oracles en avertissent les hommes, mais toujours trop tard ou en vain. L’homme est seul avec son ignorance et ses échecs, mais aussi avec la noblesse de ses efforts et de sa souffrance ». En conclusion : l’homme a son libre arbitre. Je crois que c’est toute la grandeur de l’ancien théâtre grec. Et qui fait qu’il garde toute son importance encore aujourd’hui.
J’ai parlé de Grèce éternelle dans le titre de cette note comme j’ai parlé de Perse éternelle dans une autre note récente. C’est que je viens de parcourir le livre que le géographe et historien Michel Bruneau du CNRS vient de consacrer à ce qu’il appelle des « Peuples-Monde de la longue durée » (voir : Michel Bruneau : Peuples-Monde de la longue durée : Chinois, Indiens Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens, CNRS Editions, Paris, 2022). Il appelle peuples-monde des peuples devenus nations et qui peuvent se prévaloir d’une longévité millénaire, de l’Antiquité à nos jours. Je ne sais pas si les Arméniens y ont leur place mais suis tout-à-fait d’accord pour les Iraniens-Persans. Je connais leur Empire ancien du temps de Cyrus et de Darius, ai étudié leur religion, première monothéiste, le zoroastrisme, leur âge d’or littéraire et poétique et leur religion, le chiisme. J’avais déjà noté certains aspects culturels que l’on trouve dans le Livre des Rois et que l’on retrouve dans le chiisme, religion triste (et une Universitaire iranienne de Strasbourg m’avait écrit pour me signaler qu’elle était d’accord avec moi). Et j’ai encore constaté dans mes lectures récentes combien Hafez était toujours aussi populaire dans l’Iran d’aujourd’hui et que le régime obscurantiste d’aujourd’hui n’ose s’opposer à la célébration de tous ces poètes anciens dont beaucoup étaient soufis et certains même carrément mécréants. Et je sais que les anciens Persans ont toujours su absorber leurs conquérants. Ou, dans le cas des Arabes, les vaincre intellectuellement. En réhabilitant le persan avec Ferdousi et en faisant de leur variante religieuse un combat contre les Arabes.
Et je suis bien d’accord aussi pour ce qui est de la Grèce. Bien sûr. Même si je me pose quelques questions en ce qui concerne la continuité de leur identité. D’abord il y a eu d’importantes immigrations slaves pendant plusieurs siècles que tout le monde semble avoir oublié. Même Bruneau n’en parle pas. Pourtant si on croit Francis Conte c’est vague après vague que les Slaves ont envahi la Grèce aux VIème et VIIème siècles (voir : Francis Conte : Les Slaves, aux origines des civilisations d’Europe centrale et orientale (VIème - XIIIème siècles), édit. Albin Michel, Paris, 1986.). Les Grecs du continent ont été laminés, dit-il, repoussés vers les montagnes inaccessibles ou vers les rivages. Même la Crète a été envahie. Et Conte rapporte les paroles d’un dignitaire de l’Eglise Orthodoxe de l’époque : « Pendant 218 ans pas un Romain (entendez par là un Byzantin) n’a pu mettre le pied dans le Péloponnèse. » (Mais peut-être faut-il chercher la cause de l’omission de ce phénomène par Bruneau et d’autres historiens dans le fait que la majorité des Grecs n’étaient plus là où se trouvait la Grèce antique mais à Constantinople, Antioche et Alexandrie !). Et puis ensuite il y a eu les Turcs. Cinq siècles de domination ottomane ! Même si les Turcs ont laissé une large autonomie aux Grecs et l’exercice de leur religion. Car progressivement l’identité des Grecs a eu pour base la triade culture-langue-religion. On sait le rôle important que la langue grecque a joué dans la formation de la religion chrétienne. Même si, plus tard la version orthodoxe de la religion chrétienne est devenue une ennemie des Occidentaux et de ces barbares qui avaient commis le sac sacrilège de Constantinople. Comme le chiisme persan était une protestation de la Perse élevée contre les envahisseurs arabes !
L’aspect le plus important de la triade identitaire a donc été la religion orthodoxe. Jusqu’à l’époque moderne. Mais la langue était importante aussi, bien sûr. Le grand linguiste Meillet avait étudié la formation de la fameuse koinè, la langue commune, pendant l’Antiquité déjà (voir : A. Meillet : Aperçu d’une histoire de la langue grecque, 3ème édition, Hachette, 1930). Et j’ai déjà parlé des grandes controverses qui ont eu lieu à la fin du XIXème siècle entre ceux qui voulaient toujours revenir à la langue ancienne et ceux qui défendaient la langue parlée, la démotique, qui avait forcément évolué avec le temps. C’était à propos du grand écrivain Papadiamandis évoqué dans mon tour littéraire de la Méditerranée dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 1, Littérature méditerranéenne. Il n’empêche : la langue grecque d’aujourd’hui a conservé un lien fort avec l’ancienne koinè. Et d’abord par son vocabulaire. Ceux qui ont étudié le grec ancien n’ont qu’à jeter un coup d’œil sur un journal grec d’aujourd’hui et ils seront convaincus. Reste la culture. Le lien avec la grande culture grecque de l’Antiquité. Quand on écoute certains Philhellènes comme Lord Byron qui sont accourus pour aider les Grecs à se débarrasser des Ottomans, on a l’impression que le lien culture était brisé. Je ne sais plus si c’est Byron ou Gobineau qui ironisait sur les Philhellènes, disant qu’ils « découvrent qu’ils (les Grecs) sont devenus des Orientaux, divisés, pillards, et qui n’ont pas la moindre idée de la Démocratie inventée par leurs ancêtres » (c’était probablement Gobineau, voir : Comte de Gobineau : Deux Etudes sur la Grèce Moderne : Capodistrias - Le Royaume des Hellènes, édit. Plon-Nourrit, Paris, 1905). Michel Bruneau tout au contraire montre que ce lien n’a jamais été coupé et que les intellectuels au moins, les penseurs, les philosophes et même les penseurs religieux, tout au long de l’histoire de la Grèce jusqu’à l’époque moderne, n’ont jamais cessé de se rapporter aux philosophes de l’Antiquité, à Platon, à Aristote, aux Stoïciens.
De toute façon il n’est jamais facile de revenir à une époque aussi ancienne. Mussolini a essayé de convaincre les Italiens qu’ils étaient les descendants des Romains et qu’il fallait recréer l’Empire romain. Et cela s’est terminé par une malheureuse et triste pantalonnade. Et le dernier Shah d’Iran a rassemblé tous les grands de ce monde à Persépolis en essayant de les convaincre qu’il descendait de Cyrus en personne. Et cela n’a pas très bien fini non plus. Je préfère de loin ce qu’a fait Cacoyannis en reprenant une pièce d’Euripide, en la mettant en scène dans les anciens paysages de l’Attique et en montrant ce que cette œuvre vieille de plus de 25 siècles avait d’éternel !