(A propos de l’essai Giono, furioso d’Emmanuelle Lambert, édit. Stock, novembre 2019 et de l’exposition Giono présentée au Mucem du 29/10/2019 au 17/02/2020, voir Giono, sous la direction d’Emmanuelle Lambert, édit. MUCEM, Marseille/Gallimard, 2019)
C’est une internaute qui m’a d’abord parlé d’Emmanuelle Lambert et de l’exposition Giono qu’elle organisait au MUCEM de Marseille. Une internaute dont la grand-mère était elle aussi une hôte du Contadour, une très belle femme, encore une, actrice du cinéma muet allemand et traductrice en allemand de plusieurs livres de Giono. J’ai bien vu l’article que le monde avait consacré à l’expo du MUCEM, mais sans mon internaute je n’aurais probablement pas acheté cet essai d’Emmanuelle Lambert, qui a d’ailleurs reçu le Prix Femina-Essais et qui l’a bien mérité. Car il est tout-à-fait original, mêlant de temps en temps des souvenirs personnels au récit, très vivant et aussi pas mal engagé. Et d’une très belle écriture : la conservatrice est écrivaine !
Si le furioso du titre rappelle l’Orlando furioso que Giono appréciait particulièrement, paraît-il (moi pas), l’adjectif convient bien aussi au style passionné de l’essai. Emmanuelle Lambert commence par dire qu’on se fait une image fausse de la première période de Giono, soi-disant chantre d’une Provence aimable et heureuse. Et elle montre tout ce qui peut se trouver de noir et de dur dans sa trilogie de Pan. Déjà dès le premier de la série, Colline, des hommes sont tout prêts à commettre un sacrifice humain. Mais j’ai toujours trouvé qu’il y avait de la dureté en Provence. Dans celle du Rhône et celle qui est à l’Est du Rhône surtout. La terre est aride et dure au fur et à mesure que l’on monte en altitude. Quand j’ai parlé pour la première fois de Giono dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque (au tome 1, sous le titre : Giono et Stendhal. Cendrars et ses amis) j’ai comparé le premier Giono à Ramuz, opposant l’idéalisme supposé de l’un à la dureté de l’autre. Mais aujourd’hui je me demande si je n’ai pas eu tort, si l’opposition est d’abord une question de style. Style poétique et fluide, mais proliférant et abondant chez le Giono des débuts, style rugueux, mais récit sobre et linéaire chez Ramuz. Alors que la psychologie des hommes est peut-être déjà plus proche que pourrait le faire croire la différence de style. Et que la suite ne fera que rapprocher encore plus les deux écrivains. Dans ce domaine du moins. D’ailleurs dès la parution de Colline, n’a-t-on pas fait le rapprochement avec La grande Peur dans la montagne de Ramuz ?
Si le furioso du titre rappelle l’Orlando furioso que Giono appréciait particulièrement, paraît-il (moi pas), l’adjectif convient bien aussi au style passionné de l’essai. Emmanuelle Lambert commence par dire qu’on se fait une image fausse de la première période de Giono, soi-disant chantre d’une Provence aimable et heureuse. Et elle montre tout ce qui peut se trouver de noir et de dur dans sa trilogie de Pan. Déjà dès le premier de la série, Colline, des hommes sont tout prêts à commettre un sacrifice humain. Mais j’ai toujours trouvé qu’il y avait de la dureté en Provence. Dans celle du Rhône et celle qui est à l’Est du Rhône surtout. La terre est aride et dure au fur et à mesure que l’on monte en altitude. Quand j’ai parlé pour la première fois de Giono dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque (au tome 1, sous le titre : Giono et Stendhal. Cendrars et ses amis) j’ai comparé le premier Giono à Ramuz, opposant l’idéalisme supposé de l’un à la dureté de l’autre. Mais aujourd’hui je me demande si je n’ai pas eu tort, si l’opposition est d’abord une question de style. Style poétique et fluide, mais proliférant et abondant chez le Giono des débuts, style rugueux, mais récit sobre et linéaire chez Ramuz. Alors que la psychologie des hommes est peut-être déjà plus proche que pourrait le faire croire la différence de style. Et que la suite ne fera que rapprocher encore plus les deux écrivains. Dans ce domaine du moins. D’ailleurs dès la parution de Colline, n’a-t-on pas fait le rapprochement avec La grande Peur dans la montagne de Ramuz ?
Et Emmanuelle Lambert découvre que la dureté est présente chez Giono lui-même. Et si cette dureté lui venait de la guerre ? Emmanuelle Lambert reconnaît le choc, l’immense douleur que Giono a eue lorsque son ami Louis a été tué, d’un coup mortel au ventre. Mais je me demande si elle a vraiment saisi la véritable nature de son pacifisme. Elle parle quelque part, me semble-t-il, de la peur panique qui vous prend dans les tranchées. Et elle n’a peut-être pas tort. J’ai trouvé dans une postface inédite à Angelo la description suivante des comportements humains face au choléra (mais qui peut s’appliquer aussi bien à la guerre, bien sûr) : « C’est le moment où toutes les passions humaines sont brusquement hypertrophiées par le danger mortel. Les lâchetés sont mille fois plus lâches, les cruautés mille fois plus cruelles. L’égoïsme n’est plus de bonne compagnie mais se rue de tous les côtés comme un mastodonte. La peur est si générale qu’on a pris l’habitude, pour échapper aux remords, de la considérer comme une vertu ». Mais je crois que cela va plus loin. Je crois que beaucoup de ceux qui l’ont vécue, cette expérience abominable, en ont tiré un dégoût insurmontable de l’humanité. Et d’abord des nations et des sociétés européennes. Du nationalisme qui a été la cause de ce bain de sang. Des politiciens et des généraux qui ont commis ce génocide. Car c’en était un, et je regrette amèrement qu’au moment où nous avons « célébré » le centenaire de la fin du cauchemar personne n’a cru utile de prononcer ce mot. Je me souviens d’Henri Fauconnier, l’auteur de Malaisie. Quand il se trouve sur son bateau pour rejoindre à nouveau ses plantations après la guerre, qu’il voit tous ces hommes qui fuient l’Europe pour ne plus jamais y revenir (lui-même n’y reviendra jamais et quand sa femme refuse de vivre en Malaisie il va s’établir en Tunisie), quand il voit les missionnaires repartir en « mission » : « Est-ce qu’ils n’ont pas assez à faire en Europe ? », dit-il, « Je voudrais le christianisme plus modeste après le bain de sang qu’il vient de s’offrir ». Et son frère Charles lui écrit : « Quelle horreur – quel dégoût. Je proteste de toutes mes forces, à tous les instants, sans plus rien y comprendre. Je proteste contre la laideur de cette humanité qui a perdu la raison. Au moment où l’on sent autour de soi le bel effort de vie de toute la nature, ce désir, cette volonté de tout détruire est si monstrueuse. Je voudrais être un sauvage dans un kampung solitaire ; ne rien avoir, ne rien savoir, vivre seulement ».
Alors on reproche à Giono d’avoir dit : plutôt allemand que mort (l’a-t-il dit ?), comme ces pacifistes allemands qui, après la deuxième guerre mondiale, ont crié : lieber rot als tot (plutôt rouge que mort). Emmanuelle Lambert précise : c’était en septembre 1937, dans les Cahiers du Contadour, qu’il a écrit : « Pour ma part, j’aime mieux être Allemand vivant que Français mort ». Moi, je peux le comprendre. Mais les autorités ne l’ont pas compris et l’ont mis en prison. Une première fois. Pas pour cette déclaration mais pour la signature de l’appel Paix immédiate du grand anarchiste et réfractaire Louis Lecoin (Giono a nié avoir signé mais Lecoin a reproduit le fac-simile du tract signé dans son bouquin, Louis Lecoin : de Prison en Prison, édité par l’auteur, Antony, 1947. Voir ce que j’en dis dans au tome 1 de mon Voyage : Giono et Stendhal, Cendrars et ses amis). Ceci étant dit, je me rends compte que je n’ai pas lu Le grand Troupeau et que je ne l’ai pas dans ma bibliothèque. Ce qui m’interdit peut-être de parler de l’influence véritable que la grande guerre a eue sur Giono. Mais je ne crois pas me tromper. D’ailleurs Pierre Citron, dans sa biographie littéraire, dit que Giono a voulu innover par rapport aux autres grands romans sur la guerre déjà parus en mettant constamment en opposition la guerre et « la paix des campagnes », le « troupeau humain mené à l’abattoir » et « le troupeau pacifique des moutons » (un peu comme Charles Fauconnier qui oppose le « bel effort de vie de toute la nature » et la « volonté de tout détruire » si « monstrueuse »). Et Pierre Citron pense qu’ « avec du recul, Giono ne sera pas très content de son œuvre ». Il faut dire que Les Croix de bois de Roland Dorgelès (1919), Le Feu d’Henri Barbusse (1916) et A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque (1929) qui venait d’être traduit en français, avaient déjà montré quel gigantesque massacre inutile avait été cette horrible guerre. Et en 1932, un an après la publication du Grand Troupeau, paraîtra Voyage au bout de la Nuit de Céline qui, de toute façon, écrasera de son style génial tous les autres récits de la Grande Guerre, ce Céline qui décrira cette guerre comme un « abattoir international en folie ».
Giono a été mis en prison une seconde fois à la fin de la deuxième guerre mondiale. Et là je trouve qu’Emmanuelle Lambert est peut-être un peu sévère pour ce qu’elle dit de ses « imprudences » pendant l’occupation. Essentiellement la publication du début des Deux cavaliers de l’orage dans la Gerbe d’Alphonse Châteaubriant et un reportage photographique dans Signal, journal contrôlé par la Wehrmacht. Elle en rajoute : correspondance aimable avec Gerhard Heller, traducteur, mais aussi le responsable, à Paris, de la politique littéraire des autorités allemandes ; participation « à des mondanités parisiennes » lors de la représentation de sa pièce Le Bout de la route. Elle reconnaît quand même qu’il a caché des juifs (dont la femme de Max Ernst), des opposants allemands et des réfractaires au travail obligatoire en Allemagne chez lui, qu’il avait des amis dans le maquis dont le chef local de la Résistance. Dans le catalogue de l’exposition du MUCEM c’est Jacques Mény, Président de l’Association des Amis de Jean Giono qui expose les faits de la manière la plus objective possible. On y trouve aussi les documents de tout ce qu’on lui reproche : pages de la Gerbe, reportage photo de Signal, lettre amicale adressée à Heller, etc.
Je connaissais déjà la plupart des données de ce dossier (par la bio de Pierre Citron, par l’album de la Pléiade aussi qui lui est consacré). Et je me suis déjà exprimé là-dessus dans ma note citée ci-dessus (Giono et Stendhal, Cendrars et ses amis). Il y a quand même deux faits scandaleux dans la façon dont Giono a été traité et qu’on aurait dû, me semble-t-il, mettre en lumière lors de cette expo (à partir du moment où l’on présente tous les éléments à charge) : le fait que la première liste noire composée par le Comité National des Ecrivains ne comporte que douze noms et que Giono y figure en compagnie de Brasillach, Céline, Chardonne, Châteaubriant, Drieu la Rochelle et Maurras (ainsi que Jouhandeau, Montherlant et Morand). C’est quand même énorme : Giono n’a jamais collaboré. Il n’y a aucun écrit de lui en faveur de l’Allemagne, de Pétain ou contre les juifs. Alors que Brasillach et Châteaubriant se sont tellement engagés dans la collaboration et l’antisémitisme qu’ils vont être condamnés à mort, qu’on connaît les idées fascistes ou antisémites (ou les deux) publiquement affichées de Céline, Drieu, Maurras, que Morand a été Ambassadeur du régime de Vichy (Roumanie et Suisse) et n’a pas cessé de fréquenter les milieux allemands quand il se trouvait à Paris (voir ce que raconte à son sujet et à celui d’autres éminents écrivains et intellectuels parisiens Ernst Jünger dans ses Journaux de guerre) et que Chardonne a encore écrit en 1943 un livre où il exprime son admiration pour Hitler (voir ce que j’en dis dans Chardonne et le Ciel de Nieflheim sur mon site Bloc-notes 2015). « L’amalgame de Giono avec ces hommes est répugnant », écrit Pierre Citron. Et il parle d’une accusation « démesurément injuste ».On comprend fort bien que les idées développées par Giono dans ses écrits d’avant-guerre : le malheur de l’homme vient de la civilisation mécanique et des grandes villes - l’homme moderne a deux ennemis, la ville et l’intelligence (sous-entendu : parisienne) - le paysan est sensible, a du bon sens, de l’intuition - la société moderne ne connaît qu’un dieu : l’argent, etc., ces idées utopiques qui ont conduit au Contadour, peuvent faire penser qu’il pourrait y avoir certains parallèles avec le pétainisme et sa recommandation du retour à la terre, mais, encore une fois, Giono n’a jamais collaboré avec le régime de Vichy et n’a jamais exprimé, publiquement, la moindre inclinaison pour les idées pétainistes !
L’autre scandale c’est le veto ordonné par le même Comité National des Ecrivains à la publication des écrits de Giono. Et l’obéissance à ce veto par les éditeurs et les critiques littéraires. Alors que Giono avait un besoin urgent de revenus. C’est ainsi que Giono ne publiera pas une ligne, livre ou en revue, en 1944, 45 et 46, écrit Pierre Citron. Et qu’il est littéralement étouffé. Financièrement et moralement. Et pourquoi ? La publication dans la Gerbe ? Bien d’autres y ont pourtant publié sans avoir le moindre ennui. Et Pierre Citron cite entre autres Copeau, Dullin, Cocteau, Poulaille, Colette, Peisson et Claudel. Ses photos dans Signal ? Cocteau y a eu les siennes en octobre 1942 et Marcel Arland y a même publié une nouvelle en décembre de la même année, écrit Pierre Citron. Aucun des deux n’a eu le moindre ennui après la guerre. Claudel était aussi l’auteur de la dithyrambique Ode à Pétain parue dans le Figaro du 11 mai 1941. Mais en juin 44 il a écrit un poème à de Gaulle. Claudel était un politique. Giono ne l’était guère. Un grand naïf politique. Qui n’a pas compris que les gens du régime, ceux de la Gerbe en particulier, avaient intérêt à montrer que l’homme du Contadour était un des leurs. Et qui a cru qu’on pouvait encore parler d’amitié franco-allemande, faire la différence entre Allemands et Nazis alors que les Allemands occupaient la France et que la seule position honorable était d’adopter le comportement de Vercors dans le Silence de la Mer.
Alors Emmanuelle Lambert regrette qu’il ne se soit pas mieux défendu, que des gens croient encore aujourd’hui que Giono était un « collaborateur ». Elle ne peut comprendre que cette bataille-là n’est pas la sienne. Trop fier pour cela. Elle ne comprend pas non plus son indifférence envers le sort des juifs. Ailleurs elle écrit plaisamment qu’elle n’a pas fait la guerre de 14. Mais elle n’a pas non plus fait celle de 40. Or qui à l’époque pouvait savoir qu’on déportait les juifs pour les exterminer de la manière la plus sauvage et la plus industrielle possible ? Combien d’années a-t-il fallu, après la guerre, avant que l’abominable vérité se soit installée dans toute sa dimension dans les esprits de chacun ? Giono était un provincial. Il n’a pas vu ce qu’ont vu les Parisiens. Mais Emmanuelle Lambert a probablement raison de dire qu’il a été insensible envers leur sort, aux juifs. Comme malheureusement la grande majorité des Français alors qu’il aurait fallu protester dès le premier jour lorsque Pétain a commis le premier de ses plus grands crimes : l’instauration du statut des juifs et toutes les lois qui y sont rattachées. Un racisme d’Etat installé par la France. Mais quels sont les intellectuels français qui ont encore eu le courage de protester contre ces mesures à ce moment-là ? Alors que la Gestapo n’était pas encore solidement installée dans toute la France ?
Mais revenons à l’œuvre de Giono. Une dernière fois. Les gens à qui elle parle de Giono, dit Emmanuelle Lambert, du moins ceux qui l’ont lu, se divisent en trois.
Les admirateurs du Hussard d’abord. J’en suis. Et le serai, éternellement. Le chef d’œuvre absolu. « J’aime tout dans ce roman », avais-je écrit dans ma note sur Giono, « la passion, la fougue, la jeunesse des personnages, l’histoire : le choléra, le voyage, les aventures de cape et d’épée, la stupidité et la méchanceté de la foule, la philosophie : le médecin, le «piéton», la mort, et puis le style si léger, si facile, si surprenant ». Mais je vois que, comme moi, Emmanuelle Lambert n’est plus capable de séparer le roman du film. Juliette Binoche et Olivier Martinez persistent sur vos rétines, dit-elle. Leur beauté. Mais pas seulement. Je connais beaucoup de cinéastes qui sont des littéraires et qui ont traduit des œuvres littéraires en films. Et les ont parfaitement réussis. Stanley Kubrick, John Huston par exemple. Mais je crois que le Hussard sur le toit de Rappeneau est unique (même si son Cyrano est une belle réussite, elle aussi). Je crois qu’il n’existe aucun autre film qui soit une illustration aussi parfaite, aussi lumineuse d’une œuvre littéraire. Cela vient beaucoup des interprètes choisis par le cinéaste, c’est certain : le jeune Olivier Martinez en cavalier nerveux, fier et naïf (qui est malheureusement parti plus tard rejoindre Hollywood) et la merveilleuse Juliette Binoche avec toute sa passion retenue et qui apparaît, comme dans le roman, en haut des marches d’une maison de Manosque qu’Angelo croit déserte, le visage éclairé par un chandelier à trois branches, ce « petit visage en fer de lance » qui est – ô miracle – celui de Juliette Binoche. Il n’y a qu’un passage où Rappeneau se permet une modification. La scène de l’attaque de la maladie, du choléra, et la lutte d’Angelo pour sauver Pauline, cette scène que Giono avait placée dans la forêt, au milieu des buissons, et que Rappeneau, pour la beauté du cinéma, place superbement dans un château abandonné. Mais pour le reste le film suit fidèlement le roman : « Il arracha les lacets qui nouaient la jupe à la taille. Il déshabilla la jeune femme comme on écorche un lapin, tirant les jupons et un petit pantalon de dentelle. Il frictionna tout de suite les cuisses, mais, les sentant chaudes et douces, il retira ses mains comme d’une braise… Il découvrit le ventre et le regarda avec attention. Il le toucha des deux mains, partout. Il était souple et chaud mais parcouru de crampes et de tressaillements…» Il ne cesse de frictionner, de masser, de lui mettre des pierres chaudes sur le ventre, de lui faire boire du rhum. Toute la nuit. Et puis, à la fin, n’y croyant plus, « il reposa sa joue sur ce ventre qui ne tressaillait plus que faiblement, et il s’endormit ». Et puis au petit matin, il ouvrit les yeux. « Il ne savait plus sur quoi de doux et de chaud sa tête reposait. Il se voyait recouvert jusqu’au menton par les pans de son manteau. Il respira fortement. Une main fraîche toucha sa joue. C’est moi qui t’ai couvert, dit une voix. Tu avais froid ».
Dans ma quête de l’influence de Blanche Meyer sur l’œuvre de Giono (voir : La Dame blanche de Jean Giono sur mon site Carnets) j’ai lu ou relu tous les romans du cycle et j’ai beaucoup aimé cet autre roman qu’Emmanuelle Lambert semble admirer aussi, Mort d’un personnage. Un autre chef d’oeuvre, sans aucun doute. Même si la fin, la déchéance de la belle Pauline, est difficile à supporter. Et, avant cela, j’avais découvert ce superbe Pour saluer Melville qui n’a strictement rien à voir avec ce pauvre Melville mais qui est un texte complètement fou et la plus extraordinaire déclaration d’amour que je connaisse ! Voir ce que j’en dis dans ma note.
Il y a un deuxième groupe d’admirateurs de Giono, dit Emmanuelle Lambert, ce sont les amoureux de sa première période, « avec tous les malentendus possibles », dit-elle. Je comprends qu’on puisse aimer ces livres. Regain, Que ma joie demeure, et tous les autres hymnes à la nature. C’est avec eux que j’ai appris à aimer Giono. Mais je n’ai aucune envie d’y revenir encore aujourd’hui.
Et puis il y a un troisième groupe : « les plus aguerris », dit-elle, « portent dans leur cœur Un roi sans divertissement, livre étincelant de blancheur, enrobé dans un désespoir calme. Le point final apposé au mot chef d’œuvre ». Je sais combien Emmanuelle Lambert admire ce texte, plus même que le Hussard. Ce n’est pas mon cas même si je reconnais que là Giono a atteint un sommet avec ce style dépouillé, tellement dépouillé qu’il en paraît secret, énigmatique par moments. C’est le roman du mal, dit Pierre Citron. Il me fait penser au Cœur des Ténèbres de Conrad, ai-je écrit. Dans les deux romans il y a un personnage qui personnifie le mal. C’est V. chez Giono. Et dans les deux romans les personnages qui vont à la rencontre du mal, Langlois chez Giono, Kurtz chez Conrad, le découvrent en eux-mêmes. Et c’est cela que je ne peux supporter. C’est la banalisation du mal. Inadmissible en ce siècle où le mal était aussi fréquent et aussi horrible ! Mais ailleurs encore Emmanuelle Lambert insiste : « l’oeuvre de Giono, après guerre, se réinvente de manière fracassante et double, dans le cycle du Hussard d’un côté, et dans les Chroniques de l’autre. Une part solaire enracinée dans le passé lointain des romans stendhaliens et lumineux… Et une part cruelle, frappée d’une netteté au scalpel pour les livres qui chroniquent une âme humaine sans fond ». Et aujourd’hui elle préfère les Chroniques, dit-elle. Parce que sa dureté y est nue. Son ironie est plus grande. Et son demi-sourire présent partout. Ceci est particulièrement vrai pour une des Chroniques qu’Emmanuelle Lambert semble admirer aussi et que moi aussi j’aime et j’admire : Les Âmes fortes. Surtout à cause de sa construction géniale. Une veillée funèbre où la vieille Thérèse raconte sa vie et où une voix anonyme de l’assistance, qu’on appellera la Contre, interpelle en la contredisant. Et puis dans la suite de la veillée Thérèse donne encore une autre image d’elle-même. Et à la fin on ne saura plus où est vraiment la Vérité ! Peut-être que tout est mensonge ? Ou, simplement, la Vérité, n’est-elle pas multiple ? « Une veillée funèbre mémorable », avais-je écrit dans mon texte sur Giono et Ramuz de 2001, « encore une fois une construction géniale (un «contre» qui contredit la narratrice principale et met le doute dans l’esprit du lecteur), et des héros rapaces, tordus, à la recherche du pouvoir. Des personnages qu’on aurait pu trouver, en plus simples, chez Ramuz. On est loin du doux, du gentil Giono d’avant-guerre ». Oui, c’est génial. Il n’empêche : c’est le Hussard que je préfère !
Je vais arrêter là. C’est probablement la dernière fois que je serai revenu à Giono. C’est déjà dans le premier tome de mon Voyage autour de ma Bibliothèque que j’ai longuement évoqué son œuvre (en 2001), à propos de mes lectures d’étudiant, de Cendrars et de ses amis et de Giono dans sa relation avec Ramuz et Stendhal (voir : Giono et Stendhal, Cendrars et ses amis). Plus tard j’ai étudié en profondeur sa relation avec Blanche Meyer et l’influence de leur relation sur sa création, en deux fois, d’abord au tome 1 de mon Voyage dans Giono et Blanche, l’amour au temps du choléra (2007), où j’ai commenté, à la suite de mon texte, l’étude de l’Américaine Patricia Le Page basée sur les lettres de Giono à Blanche sous séquestre dans une Université américaine, puis sur mon site Carnets d’un dilettante, en intégrant directement la thèse de Patricia Le Page dans mon étude que j’ai intitulée : La Dame blanche de Jean Giono (2011). Et puis je suis revenu encore deux fois sur les amours de Giono à la suite d’un mail reçu de la veuve de Pierre Citron et de sa publication d’un article dans la revue Histoires littéraires en 2013. Voir Jean Giono et les ordres étranges sur mon site Bloc-notes 2014. Et puis une dernière fois lors du décès de Suzanne Citron qui était historienne mais avait participé avec son mari Pierre au Contadour. Voir Décès de Suzanne Citron sur mon Bloc-notes 2018. Et puis, pour finir, j’ai dans ma Bibliothèque, obtenues grâce aux hasards du net, les fameuses 1300 lettres que Jean Giono avait adressées à Blanche Meyer et qui sont toujours au secret dans la fameuse Université américaine !