Après avoir mis en ligne ma note intitulée Religion totale j’ai repris contact avec Jean-Pierre Castel, grand spécialiste de la violence inhérente au monothéisme, avec lequel j’avais pas mal communiqué il y a quelques années sur ce thème. Et comme j’étais en train de lire les écrits de celle que j’ai appelé une quatrième féministe égyptienne, le Dr. Nawal El Saadawi, je lui ai demandé s’il n’a jamais eu l’idée d’étudier le lien entre monothéisme et sexualité. Et je précisais : la domination de l’homme sur la femme est un phénomène propre à l’humanité, présent un peu partout dans le monde, mais dans les civilisations qui ont été imprégnées par les religions monothéistes, la conception de la femme est différente. Elle est également dominée (et diminuée) sur le plan sexuel. Et la sexualité est le mal. La sexualité est péché. Alors que pour la plupart des grandes cultures qui n’ont pas été influencées par nos religions monothéistes, elle est naturelle et neutre sur le plan moral. Je me souviens de l’émerveillement d’Etiemble découvrant les estampes érotiques chinoises. Il n’en revient pas, lui, l’ancien enfant de chœur et neveu de curé breton. Pas tellement à cause des estampes d’ailleurs, mais à cause de la poésie qui les accompagne et de la philosophie qui les protège : « La religion chinoise a compris cette vérité que l’amour et le sexe sont en soi des choses pures », écrit-il. Ou encore : « Le ying et le yang, la relation sexuelle entre l’homme et la femme, n’y fait qu’exprimer la même harmonie que l’on trouve dans l’alternance du jour et de la nuit, de l’hiver et de l’été. C’est l’ordre du monde, le rythme de la vie » (voir : Yu Fu, an essay on eroticism and love in ancient China, par Etiemble, Professeur à la Sorbonne, Nagel, Genève-Paris-Munich, 1970).
Jean-Pierre Castel était amusé et m’a fait parvenir quelques textes de quelqu’un qui, semble-t-il, avait étudié cette question, Christophe Lemardelé. Mais je n’y ai pas vraiment trouvé la réponse à ma question. Dans l’un des textes, Structures familiales et idéologie religieuse dans l’ancien Israël : contribution pour une meilleure compréhension du monothéisme biblique, il étudie l’évolution historique des structures familiales (famille nucléaire, famille souche, famille communautaire) dans la région, en se basant en particulier sur des données archéologiques récentes. Mais je ne crois pas qu’une telle étude puisse servir à expliquer la façon dont la femme est traitée aujourd’hui. Dans le Moyen-Orient arabe ou ailleurs. Sauf évidemment si ces structures ont eu une influence sur la religion. Ce que Lemardelé semble penser puisqu’il dit en conclusion : « Le monothéisme biblique est en fait un exclusivisme qui proviendrait de conceptions familiales spécifiques… ». Ceci, après avoir rappelé qu’Osée présentait Israël comme étant à la fois le fils et l’épouse de Yahwé et qu’il s’agit là d’une « conception religieuse étonnante » qui « fait d’Israël l’épouse d’un dieu » et donc de la rupture de l’Alliance une « infidélité » et de l’épouse infidèle une « prostituée ».
L’autre étude, intitulée : La spécificité du monothéisme biblique : la question du yahwisme, est déjà plus intéressante. Parce qu’elle est plus explicite encore. L’auteur revient sur la « métaphore matrimoniale » de l’Alliance. Il répète : « L’épouse infidèle est mise au rang d’une prostituée ». Et dans l’introduction Lemardelé écrit : « Les textes bibliques font voir une vision peu commune du rapport entre les sexes. En effet, la métaphore de la prostituée est récurrente dans des textes prophétiques et s’applique de manière constante aux hommes s’étant prostitués auprès d’autres divinités ». C’est vrai. Cela m’avait frappé également. Et Lemardelé précise encore : « Ce dieu véhicule une idéologie patriarcale ». Mais l’idéologie patriarcale n’est pas suffisante comme explication, je l’ai déjà dit. Même si le mot prostitution me rapproche un peu de mon problème. Qui n’est pas seulement d’analyser la position archi-dominante de l’homme, en particulier dans la société patriarcale arabe et musulmane d’aujourd’hui, mais surtout comprendre sa composante sexuelle. Cette peur de la femme : il faut même cacher la peau de ses mains (dans le film Tombouctou, les djihadistes demandent aux vendeuses de poissons de mettre des gants) et on reconnaît chez nous qu’un musulman s’est radicalisé quand il refuse de serrer la main d’une femme. Cette tyrannie sexuelle exercée sur la femme : Nawal El Saadawi raconte la folie de l’hymen (si jamais il ne saigne pas lors de la nuit de noces), celle de l’ablation du clitoris à six ans pour empêcher la femme à trop jouir, etc.
J’avais pensé à un moment donné que cela remontait à une conception ancienne de la femme en milieu sémite. Je notais que les Mille et une Nuits commençaient avec la Reine copulant avec un grand nègre en ses jardins alors que le Roi Shariar est à la chasse et, plus tard, lorsque le Roi et son frère Shahzaman, cocu lui aussi, prennent la route, dégoûtés de la vie, il y la fameuse rencontre avec la jouvencelle qui profite du sommeil d’un effrit effrayant pour les forcer à coucher avec elle. Et je me disais que dans ces contrées l’homme avait deux problèmes avec la femme : Il la désirait. Il en devenait lubrique. C’est donc la femme qui était lubrique (et il faut bien voir que dans les terres les plus traditionnelles de l’Islam on n’est toujours pas sorti de cette manière de voir !). L’autre problème c’est qu’il la dominait avec sa force physique, sa violence. Elle, la faible, ne pouvait donc se défendre qu’avec son intelligence, donc sa ruse et ses paroles ; la femme est donc rusée et fausse. Mais il y a aussi la lumineuse Schéhérazade dans les Mille et une Nuits, l’héroïque, la civilisatrice. Comme est civilisatrice la Courtisane, Lajoyeuse, de l’Épopée de Gilgamèš, qui après avoir fait l’amour six jours et sept nuits avec le sauvage Enkidu, l’a rendu intelligent et humain ! Voir : l’Épopée de Gilgamèš, le grand homme qui ne voulait pas mourir, traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, Gallimard, 1992 (si je cite Gilgamèš, c’est pour bien montrer que la conception biblique de la femme n’est pas issue des mythologies des civilisations de la Mésopotamie). Quant aux Mille et une Nuits je ne suis même pas certain que leur origine soit bien arabe. Elle est peut-être indienne…
Et puis, de toute façon, si, actuellement, c’est surtout l’Islam qui nous choque, les autres religions monothéistes ont eu dans le passé, et ont encore aujourd’hui, une attitude extrêmement négative aussi bien envers la femme, à cause de son sexe, qu’envers la sexualité.
De toute façon je crois que le problème est plus général. C’est celui que nos trois monothéismes ont avec la sexualité tout simplement. Je pourrais citer des centaines d’exemples de voyageurs ou autres, originaires de pays sous influence chrétienne ou musulmane qui découvrent, effarés, que d’autres cultures ont une autre vision de la sexualité. Une sexualité qui n’est ni péché ni honteuse. J’ai cité Etiemble mais j’aurais pu parler de Robert van Gulik qui fait même remonter les estampes érotiques Ming aux manuels d’éducation sexuelle de l’époque Tang (voir Robert van Gulik au tome 4 de mon Voyage). C’est Edmond de Goncourt qui découvre les shungas en travaillant sur ses monographies sur Utamaro et sur Hokusaï (voir l’Art japonais et l’Europe au tome 3 de mon Voyage), C’est Segalen qui fustige les missionnaires qui ont interdit aux Maoris de s’adonner au sexe libre et obligé les filles de se vêtir de robes dites missionnaires (voir Victor Segalen au tome 4). C’est Richard Burton qui découvre et publie des livres d’éducation sexuelle indiens comme le Kama Soutra (voir les Mille et une Nuits au tome 2). C’est cet obscur voyageur arabe, Amin Razi, qui est effaré de voir des guerriers Vikings, des Rus (qui ont donné le nom de Russie au Royaume de Moscou) faire l’amour en public, à la Cour du Roi de Kiev, avec leurs concubines, quand ils en ont envie (voir Littérature scandinave au 1er tome de mon Voyage). C’est l’allemand Franz Kuhn qui découvre et traduit le Chin-p’ing-mei, grand roman classique chinois, à la fois social et érotique (voir S comme Shi Nai-An au tome 4). Et sur ma table j’ai la belle et grande réédition faite récemment par les Editions A Propos des Promenades japonaises d’Emile Guimet (illustrées par Félix Régamey) et j’y lis ce que l’auteur écrit quand, dans un village, il voit toute une famille se baigner nus sans faire attention aux passants et qu’il pense aux Européens qui vont trouver cela choquant : « On avait des Èves avant le péché… Les cris effarouchés des ladies révèlent un péché ignoré. Je le déclare, la pudeur est un vice. Les Japonais ne l’avaient pas. Nous le leur donnons ».
Le mot Ève est peut-être la clé du problème, me suis-je dit. Et je me suis demandé si, plutôt que d’aller chercher l’explication dans le yahwisme deutéronome, il ne fallait pas la chercher dans la Genèse. Lors d’un de mes derniers voyages en Afrique du Sud, lorsque l’Apartheid a été définitivement terminé et que certains Blancs se sont préparés à partir et ont vendu leurs livres, j’avais récupéré chez un libraire-antiquaire de Johannesburg une collection complète de l’œuvre de George Frazer sur les mythes (Sir James George Frazer : The Golden Bough, a Study in Magic and Religion, en 12 volumes) ainsi que les trois volumes de son Folk-lore in the old Testament, Studies in comparative religion, legend and law, McMillan and Co, Londres, 1919. Or voici comment il débute son chapitre intitulé : Creation of Man : « Attentive readers of the Bible can hardly fail to remark a striking discrepancy between the two accounts of the creation of man recorded in the first and second chapters of Genesis ». Dans le premier chapitre, dit-il, nous apprenons que Dieu crée les poissons et les oiseaux au 5ème jour de la création et le 6ème les animaux terrestres et pour finir l’homme et la femme qu’il façonna à son image. Ce qui veut dire que l’Homme a été créé le dernier jour, qu’il est le sommet de cette création et que les deux sexes sont faits à l’image de la Divinité (comment est-ce possible ? demande Frazer. On ne nous le dit pas. Laissons donc cette question théologique de côté, ajoute Frazer avec un certain humour). Mais quand nous lisons le deuxième chapitre, dit-il encore, voilà que tout est raconté de manière différente. Là nous apprenons que Dieu a créé l’homme en premier, puis les autres animaux qui lui sont inférieurs et enfin la femme. Comme une idée qui lui serait venue après coup. Dans les deux récits l’ordre est inversé. Dans le premier la création va vers un sommet. Dans le deuxième elle descend en valeurs. La femme est le nadir de la création, dit-il. Dans ce second récit on ne parle pas non plus d’un homme fait à l’image de Dieu. Il est fait de la poussière du sol et, quand il est façonné, Dieu lui insuffle la vie par les trous du nez. C’est ensuite seulement que Dieu crée les oiseaux et autres animaux pour lui tenir compagnie dans le beau jardin qu’il lui a donné. Et c’est seulement à la fin, désespérant de voir que l’homme n’est toujours pas content qu’il crée la femme à partir d’un morceau insignifiant du corps de l’homme (c’est Frazer qui parle) et la lui présente comme sa femme.
Visiblement les deux chapitres proviennent de deux sources différentes. Frazer croit que le premier est plus récent que le deuxième. Je n’ai pas vérifié, mais cela n’a pas d’importance. J’ai quand même vérifié que le premier est de l’auteur qui nomme Dieu Elohim et que le deuxième est de l’auteur yahwiste. De toute façon ce qui est important c’est ce que dit Frazer : l’auteur du deuxième chapitre présente Dieu d’une manière réaliste et naïve, l’histoire est contée d’une façon plaisante. Et, pourtant, il y a de la tristesse et du pessimisme au cœur du récit. Et, surtout, nous dit Frazer, « il cherche à peine à cacher son dédain de la femme ». Et il continue : « The lateness of her creation, and the irregular and undignified manner of it – made out of a piece of her lord and master, after all the lower animals had been created in a regular and decent manner – sufficiently mark the low opinion he held of her nature ; and in the sequel of his misogynisme, as we may fairly call it, takes a still darker tinge, when he ascribes all the misfortunes and sorrows of the human race to the credulous folly and unbridled appetite of its first mother ».
Voici donc un premier point : le récit de Genèse 2 est misogyne. La femme est créée à la fin, après les animaux et non de poussière mais d’un morceau de l’homme. Frazer fait du comparatif en ethno comme en religion. Et cite (sur 30 pages) des mythes de création humaine qui viennent de toutes les parties du monde. Beaucoup parlent de création à partir de la terre (la terre glaise du potier). Les seuls mythes qui citent l’histoire de la côte sont visiblement inspirés d’histoires entendues de missionnaires chrétiens. Le mythe de la création de la femme dans Genèse 2 semble bien propre à la Bible.
Frazer en vient ensuite à l’histoire de la Chute et au rôle qu’y joue la femme. Ceci dans son deuxième chapitre intitulé The Fall of Man. L’histoire, comme on sait, est racontée toujours dans Genèse 2, puis dans Genèse 3 (et toujours par le Yahwiste). C’est l’histoire de l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, du serpent et d’Eve qui se laisse tenter, puis donne à manger du fruit défendu à Adam. Et, aussitôt, rappelle Frazer, « ils surent qu’ils étaient nus, et remplis de honte et de confusion, ils couvrirent leur nudité de feuilles de figuier : l’âge de l’innocence était finie pour toujours ». L’arrivée de Dieu est racontée dans Genèse 3, sa colère, sa malédiction : l’homme doit travailler à la sueur de son front et la femme doit enfanter dans la douleur et être soumise à l’homme. Ils sont chassés du Paradis et ils vont revenir à la poussière : ils sont devenus mortels. Car il y avait un autre arbre dans le Paradis perdu, l’arbre de la Vie. Ce qui fait que Frazer pense que deux histoires ont été mélangées dans ce mythe et qu’à la base il y avait le mythe de l’immortalité, et que l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal était à l’origine l’arbre de la Mort. Et que l’Homme pouvait choisir entre les deux, la Vie et la Mort. Alors il recherche toutes les légendes dans le monde qui s’interrogent sur la mort, tous les mythes sur l’immortalité perdue. Et ils sont nombreux (30 pages à nouveau). Beaucoup de ceux qu’il cite viennent d’Afrique (et je trouve les mêmes chez Henry Stanley, voir : My dark companions and their strange stories, Sampson, Low Marston & Cy, Londres, 1893), mais aussi d’Insulinde, d’Australie et du Pacifique. Beaucoup parlent de la Lune (qui décroît et croît à nouveau, renaît), de messagers qui se trompent, volontairement ou non (le lièvre, le chien, etc.), du serpent qui semble devenu immortel parce qu’il change de peau (et si on avait écouté certains messages ou paroles on aurait pu en faire autant). Or nulle part on ne trouve de mythe qui met la faute sur la femme. Cette faute terrible de la perte de l’immortalité. Si ce n’est dans la Bible…
Ayant été élevé dans la religion catholique et, en plus, en Alsace, région qui est encore aujourd’hui régie par le Concordat, et ayant donc suivi des cours de religion au Lycée jusqu’en terminale, je connaissais bien sûr le récit de la Création. Je me souviens même d’avoir fait partie d’un petit groupe de jeunes animé par un abbé de la Paroisse, tout juste sorti du séminaire, et qui nous a expliqué comment l’Eglise conciliait le récit de la Bible avec les théories scientifiques de l’Evolution (c’était en 1950, l’année sainte, quand j’ai également participé avec le même abbé à un pèlerinage à Rome !) (L’Eglise ne s’oppose pas à la Science, nous dit notre jeune abbé, elle admet l’Evolution, il suffit simplement de croire qu’à un moment donné le souffle divin a fait de ce descendant de singe un homme !). Et pourtant je ne me souvenais pas du tout de l’existence de deux récits de la Création qui se contredisent en partie.
Je connaissais aussi, bien sûr, la doctrine du péché originel dont on nous a rabâché les oreilles pendant nos cours de catéchisme, ainsi que celle des grâces, la grâce sanctifiante et les autres grâces, la première assurant de toute façon le minimum vital nécessaire pour résister à la tentation. Et je savais vaguement que c’était justement la Faute qui nous avait valu ce fameux péché originel. Il est vrai que là encore j’avais oublié (ou ignoré ?) que c’était Saint Augustin qui l’avait inventé ou du moins imposé dans la doctrine officielle de l’Eglise. J’aurais dû pourtant me souvenir de cet article paru il n’y a pas si longtemps dans le Monde (le 28 juin 2020 pour être précis) sur Stephen Greenblatt commentant l’œuvre de Saint Augustin et rappelant que c’est la lecture de la Genèse relatant les circonstances de la Chute qui a incité ce dernier à développer sa théorie. Et pour bien marquer le caractère sexuel de ce péché originel Saint Augustin lui-même revient à cet incident grotesque qu’il raconte dans ses Confessions, alors qu’il avait eu, adolescent, une érection au bain public qui avait amusé son père et pas du tout sa mère, la Sainte Monique ! Mais dans le très vénérable exemplaire des Confessions qui se trouve dans ma Bibliothèque (voir : Les Confessions de S. Augustin, traduites en François par Monsieur Arnauld d’Andilly, chez Guillaume Desprez, Paris, 1695), le récit est très pudique : « …en cette seizième année de mon âge… mon père se baignant un jour avec moy, et s’appercevant que je devenois tout homme, comme s’il eust esperé de me voir marié bien-tost et de se voir des petits enfans, il le vint dire à ma mère avec grande joye ».
Jean-Pierre Castel m’a passé un autre très beau texte qui traite des premiers chapitres de la Genèse du philosophe Leo Strauss (1899-1973). Il s’agit d’une conférence qu’il avait prononcée en 1957 à l’Université de Chicago et intitulée : Sur l’interprétation de la Genèse. Son interprétation des deux textes est d’un autre ordre. De l’ordre de la cosmogonie. Mais il est bien obligé de parler de la différence concernant le statut de la femme entre les deux récits. Dans le premier il est dit (je cite sa traduction) : « et Dieu créa l’homme à son image, à son image, à l’image de Dieu, ainsi Dieu le créa, mâle et femelle il les créa ». La Bible attribue donc, dit Leo Strauss, « le dualisme mâle/femelle à Dieu lui-même, en localisant, si on peut dire, la racine de ce dualisme en Dieu ». Mais dans le deuxième récit tout change. Et l’un des aspects de ces changements c’est le rôle de la femme. Dans le premier récit, dit Leo Strauss, « l’homme et la femme étaient créés en un acte unique. Dans le second, l’homme est créé d’abord, ensuite les bêtes brutes, et à la fin seulement la femme, d’une côte de l’homme. La femme, c’est ce qui est présupposé, est inférieure à l’homme ». Et il continue : « Et cette créature inférieure – je m’excuse – , la femme, inférieure même à l’homme, commence la transgression. La désobéissance est décidément mal fondée ». Il n’en dit pas plus…
Quel est le juif, le chrétien, le musulman qui ne se souvient pas de cette histoire ? De cette femme qui a fauté et qui a tenté l’homme, le faisant fauter à son tour, causant la perte du Paradis et tous les maux qui s’en sont suivis ! N’est-elle pas la cause de tout ? Les travaux de Frazer datent des années 1918-19. On a certainement fait bien d’autres recherches depuis, me suis-je dit. Un anthropologue interrogé par Jean-Pierre Castel affirme qu’il existe effectivement d’autres mythes équivalents à celui de la Chute de la Bible. Dans certains de ces mythes, dit-il, un lien existait entre le Ciel et la Terre et les humains vivaient comme les dieux, « mais une mauvaise action commise par une femme eut pour effet de couper ce lien, et de rendre ainsi l’humanité sujette à la mort, aux maladies, à la violence, etc. ». Et il cite trois peuples qui auraient connu un tel mythe : les Dinka du Soudan, les Taïs noirs de Chine et les Jivaro. Acceptons, donc. J’observe néanmoins qu’il s’agit là de petites ethnies isolées et qu’aucune n’a eu d’influence sur une grande partie de l’humanité comme l’a eue le récit de la Chute de la Bible. Ensuite, comme on ne connaît pas le détail des récits des peuplades citées on ne sait si on y trouve également l’élément sexuel qui est, me semble-t-il, caché derrière le mythe de la pomme.
L’anthropologue cite d’autres mythes, ou plutôt des rites qui sont basés sur une image négative de la femme, comme les rites d’initiation masculins par exemple. Peut-être. Peut-être aussi ne sont-ils là que pour assurer la continuité de la domination masculine, la transmission des valeurs du groupe, la valorisation de la virilité et aussi, tout simplement, l’accès au stade adulte, comme le sont les cérémonies qu’organisent nos religions monothéistes au moment où l’enfant devient conscient de sa responsabilité morale (communion solennelle, confirmation protestante, bar-mitsvah). Presque tous ces rites, précise encore l’anthropologue en question, sont basés sur un « même modèle, une mort initiatique suivie de renaissance ». Comme si les hommes, jaloux des femmes qui donnent la vie, voulaient donner naissance à leur tour, une « naissance culturelle ». Il y a même souvent, dit-il encore, « une phase du rituel » qui « consiste pour les hommes à mimer les activités proprement féminines que sont l’accouchement et les soins donnés aux nourrissons ». Il va plus loin encore, la capacité procréatrice de la femme lui donne une supériorité irréductible par rapport à l’homme. Le machisme de celui-ci, sa volonté de domination ne serait alors que la recherche d’une « compensation » ! Intéressant. Mais je trouve qu’on est là sur un autre plan. Je ne vois pas d’équivalence avec le mythe des deuxième et troisième chapitres de la Genèse. Que je lis ainsi : la femme est à l’origine de la faute et la faute est de nature sexuelle. Déjà Paul clamait : « …que la liberté n’aboutisse à la licence de la chair… Les œuvres de la chair sont la fornication, l’impureté, la lascivité, l’idolâtrie… ». On notera : la licence de la chair aussi grave que l’idolâtrie. C’est le vocabulaire yahwiste.
De toute façon il n’y a qu’à se rendre sur les sites officiels du Vatican qui expliquent la doctrine catholique. Et lire les explications relatives au 6ème et au 9ème Commandements. La relation sexuelle n’y est autorisée que si son but est la procréation. Toute autre relation est péché. Dont la masturbation. Et la pilule est toujours prohibée. Logique : elle empêche la procréation. Mais la méthode Ogino semble toujours autorisée (dans certains cas) ! Je rêve. On reproche à la charia d’en rester à la société de l’époque de Mahomet. Quid de l’Eglise catholique ? Oui, je sais, Il y a des accommodements, même des paroles d’ouverture papales. Mais le catéchisme semble toujours le même.
Ceci étant, il reste quelques points faibles dans mes réflexions. D’abord on parle Bible hébraïque et Eglise catholique. Or les pires méfaits contre la femme et sa sexualité sont perpétrés de nos jours en pays d’Islam. Comment les récits de la Genèse ont-ils pénétré dans leur religion ? Comment le Coran, les hadiths rendent-ils compte de la Création, du Paradis perdu, de la Faute ? Il faut que je m’y replonge.
Et puis l’anthropologue rappelle quelques exemples de la pensée grecque. Je ne suis pas impressionné par le premier exemple cité, la « Table pythagoricienne des termes opposés » d’Aristote (bien/mal, noir/blanc, droit/courbe, homme/femme). On passe vite d’une opposition à une complémentarité, par exemple au ying et yang asiatique. J’ai plus de mal avec Pandore. Comment expliquer Pandore ? Je rappelle : Zeus en voulait énormément à Prométhée (et du même coup aux hommes) pour le vol du feu (on pourrait y trouver un certain parallèle avec la Faute de la Bible : le vol du feu signifie que les hommes veulent devenir les égaux des dieux, manger le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal a été compris par la plupart des exégètes comme vouloir devenir l’égal de Yahwé). C’est pour se venger que Zeus fait créer Pandore avec l’aide des autres dieux, l’offre comme compagne à Epiméthée, frère de Prométhée, qui l’accepte. Et dans les bagages de Pandore il met la fameuse boîte dans laquelle les dieux avaient mis tous les malheurs, en lui interdisant de l’ouvrir. Mais Hermès lui avait donné la curiosité avec d’autres défauts considérés comme féminins et elle ouvre la boîte. Et voilà, l’humanité souffre à cause d’elle. Mais à lire le poème de Hésiode où ce mythe apparaît pour la première fois, on comprend que tout ce que fait Pandore, elle ne le fait que sous l’influence de Zeus. Et aucun des autres défauts que lui a inculqués Hermès, mensonge et ruse, ne jouent un rôle dans son acte. Et la curiosité n’est pas un vilain défaut. Sans la curiosité pas de science. Pandore est une grande et malheureuse innocente (on ne peut pas dire cela d’Ève). D’ailleurs Wedekind qui a repris le mythe avec sa Loulou (que Pabst filme avec la divine Louise Brooks) l’a bien compris : sa Pandore est une victime…
Reste la question du Coran. Sa lecture et son interprétation ne sont pas faciles. Ma version du Dr. Mardrus est poétique mais pas plus claire, il s’en faut (voir : Le Koran qui est La Guidance et le Différenciateur, traduction littérale et complète des Sourates Essentielles par le Dr. J.-C. Mardrus, faite sur la demande des Ministères de l’Instruction Publique et des Affaires Etrangères, édit. Eugène Fasquelle, Paris, 1926). Je préfère m’en tenir aux explications très érudites de Maurice Gaudefroy-Demombynes (voir : Mahomet par Maurice Gaudefroy-Demombynes, Albin Michel, 1957). Le Coran combine, « non sans quelque confusion », dit Gaudefroy-Demombynes, les deux versions de la Bible, mais le deuxième récit semble dominer, puisque l’homme est créé à partir d’argile (puante, dit la tradition), que la Création ne dure que six jours et qu’Ève (Hala) est créée à partir d’une côte d’Adam. Mais cela n’en fait pas forcément son inférieure : à plusieurs reprises on l’appelle son « double ». Et, surtout, il ne semble pas qu’Ève soit la première à pécher ni à tenter l’homme. Les deux sont fautifs. D’ailleurs c’est à Adam que s’adresse Satan : « Adam, t’indiquerai-je l’arbre de l’éternité et un pouvoir qui ne s’altère point ? » (ici la confusion est évidente entre l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal). Mais l’élément sexuel est là : « Ils en mangèrent tous deux : leurs parties sexuelles leur furent apparentes et ils se mirent à les couvrir en tressant les feuilles du Jardin ». Si on ne suit que le Coran, Eve n’est pas responsable de la Faute et de ses conséquences. Et, en plus, Dieu pardonne à Adam, tout en le chassant du Jardin, mais sans manifester sa colère. En se tenant donc strictement à la lecture du Coran le dilettante que je suis pourrait donc en conclure que la Femme n’a aucune responsabilité particulière dans ces évènements, qu’elle est l’égale de l’homme (son double), mais que manger du fruit de l’arbre a une connotation sexuelle : soit que cela soit une image de la relation sexuelle, soit qu’en en mangeant ils acquièrent la notion du bien et du mal et que le sexe est le mal ! Mais attention : la Tradition, elle, connaît le récit de la Genèse et reprend avec de nombreux détails, la comédie que Satan (Iblis) joue à Ève (Tabari, entre autres, cite cette histoire, non dans ses fameuses Chroniques – Tariqh dont j’ai la traduction de Nöldeke, mais dans son Commentaire du Coran : Tafsir = Exégèse. Pour les Chroniques, voir : Tabari : Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sassaniden, Trad. et notes de Th. Nöldeke, Brill, Leyden, 1879. Tabari est né en Iran en 839 et décédé à Bagdad en 923). Je n’ai donc pas eu tort de dire comme je l’ai fait ci-dessus qu’aucun musulman n’ignore l’histoire de l’Ève pécheresse et tentatrice.
De toute façon il y a un élément inhérent aux religions musulmanes qui n’existe pas dans les autres religions c’est que leurs textes sacrés et, pour commencer, le Coran lui-même, se mêlent de fournir les bases d’une législation sociale. Il n’y a qu’à voir toutes les sourates qui traitent du mariage et des femmes (et qui affirment d’ailleurs la supériorité de l’homme sur la femme : sourate 2, verset 228 ou qui autorisent l’homme à frapper la femme qui désobéit : sourate 4, verset 34, etc.). C’est ce lien entre social et religieux qu’au Congrès sur le Déclin culturel de l’Histoire de l’Islam de Bordeaux de 1956 on a accusé d’être la cause principale de ce déclin (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2 : Déclin culturel de l’Islam). Et c’est aussi ce lien que de nombreuses féministes égyptiennes ont souhaité rompre. Faire clairement la différence entre ce qui est religieux et ce qui est social, comme l’a demandé par exemple Doria Shafik dans sa thèse de 1939 : La Femme et le droit religieux dans l’Egypte contemporaine (voir mon site Bloc-notes 2019 : Trois féministes égyptiennes). Il est donc facile pour les fondamentalistes d’aujourd’hui de vouloir imposer aux femmes actuelles un mode de vie qui est celui de l’époque de leur Prophète, puisqu’il est décrit dans les textes sacrés. Même le port du voile cité dans les sourates 24 et 33.
Un mot pour finir. Les religions ne se résument pas à leurs seuls textes sacrés, leurs textes révélés. Elles sont aussi faites de tous ceux qui ont joué un rôle dans leur création et leur évolution historique et qui les ont influencées. Ainsi si la religion catholique a une si grande répugnance pour les choses du sexe, elle le doit d’abord à Paul, mais aussi à ce grand pécheur qu’était Saint Augustin. Et si la religion protestante luthérienne y est moins opposée c’est que dès le départ Luther s’est marié à une nonne et trouvait qu’il y avait beaucoup d’hypocrisie chez tous ces prêtres qui, à son époque, vivaient maritalement. Et voilà qu’au XXIème siècle l’Eglise catholique est toujours opposée au mariage des prêtres et que l’Eglise luthérienne a de nombreux pasteurs femmes !
Pourtant il m’est difficile de conclure. La question que je posais était celle-ci : pourquoi les cultures dominées par les trois grandes branches du monothéisme d’origine sémite ont-elles une telle méfiance de la femme et de la sexualité. Ai-je la réponse ? Est-ce Ève la réponse ? Je ne sais pas. Peut-être faut-il chercher encore ailleurs. Peut-être est-ce tout simplement l’extraordinaire puissance de la sexualité, semence de rébellion, de révolte. Dont même le grand Dieu jaloux et coléreux du monothéisme aurait peur ?