(à propos de Daniel Mendelsohn : An Odyssey – a father, a son and an epic, William Collins, 2017)
J’ai finalement reçu ce livre que m’avait recommandé un ami internaute. Et j’ai pris énormément de plaisir à le lire. Je ne comprends d’ailleurs pas comment il a pu m’échapper quand il a paru en France ! En tout cas grand merci à l’ami en question !
Je pensais d’abord en parler à la suite de ma note intitulée : Retour à Homère, mais le livre est trop riche pour être traité dans un simple post-scriptum. D’ailleurs c’est d’abord une histoire de relation fils-père. Tout en étant une plaisante analyse de l’Odyssée. C’est ce qui fait tout son charme. Un universitaire organise un séminaire avec ses étudiants basé sur le deuxième chant épique attribué à Homère, celui qui relate le voyage de retour d’Ulysse vers Ithaque. Un séminaire fait de réunions hebdomadaires qui s’étend sur plusieurs mois. Le père de l’universitaire, un scientifique rationnel, peu porté aux émotions, un homme à principes, âgé de plus de 80 ans, s’invite au séminaire de son fils. Et y porte la contradiction, souvent plaisante. Plus tard le père et le fils s’embarquent sur une croisière à thème en Méditerranée censée suivre la pérégrination d’Ulysse. Et le tout est basé sur une expérience réelle, vécue, auto-biographique…
Relation père-fils.
Bien que le père et le fils soient à priori très différents l’un de l’autre, c’est aussi un beau témoignage d’amour du fils au père. Un fils qui cherche à comprendre son père. Et qui finalement se rend compte que la personnalité du père est plus complexe qu’il ne l’a cru. Qu’il ne se l’est imaginé. Et qui reçoit aussi la preuve de l’amour que le père éprouve pour lui.
Je crois qu’il est assez normal qu’un fils essaye de savoir qui était vraiment son père, ce qu’il a pensé, ce qu’il a fait. Déjà rien que pour chercher à comprendre ce qu’il a de commun avec son père, ce qu’il lui doit. Et je crois que c’est une quête que le fils entreprend souvent quand lui-même est déjà d’un âge avancé. Ou quand il est trop tard pour parler avec le père. Parce qu’il est mort. Alors il faut passer par d’autres chemins. Chercher des souvenirs du passé. Interroger des témoins. Membres de la famille ou non. Moi-même je me suis engagé dans cette voie. En passant par Schopenhauer (voir : Mon père et Schopenhauer) !
D’un autre côté la communication entre le fils et le père n’est pas toujours aisée. Peut-être parce qu’il y a naturellement une certaine pudeur entre père et fils. Parce qu’ils sont du même sexe. Et que, très naturellement, la figure du père s’impose comme un modèle pour le fils. Et que le père voudrait que son fils lui ressemble. Ou le dépasse. Accomplisse ce que lui-même n’a pas pu accomplir. Alors que le fils a peur de décevoir le père. Ou simplement s’oppose au père. Au « modèle ». Au fond, on retrouve la même opposition entre mère et fille, avec quelques différences dues aux différences entre les sexes, que nous décrit Elena Ferrante déjà citée dans ma note sur Homère.
Mais la difficulté de communication entre père et fils peut aussi venir d’une différence entre personnalités. Ainsi dans le cas des Mendelsohn père et fils il y a une barrière. Le père est mathématicien, logique, rigide. Croit à l’effort. Le croit nécessaire. Peu causant, pas d’effusions. Le fils est littéraire, émotionnel, homosexuel (même si cet aspect n’a jamais causé de problèmes entre eux), sociable, écrivain. Le père déteste le mensonge, donc il déteste Ulysse ! Un mariage est un mariage, donc il déteste les coucheries extra-maritales d’Ulysse. Et très vite il intervient dans le séminaire de son fils : Ulysse n’est pas un héros puisqu’il pleure tout le temps : ainsi sur l’île de Calypso, alors qu’il est assis, regardant, désespéré, la mer (mais papa, on n’est pas dans un western, on est chez les Grecs anciens). Ulysse n’est pas un héros, il est continuellement aidé par les dieux (c’est vrai mais c’était déjà le cas dans l’Iliade). Ulysse n’est pas un héros puisqu’il ne contrôle pas ses hommes (c’est vrai, cela m’avait frappé également. C’est une de ses faiblesses et c’est d’autant plus frappant que cela se passe dans des épisodes – les vaches du Soleil – qu’Ulysse raconte lui-même). Ulysse n’est pas un héros parce qu’il est un vantard (cela est vrai aussi. Autre faiblesse du héros qu’il raconte lui-même : c’est quand il proclame son vrai nom au Cyclope borgne depuis son bateau, ce qui va déclencher la colère de Poseidon. Mais cela rend aussi le héros plus humain).
Dans le séminaire de Daniel Mendelsohn on étudie d’abord les 4 premiers Chants et on évoque le voyage de Télémaque à Sparte. Et on parle beaucoup d’éducation. Ce voyage sert-il d’éducation au fils d’Ulysse ? Le père trouve que non, que Télémaque ne prend pas d’initiative, que c’est Mentor, c’est-à-dire Athénée qui lui dit tout ce qu’il doit faire. Les étudiants ne sont pas d’accord. Il est sorti de chez lui, il prend de l’assurance, et il apprend. Les hauts-faits de son père d’abord. Un père qu’il n’a jamais connu. Et puis il y a les étranges confidences d’Hélène. Elle avait reconnu Ulysse quand il s’était introduit, déguisé en mendiant (comme il va le faire à son retour à Ithaque), dans Troie et elle ne l’avait pas trahi. Elle avait déjà commencé à regretter ce qu’elle avait fait, le crime commis : abandonner un mari valeureux. Et elle avait pris le parti des Grecs. Foutaise, lui répond Ménélas : une fois le cheval de bois dans la ville et nous dedans, tu nous as appelés par nos noms, tu allais nous trahir. Mais Hélène avait prévu le coup : elle avait versé une drogue dans le vin et la discussion en reste là. Qu’a-t-il appris, Télémaque, demande encore Daniel Mendelsohn à ses étudiants. Il a appris quelque chose sur le mariage, finit-il par dire.
Il est vrai que l’Odyssée peut aussi être interprétée comme une étude de la relation père-fils. Télémaque n’a jamais vu son père. Il a entendu parler de ses faits d’armes devant Troie. Hélène dit qu’il ressemble à son père comme deux gouttes d’eau. Mais il a peur de ne pas être à la hauteur de son père. Il est impuissant face à la morgue des prétendants. Trop jeune, il est vrai, mais quand même. Quand il demande que les citoyens se réunissent en agora, son discours est raté. Plus tard, quand son père se fait reconnaître par lui, les choses semblent s’améliorer. Il va combattre avec son père. Mais quand il veut tendre l’arc il n’y arrive pas. Et c’est par sa faute que les prétendants réussissent à récupérer leurs armes qu’Ulysse lui avait demandé de bloquer. Mettant ainsi en grand danger l’issue du combat. Mais Ulysse ne dit rien. Il est heureux de trouver ce fils. Et finalement Télémaque prend sa part dans la bataille. Et c’est sa lance qui perce la gorge d’Amphinomous, le plus gentil des prétendants !
Après la bataille et les retrouvailles entre Ulysse et Pénélope, il y a encore la rencontre entre Ulysse et son propre père. Car Ulysse aussi est fils. Et son père le croit mort. Et vit en sauvage. Désespéré de la déchéance du royaume d’Ithaque. Alors, comme à son habitude, Ulysse raconte une histoire à son père, un mensonge. Pour quelle raison ? Pour plaisanter, par habitude ? Mais alors il se passe quelque chose d’étrange : il ne peut pas raconter l’histoire jusqu’au bout. Pour moi c’est simplement parce qu’il lui est impossible de regarder en face la souffrance de son père qui se jette à genoux, se lamente, ramasse de la terre et la jette sur sa tête. Mais Daniel Mendelsohn semble voir les choses différemment. Pour Homère, dit-il, « le seul mensonge vraiment inimaginable est celui qu’un fils peut dire à son père ». Et il y revient plus tard lorsqu’il est assis à l’hôpital à côté de son père qui est totalement inconscient après avoir été touché par une hémorragie cérébrale. Et qu’il se repose l’éternelle question : « Qui est cet homme ? ». « Alors j’ai pensé que, de toute façon, je n’ai jamais été capable de répondre à cette question », dit-il. « Mon esprit retournait au passé, pensant à toutes ces choses que je pensais avoir gardées secrètes au cours de tant d’années et qu’il connaissait en fait depuis longtemps. Au fond, pourquoi pas ? C’est lui qui m’a fait. Un père fait son fils avec sa chair et son esprit puis le forme avec son ambition et ses rêves, avec ses cruautés et ses erreurs aussi. Mais un fils, bien qu’étant né de son père, ne peut connaître son père entièrement, parce que son père le précède ; son père a vécu tant plus que son fils, ainsi le fils ne peut jamais le rattraper, ne peut jamais tout savoir. Pas étonnant que les Grecs aient pensé que peu de fils égalent leurs pères, que la plupart n’y arrivent pas, que très peu les surpassent. Ce n’est pas une question de valeur, c’est une question de savoir. Le père connaît le tout, le fils ne peut jamais connaître le père ». « Rien d’étonnant donc qu’Ulysse ne puisse mentir à Laerte à la fin du poème ».
Polytropos
Le premier mot du premier vers de l’Odyssée est andra (Άνδρα), homme, dit Daniel Mendelsohn en commençant son séminaire. Et c’est vrai. Ulysse n’est pas nommé. Mais le 5ème mot c’est polytropon (πολύτροπον). C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire. Le sens littéral de polytropos, dit Mendelsohn, est bien de beaucoup de tours. Au sens figuré qu’il a dans le poème, l’adjectif qualifie un homme dont l’esprit a beaucoup de tours, de tours tordus, dont tous ne sont pas toujours strictement légaux, dit-il encore. Moi, dans mes souvenirs, mes profs de grec ont toujours utilisé la qualification aux mille ruses, aussi systématiquement que l’aurore était toujours aux doigts de roses. Dans la traduction de Victor Bérard reprise dans la récente publication de Tout Homère on trouve aux mille tours au premier vers, mais dans le reste du texte on parle en général du divin Ulysse ou d’Ulysse l’avisé. Les traducteurs retenus par l’édition scolaire de Garnier choisissent l’expression : le héros aux mille expédients. Et c’est ce qualificatif qui est souvent repris dans le reste du texte, même si quelquefois Ulysse est simplement illustre ou noble. Enfin le vénérable traducteur du XIXème siècle, Eugène Bareste, adopte l’expression suivante pour le premier vers : Muse, chante ce héros, illustre par sa prudence… Bizarre, cet appel à la prudence. Même si on ne peut nier qu’elle fait partie des qualités de notre héros, on ne voit pas bien le lien avec les tours ! Or il l’utilise encore souvent dans le reste du texte : le prudent Ulysse, mais aussi le divin et intrépide Ulysse.
Daniel Mendelsohn estime qu’il faut aussi interpréter polytropos dans le sens spatial, géométrique : Ulysse tourne en rond dans son long voyage qui devait le mener chez lui. C’est aussi ce que dit Silvia Milanezi, professeure d’Histoire grecque à l’Université de Paris-Est-Créteil, qui annote la traduction de l’Odyssée par Victor Bérard dans Tout Homère : « Si cette épithète souligne la ruse sans égale qui permet à Ulysse de se tirer toujours d’affaire, elle pointe également les difficultés qui marquèrent son retour plein d’embûches. Le héros a, en effet, fait beaucoup de tours et de détours ».
Mais Mendelsohn va plus loin. C’est l’Odyssée elle-même qui fait des tours, dit-il, des tours dans le Temps, comme Ulysse fait des tours dans l’Espace. J’avais noté comme lui ces sauts dans le récit : le voyage de Télémaque à la recherche de son père dans les Chants I à IV, Ulysse chez les Phéaciens, Chants V à VIII, les aventures qui précèdent racontées par Ulysse lui-même dans les Chants IX à XII, le débarquement à Ithaque et le massacre de prétendants dans les Chants XIII à XXII, la réunion avec Pénélope au Chant XXIII et enfin le Chant XXIV où Laerte, Ulysse et Télémaque sont réunis tous les trois, le passé, le présent et le futur, dit Mendelsohn. Moi j’y voyais une des grandes différences avec l’Iliade, une forme moderne, avais-je dit. Pas du tout, dit Mendelsohn. C’est tout à fait dans la tradition grecque. Hérodote l’emploie continuellement dans ses Histoires, quand il raconte les guerres entre Grecs et Perses et qu’il fait par exemple une longue digression sur l’Egypte. Mais ce ne sont pas non plus de simples digressions, dit encore Mendelsohn. C’est une « composition en cercles » qui vient de l’oralité. On raconte quelque chose et on est amené à faire un retour en arrière pour expliquer. Et puis on revient au présent. Ou on remonte encore plus loin dans le passé. L’histoire de la cicatrice sur la jambe d’Ulysse qui amène sa reconnaissance par son ancienne nourrice et la chasse aux sangliers qui l’a causée, alors qu’il était dans sa prime jeunesse, est un très bon exemple de cette technique narrative. Qui peut même s’aventurer dans le futur. Comme le dernier voyage annoncé pour Ulysse qui doit repartir pour apaiser définitivement Poseidon. Aller loin dans les terres avec une pagaie sur l’épaule jusqu’à ce que quelqu’un lui demande si c’est un outil agricole et qu’il a donc atteint un endroit où plus personne ne sache rien ni de la mer ni de Poseidon. Et c’est là qu’il devra faire un dernier sacrifice à ce dieu coléreux. Et, enfin, trouver la paix. Mais, à mon avis, Ulysse ne la trouvera jamais. Car il est drogué à l’aventure, aux voyages, aux découvertes…
Quant au caractère d’Ulysse je continue à penser qu’il est d’abord intelligent avant d’être rusé. Je dirais même sage quand on considère ses interventions dans l’Iliade où il essaye de calmer aussi bien Achille qu’Agamemnon. Et à l’intérieur du cheval de bois c’est encore lui, nous apprend Ménélas dans l’Odyssée, qui sauve les Grecs en leur demandant de ne pas répondre à Hélène qui les appelle en imitant les voix de leurs épouses. C’est aussi son intelligence qui l’incite à la prudence dont il fait preuve à de multiples occasions. Quant au cheval de bois il démontre son imagination ! Alors il se trouve que l’un des étudiants de Daniel Mendelsohn émet une idée ingénieuse : puisqu’on dit qu’il est aussi le prince des menteurs, ne pourrait-on penser que toute une partie de ses aventures, celles qu’il raconte aux Phéaciens et qui font l’objet des Chants IX à XII, pourraient être entièrement inventées ? D’autant plus que c’est là que sont concentrées toutes celles qui contiennent le merveilleux marin ? Lotophages, Cyclopes, Eole, Circé, Enfers, Sirènes, Charybde et Scylla, bœufs du Soleil. Merveilleux dont l’érudit Gabriel Germain a cherché les sources dans son : Genèse de l’Odyssée – Le fantastique et le sacré. Mendelsohn est interloqué. Les étudiants insistent : ne pourrait-on penser qu’Ulysse invente tout cela à partir de ce qu’il a vécu réellement ? Circé a beaucoup de choses en commun avec Calypso, les Phaéciens sont le contraire des Lestrygons, peuple anthropophage où Ulysse perd onze de ses vaisseaux, etc. Mendelsohn est tellement perturbé qu’il est obligé de téléphoner à l’une de ses anciennes professeures, une certaine Jenny. Quelle preuve avons-nous, donnée par Homère lui-même, demande Mendelsohn, qu’Ulysse ait réellement vécu ce qu’il raconte. Facile, lui dit Jenny, vois le vers 447 du Chant VIII : en emballant les présents que lui ont donnés, à son départ, les Phéaciens, il fait un nœud que lui a appris Circé ! Donc il a bien été chez Circé. Et tout le reste est vrai aussi. Voilà à quels jeux s’amusent les érudits !
Fénelon et les Aventures de Télémaque.
Et maintenant c’est moi qui vais faire un tour. Ou plutôt une simple digression. Comme j’en fais souvent. Mes malheureux lecteurs en savent quelque chose ! C’est bien après avoir fini la lecture du livre de Daniel Mendelsohn et avoir réfléchi à nouveau à la première partie, le voyage de Télémaque à Sparte, son aspect « éducation », que j’ai subitement pensé à un ouvrage, ou plutôt au titre d’un ouvrage, que je me souviens avoir vu dans la bibliothèque de mon père, parmi toute une collection de titres de littérature française, au dos en cuir ou en simili-cuir, publiés par une maison d’édition alsacienne, Istra peut-être, les Aventures de Télémaque de Fénelon ! Tiens, me suis-je dit, comment se fait-il que plus personne n’en parle de ce livre ? Il était pourtant célèbre à l’époque ! Et je crois bien que des extraits en figuraient dans nos livres de lecture !
J’aurais pu le télécharger à partir du net. Télémaque est digitalisé comme tous nos classiques par la Bibliothèque Nationale. Plus de 400 pages. Mais finalement j’ai préféré reprendre un vieux Lagarde et Michard laissé par ma fille dans sa chambre. Le XVIIème siècle. Fénelon est le dernier écrivain traité. Pas étonnant : son Télémaque a été publié un an avant le tournant du siècle, en 1699. Et dès la première phrase on constate que Fénelon a voulu coller à l’Odyssée : « Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvait malheureuse d’être immortelle. Sa grotte ne résonnait plus de son chant : les nymphes qui la servaient n’osaient lui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son île : mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d’Ulysse, qu’elle y avait vu tant de fois auprès d’elle » (Livre I). En fait il s’appuie sur le voyage de Télémaque à Sparte qu’il prolonge en inventant des naufrages et autres aventures maritimes qui amènent le fils d’Ulysse, accompagné de son Mentor, sur les traces de son père, jusque chez la belle Calypso, mais aussi en Crète et dans quelques royaumes imaginaires. Mais le roman n’apporte évidemment rien de nouveau pour la connaissance de l’Odyssée, même si Fénelon a certainement été un excellent helléniste. C’est que l’écrivain n’avait qu’un seul but : éduquer convenablement le Duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, et lui inculquer ses propres idées sur une bonne gouvernance. Cela aurait peut-être pu réussir, le père du Duc étant mort prématurément, le Duc est devenu Grand Dauphin et Fénelon aurait peut-être même été nommé Premier Ministre si le Grand Dauphin était devenu roi. Remarquez : ce genre de réussites n’est jamais certaine, voyez ce pauvre Sénèque et son élève Néron ! Quel échec ! Et l’élève de Fénelon était paraît-il intelligent mais plutôt violent. Ce sont les pires !
De toute façon, le Duc de Bourgogne est mort aussi et Fénelon est tombé en disgrâce. D’abord parce qu’il s’est entiché de quiétisme, une espèce de mysticisme auquel Boileau et l’Eglise se sont fortement opposés : les orthodoxes n’aiment jamais les mystiques qui, sous prétexte d’être unis à Dieu, négligent les règles. Et puis il est tombé doublement en disgrâce lorsqu’on a découvert son roman. Et que tout le monde y a vu une critique directe de l’absolutisme du Roi Soleil. Et je trouve qu’il a eu beaucoup de chance d’être simplement réduit à se terrer dans son archevêché de Cambrai (on l’a surnommé le Cygne de Cambrai), moi je trouve qu’il méritait la Bastille. Voyez plutôt :
« Le Roi peut tout sur les peuples ; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu’il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu’il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu’un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d’hommes ; et non pas que tant d’hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l’orgueil et la mollesse d’un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire, ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D’ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur, qu’aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire, que le reste des hommes… ». Et encore : « Ce n’est point pour lui-même que les dieux l’ont fait roi ; il ne l’est que pour être l’homme des peuples : c’est aux peuples qu’il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection ; et il n’est digne de la royauté qu’autant qu’il s’oublie lui-même pour se sacrifier au bien public… » (Livre V).
Il déteste la guerre : « La guerre épuise un État, et le met toujours en danger de périr, lors même qu’on remporte les plus grandes victoires. Avec quelques avantages qu’on la commence, on n’est jamais sûr de la finir sans être exposé aux plus tragiques renversements de fortune… Quand même on tiendrait dans son camp la victoire comme enchaînée, on se détruit soi-même en détruisant ses ennemis ; on dépeuple son pays ; on laisse les terres presque incultes ; on trouble le commerce… Un roi qui verse le sang de tant d’hommes, et qui cause tant de malheurs pour acquérir un peu de gloire, ou pour étendre les bornes de son royaume, est indigne de la gloire qu’il cherche, et mérite de perdre ce qu’il possède, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas » (Livre XI). Pas content, Louis XIV ! Je le comprends.
Et il est même écolo : « Lequel vaut mieux, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile ; ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre et modeste dans ses moeurs ? ». Et il n’a pas l’air de croire à la vertu des premiers de cordée chers au cœur de notre Président : « On dit que le luxe sert à nourrir les pauvres aux dépens des riches ; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté » (Livre XVII).
Restons-en là. On est loin de notre Odyssée. Mais je ne regrette pas ce retour à l’archevêque de Cambrai. Il annonce bien nos Voltaire, Rousseau et Diderot. Il a bien mérité de l’humanité.
Et maintenant revenons, une dernière fois, à notre Daniel Mendelsohn.
Poésie de l’Ithaque.
A la fin de la navigation thématique que les Mendelsohn, père et fils, ont entrepris autour de la Méditerranée à la mémoire d’Ulysse, voilà que, pour je ne sais plus quelle raison, grèves, peut-être début de la fameuse crise de la dette des années Tsipras, le capitaine avise ses passagers qu’ils ne pourront faire escale à Ithaque, sinon ils ne pourraient rejoindre Athènes à temps pour reprendre leurs vols retour. Alors pour compenser leur déception, il demande à Daniel Mendelsohn qu’il sait être un professeur helléniste, de leur faire un exposé sur Ithaque. D’autant plus qu’il a appris que c’est lui qui a réalisé une traduction anglaise du fameux poème du Grec d’Alexandrie, Cavafy.
Daniel commence par le poème Ulysses d’Alfred Tennyson qui date de 1833 et qui fait du héros de l’épopée grecque un héros romantique : « the longed-for destination has turned out to be unbearably disappointing – or, rather, the mere fact of having returned has been revealed as odious, symbolizing as it does an end to the adventuring where-in, he now realizes, the meaning of his life had lain », écrit Daniel Mendelsohn (le but si longuement désiré est apparu comme terriblement décevant, - ou plutôt, le seul fait d’être revenu s’est révélé comme quelque chose de détestable, symbolisant la fin de toute cette pérégrination aventureuse dans laquelle se trouvait en réalité, il ne le comprend que maintenant, le sens profond de sa vie). « How dull is it to pause, to make an end », dit le poème (qu’il est triste de s’arrêter, de faire une fin). Il se trouve vieux, sa Pénélope aussi (une femme âgée), comme ses compagnons (vous et moi sommes vieux). Et n’a qu’un but, retourner à la mer, mettre les voiles : « to sail beyond the sunset/of all the western stars, until I die » (naviguer au-delà du couchant, et de toutes les étoiles occidentales, jusqu’à ce que je meure).
Quant au poème de Constantin Cavafy, nous autres francophones, nous avons une grande chance, c’est de disposer de la traduction de celle qui l’a beaucoup aimé, notre Académicienne, la grande Marguerite Yourcenar. Et c’est avec sa version et la vision du poète d’Alexandrie que je vais terminer cette longue navigation avec Ulysse aux multiples tours :
Ithaque (Ἰθάκη)
« Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences.
Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi.
Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d'été, où (avec quelles délices !) tu pénètreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d'entêtants parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.
Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit. Ton but final est d'y parvenir, mais n'écourte pas ton voyage : mieux vaut qu'il dure de longues années, et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu'Ithaque t'enrichisse.
Ithaque t'a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n'a plus rien d'autre à te donner.
Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé. Sage comme tu l'es devenu à la suite de tant d'expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques ».
(Traduction par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras)
A la fin de leur voyage les Mendelsohn père et fils discutent des deux poèmes. Le fils demande au père s’il croit toujours que le but est plus important que le voyage. Le père reste persuadé que ce qui importe c’est d’arriver au but qu’on s’est fixé mais reconnaît que le chemin a ses mérites et que même errer peut être utile. Dans leur discussion ils ont l’air de ne pas voir de différence entre Tennyson et Cavafy. Je ne suis pas d’accord et Marguerite Yourcenar non plus. Tennyson dénigre Ithaque. Seule l’aventure compte. Cavafy demande que l’on accepte Ithaque. Et croit que l’homme devenu sage par le voyage en est capable.
Le poème de Cavafy, dit Marguerite Yourcenar, est à la fois « un plaidoyer pour l’expérience », et une « mise en garde contre les illusions de la désillusion ». C’est autant « l’importance accordée au souvenir » que la « lucide sérénité qui donne à Cavafy son aspect très grec de poète-vieillard, aux antipodes de l’idéal romantique du poète-adolescent, du poète-enfant ». C’est-à-dire de Tennyson.
Le seul poème de quelque importance que j’aie jamais commis s’appelle Nostalgies. Et il se termine ainsi :
Nostalgie du Nord
Nostalgie du Sud
L’important, au fond, c’est la Nostalgie
L’important c’est le désir. L’important c’est le rêve
Et même si le rêve se brise quelquefois
Il restera toujours
La douce Mélancolie
Durant son voyage Ulysse a la nostalgie d’Ithaque. A Ithaque il a la nostalgie de son voyage. Et moi, j’ai mes nostalgies à moi. Mais – faisons comme Daniel Mendelsohn, l’helléniste, de l’étymologie – dans nostalgie il y a la racine algos (άλγος), douleur. C’est donc une douleur mais c’est aussi un plaisir car le désir qui l’accompagne est déjà plaisir et le rêve qui est souvenir, images, est encore plus de plaisir. C’est quand le désir s’arrête, non parce qu’il meurt, mais parce que la sagesse, cette sagesse dont parle Cavafy, vous impose l’arrêt de votre désir que la nostalgie devient mélancolie. Douce mélancolie. Qui est aussi douce rêverie. Rêverie avec les images de votre souvenir. Et avec le plaisir qu’elles vous suscitent…
Post-scriptum : Pour ceux que cela intéresserait de réfléchir encore un peu plus sur ces belles notions de nostalgie et de douce mélancolie (et de leur histoire, en art entre autres), je les invite à parcourir ma petite étude intitulée tout simplement La Mélancolie sur ce site.