Il y un peu plus de deux ans j’avais découvert un roman de l’écrivain Ron Rash (Above the waterfall) que j’avais beaucoup admiré pour son style, sa poésie et son amour pour les montagnes et les forêts des Appalaches dont il était originaire. J’avais aussi été frappé par sa critique des maux de l’Amérique, avidité, destructions environnementales, tueries de masse, crises sociales, drogue. Je lui avais consacré une note de mon Bloc-notes 2019 : Découverte de Ron Rash. Puis j’avais appris qu’il était venu en France, avait visité l’expo consacrée à Giono par le MUCEM de Marseille et qu’il avait dit combien il se sentait proche de cet écrivain. Parce que Giono était viscéralement attaché à sa terre provençale et que cet attachement à la terre, à la nature lui semblaient essentiels pour un écrivain.
Et voilà que Macha Séry, dans le Monde daté du 14 janvier 2022, nous parle d’un élève de Rash, David Joy, encore un passionné et un natif des Appalaches (voir Macha Séry : Les Appalaches, gris cendre). Je viens de lire le roman en question : David Joy : Nos Vies en flammes, traduction Fabrice Pointeau, Editions Sonatine, Paris, 2022 (le livre a paru aux Etats-Unis en 2020 avec le titre : When these Mountains burn). Ron Rash enseigne à la Western Carolina University. Peut-être cette matière chère aux Américains, la creative writing. En tout cas Rash a encouragé Joy dans son parcours d’écrivain et Joy lui a dédié son livre : Pour Ron Rash, mon mentor et mon ami. Et on reconnaît bien son influence. L’amour des lieux, la désolation devant les montagnes pelées et rendues arides pour toujours par les exploiteurs forestiers (Ron Rash avait dénoncé ce scandale dans son roman Sonora publié en 2008), colère contre les feux de forêts qui sont présents tout au long du roman et qui sont causés eux aussi par une mauvaise gestion des arbres. Les personnages même : un vieux de la vieille, solitaire, qui aime la nature et son chien, et une femme plus jeune, fille de son vieil ami, et qui a gardé les bons principes. Et puis la drogue. Bien pire que dans le roman de Rash. Le roman de Joy est classé roman noir. Mais il est noir par la drogue qui est le principal thème de l’histoire. Le fils du vieux est un junkie complètement irrécupérable et qui va d’ailleurs finir par mourir d’une overdose. Le vieux, avec un ami, va se venger et faire sauter les caravanes des dealers. La fille est policière. La police dispose d’un infiltré. La vente est organisée en grand en plein milieu d’une réserve indienne (et description de la déchéance des Indiens). Mais les liens vont plus loin, jusque dans les Etats voisins. Et les trafiquants disposent bien évidemment de complicités en haut lieu. Pourtant à la fin la police va réussir à faire sauter tout le trafic. Mais pour combien de temps ? La description des dealers, des drogués et des drogues est remarquablement réaliste. Deux groupes de drogués : ceux qui marchent à la meth et ceux qui sont abonnés à la cocaïne.
Dans le roman de Rash (traduit en français sous le titre un peu surprenant : Un silence brutal) on parlait beaucoup de meth. Comme d’un mal nouveau survenu brutalement. Aux conséquences terribles. La métamphétamine en cristaux. Cela m’avait frappé. Je ne connaissais pas. J’en ai même parlé à l’époque à mon pharmacien.
Joy, lui, insiste plus sur la cocaïne et sur un énorme scandale – et je suis étonné que Macha Séry n’en parle pas dans son article – le scandale des opioïdes promus par de grands groupes pharmaceutiques américains. L’auteur a placé en postface à son roman un texte intitulé Génération opioïde, traduit également par Fabrice Pointeau, et qui est un article que David Joy avait publié dans une Revue au printemps 2020. Voici quelques extraits : « Quand j’avais onze ou douze ans j’avais du mal à dormir ». Alors on m’a emmené chez le médecin « qui a diagnostiqué une dépression et de l’insomnie. Le Pharmacien m’a donné du Zoloft pour la dépression et du Sonata pour le sommeil ». Le premier le met dans « un état de stupeur », le deuxième lui procure « rêves étranges » et « hallucinations ». En fait, dit-il, on est tous tombés dans le piège de Big Pharma. Au lycée il rachète des ordonnances d’Adderall, broie les pastilles et les sniffe. Lui et ses copains écrasent et sniffent encore bien d’autres médicaments : Paxil, Risperdal. Certains sont accros au Xanax. Et puis arrive l’OxyContin et l’OxyCodone. « A l’époque ces cachets coûtaient un dollar le milligramme. Certains de ces jeunes étaient comme moi, et tôt ou tard ils ont décroché, mais d’autres ont continué sur cette voie jusqu’à en arriver finalement à l’héroïne, car le fossé n’a jamais été difficile à franchir. Nous nous tenions tous d’un côté et pouvions facilement voir l’autre. Certains ont fait le saut, mais il n’y a jamais eu beaucoup de différence entre nous ». Et il ajoute : « Les premières drogues que nous avons prises nous ont été données par les médecins ».
Et il explique : on était entré dans une période de libéralisation des opioïdes sous prétexte qu’il fallait traiter les douleurs, toutes les douleurs, aussi celles qui n’étaient pas liées au cancer, les douleurs chroniques. Le problème c’est que les grandes sociétés pharmaceutiques qui ont créé ces produits et, en particulier Purdue Pharma qui avait créé OxyContin, en ont fait une affaire de gros sous. On allait faire la promotion et le marketing des produits en question tout en « minimisant ou en ignorant leur potentiel d’addiction et d’abus ».
« Ce que cette nation a connu au cours des deux dernières décennies », écrit David Joy, « est le fruit d’une culture pharmaceutique qui plaçait les profits avant les gens. Que les laboratoires aient fait gober des antidépresseurs ou des somnifères à des gosses de douze ans, ou qu’ils aient refilé des antalgiques tout en minimisant leur potentiel addictif, ce qui s’est passé est le résultat de la cupidité ». « Entre 1999 et 2015 300000 personnes sont mortes d’une overdose d’opioïdes aux Etats-Unis ». Les experts en prévoyaient encore 300000 dans les 5 ans à venir, dit-il encore. En fait on est bien entre 40000 et 50000 décès par an depuis lors.
A la fin de cette postface David Joy fait une mise à jour spécialement pour l’édition française (elle est datée de septembre 2021). « On a dénombré 93331 morts par overdose aux Etats-Unis pour l’année 2020. Parmi ces décès, 69710 étaient liés à la consommation d’opioïdes, dont 57500 causés spécifiquement par les opioïdes synthétiques… Au cours de la période de cinq ans (2015 à 2020), on a dénombré 289312 morts par overdose d’opioïdes, chaque année surpassant l’année précédente en termes de chiffres. Dans 63% des cas, la mort était due à un opioïde synthétique dont fait partie l’OxyContin ».
« Fin août 2021, le juge fédéral Robert Drain a approuvé un plan de faillite qui garantit à la famille Sackler (propriétaire de Purdue) l’immunité contre toute tentative future de poursuites à l’encontre de leur compagnie Purdue Pharma et de leur produit, l’OxyContin. En échange, la famille Sackler a accepté de payer environ 4.3 milliards de dollars de pénalités tout en renonçant à la propriété de leur entreprise. Les Sackler, qui d’après leurs propres estimations ont gagné plus de 10 milliards grâce à la vente d’opioïdes, restent l’une des familles les plus riches des Etats-Unis ». Evidemment, Monsieur Joy (le bien nommé), vous voudriez quand même pas qu’ils soient à la rue. Ou en prison ?
PS : Le scandale des opioïdes est assez bien documenté sur le net. Ainsi on apprend que Johnson & Johnson a dû payer également une somme en milliards de dollars pour la même raison : opioïdes. Wikipédia prétend que le scandale a également touché d'autres pays dans le monde dont l'Europe. A voir. Il n'empêche que les pays européens ont tous des systèmes de sécurité sociale et que la promotion et le remboursement des médicaments sont donc forcément plus contrôlés qu'aux Etats-Unis.