A Noël ma fille m’a offert un bouquin sur George Orwell écrit par un journaliste du Figaro : Adrien Jaulmes : Sur les traces de George Orwell, édit. Equateur, 2019. Il faut dire que ma fille connaissait l’admiration que j’avais pour l’écrivain. Elle avait peut-être même lu – mais là je me fais peut-être des illusions - ma note sur 1984 que j’avais publié sur mon Bloc-notes en 2018 (voir : Retour à Orwell et à 1984), après avoir acquis la nouvelle traduction française de l’ouvrage qu’avait entreprise Josée Kamoun et qui avait paru chez Gallimard cette année-là. En bon journaliste Adrien Jaulmes visite les différents lieux où Orwell a vécu, les villes de Birmanie où il était policier, la rue du Pot de Fer où il a vécu dans la dèche, la ville de Barcelone où il a vécu la traque du POUM par les communistes staliniens jusqu’à l’île de Jura dans les Hébrides où il a écrit dans la solitude son dernier roman, son chef d’œuvre. Tout ceci n’a pas beaucoup d’intérêt. Ce qui en a beaucoup plus c’est ce qu’il dit de sa vie et de ses livres.
C’est ainsi qu’il note que la deuxième partie de Wigan Pier avait été coupée par l’éditeur, très à gauche, Gollansz, parce qu’insultante pour certains leaders socialistes du moment. Alors j’ai été vérifier sur mon édition où la partie censurée est rétablie (voir : The Road to Wigan Pier, édit. Secker & Warburg, Londres, 1980, première édition 1937, première édition complète 1959) et noté effectivement d’abord que la deuxième partie du livre en représente presque la moitié (107 pages sur 230), qu’elle semble un peu hors de propos (on délaisse la population ouvrière exploitée des lieux pour parler socialisme et socialistes) et que la critique est sévère et même un peu incongrue. Encore que je le comprends quand il se gausse du folklorisme gauchiste : « One sometimes gets the impression that the words Socialism and Communism (?) draw towards them with magnetic force every fruit-juice drinker, nudist, sandal-wearer, sex-maniac, Quaker, Nature-cure quack, pacifist and feminist in England ». C’est que moi aussi un certain gauchisme (angélisme et libéralisme sociétal), souvent présent, par périodes, dans Le Monde, m’a toujours horripilé (en ce moment ressurgit l’affaire Matzneff et l’étonnante prise de position de Jocelyne Sauvigneau, ex-patronne du Monde littéraire). Il critique Shaw et Galsworthy à qui il reproche de changer avec l’âge : « the middle-class person who is an ardent Socialist at twenty-five and a sniffish Conservative at thirty-five ». Mais n’est-ce pas justement Bernard Shaw qui a dit : « il faut manquer de cœur pour ne pas être socialiste à vingt ans et manquer d’esprit pour l’être encore à trente » ? Mais ce qu’il reproche surtout aux intellectuels de gauche c’est de ne pas être capables de se débarrasser de leur esprit de classe, cette upper-middle class dont la façon de parler, de s’habiller, de se comporter, les marque une fois pour toutes et pour toujours. Alors que lui-même se dit faire partie de la lower upper-middle class (lower par les revenus), reconnaît être passé par le moule d’Eton et être incapable de feindre de parler cockney !
En parlant de 1984 Adrien Jaulmes observe aussi, comme moi dans ma note, que ce roman qui, dans l’esprit d’Orwell, devait être d’abord une critique véhémente de l’Union soviétique et du régime stalinien, se révèle aujourd’hui incroyablement visionnaire. La Russie de Poutine, dit Jaulmes, fait un usage orwellien des réseaux sociaux occidentaux en les infiltrant avec des fake news. La Chine a inventé un système merveilleusement orwellien de notation sociale. Et Jaulme semble avoir oublié les caméras et la reconnaissance faciale qui accompagnent la mise en œuvre de ce système. Des pans entiers de l’Histoire sont réécrits pour effacer des événements jugés subversifs. Tien An Men : inconnu ! Les Occidentaux, Amérique en tête, se livrent eux aussi à un espionnage généralisé, interceptant les communications par internet et surveillant des millions de gens sans le moindre contrôle judiciaire. Et plus loin Jaulmes parle encore de tous ces nombreux et dérangeants parallèles entre notre époque et le monde effrayant de 1984 : la surveillance constante et envahissante des écrans et des appareils connectés que nous promenons dans nos poches, le mensonge érigé en vérité, etc. Et il est frappé comme moi par les lynchages collectifs qui se déchaînent via les réseaux sociaux et qui évoquent de façon troublante les deux minutes de la haine obligatoires du roman. Orwell n’a pas le génie de Kafka et pourtant l’adjectif orwellien est aujourd’hui aussi communément utilisé que l’adjectif kafkaïen (ou que machiavélique). Simon Leys, dans son remarquable essai, Orwell ou l’horreur de la politique (réédité et revu chez Plon en 2006, la première édition date 1984), écrit en conclusion : « Vivre en régime totalitaire est une expérience orwellienne, vivre tout court est une expérience kafkaïenne ».
On va en parler de Simon Leys à propos d’un autre des livres majeurs d’Orwell, son Homage to Catalonia (édit. Secker & Warburg, Londres, 1986, édition complète 1959). Et surtout à cause de cette note de bas de page de Simon Leys (page 58) : « Notons qu’un de ses tardifs calomniateurs fut l’illisible Claude Simon. Dans ses Géorgiques (1981), la calomnie bête et basse n’est tempérée que par l’inintelligibilité générale de la prose. Mais, à moins d’être un académicien suédois, qui donc voudrait lire Simon ? » (Claude Simon a eu le Noble de littérature en 1985, quatre ans après la publication des Géorgiques). Me voilà cruellement déchiré. Moi qui admire Orwell tout en considérant que Claude Simon est l’un des plus grands écrivains français du siècle, avec Céline et Giono ! Voir ce que j'en dis au tome 4 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque: S comme Simon (Claude).
Alors il ne me restait plus qu’à relire les Géorgiques (Les Editions de Minuit, 1981). Dans mon souvenir m’étaient surtout restées les lettres de ce général de la Révolution qui n’arrêtait pas d’envoyer depuis toute l’Europe en guerre des recommandations à son intendante concernant les plantations et les animaux de sa propriété. Ce qui faisait penser à Virgile et à son long poème du même nom dédié à l’agriculture et à l’élevage. J’avais oublié ce malheureux chapitre IV où il reprend, selon sa manière à lui, toute la campagne espagnole de l’Anglais George Orwell. En se moquant de lui. Sur plus de 100 pages sur un total de 480. Et sa moquerie n’est pas gentille du tout. On dirait même qu’il lui en veut, à Orwell. De sa naïveté supposée ? De son idéalisme ? De sa position politique ? De sa volonté de mélanger littérature et politique ? Ou simplement de l’échec des Républicains ? Lui-même était venu à Barcelone un mois avant Orwell et dit quelque part qu’en quinze jours il avait tout compris, que l’échec était inévitable. Il avait 23 ans et avait été lui-même tenté à s’engager. Mais il est reparti. Sur le plan politique il était opposé à l’engagement en tant qu’écrivain. Mais ses idées étaient pourtant plutôt de gauche. Il a participé à la Résistance et, au moment de la guerre d’Algérie, il a été l’un des signataires des 121 qui proclamaient le droit à l’insoumission. Autre question : qu’est-ce qui lie les autres figures du roman à Orwell ? L’échec ? Le Général de la Révolution réussit plutôt sur le plan militaire, c’est sa fin de vie qui constitue un échec, parce que la Révolution est un échec : il a fallu près d’un siècle avant que le régime républicain s’impose durablement en France. Quant au propre personnage de l'auteur, l’un des rares cavaliers qui ait survécu à leur attaque par les chars allemands de la Meuse en 40 (et que l’on retrouve dans son chef d’œuvre, La Route des Flandres, Les Editions de Minuit, 1960), l’échec est le plus flagrant de tous, bien évidemment. Un échec qui vous met en rage !
Mais tout ceci n’explique pas ce persiflage de George Orwell.
Sur le net j’ai trouvé deux études qui essayent de comprendre. L’une est mise en ligne par les Cahiers Claude Simon, est intitulée : L’Orwell travesti de Claude Simon, ou la quatrième partie des Géorgiques et est signée Emelyn Lih de la New-York University (2016) (le titre fait allusion au Virgile travesti de Scarron). Bien que publié par les Cahiers Claude Simon, le texte n’est pas particulièrement tendre pour le Maître : « le lecteur se voit obligé de constater que ce n’est pas un hommage à Hommage à la Catalogne qu’il a affaire, mais à un rapport métatextuel hostile et parfois féroce ». L’autre texte est encore moins tendre, il correspond à l’exposé fait au Collège de France le 9 novembre 2010 par Jean-Jacques Rosat qui y est Maître de Conférences en philosophie. Le titre : Quand Claude Simon réécrit Hommage à la Catalogne. Mais il ne s’agit pas de condamner Claude Simon, ni de l’excuser. Il s’agit de chercher à comprendre.
Les deux Universitaires citent ce même extrait des Géorgiques qui est, au fond, le parfait résumé de ce que Simon pense de l’expérience Orwell, aussi bien sur le plan politique que sur le plan littéraire : « A la fin (O) fait penser à quelqu’un qui s’obstinerait avec une indécourageable et morne persévérance à relire le mode d’emploi et de montage d’une mécanique perfectionnée sans pouvoir se résigner à admettre que les pièces détachées qu’on lui a vendues et qu’il essaye d’assembler, rejette et reprend tour à tour, ne peuvent s’adapter entre elles ni pour former la machine décrite par la notice du catalogue, ni selon toute apparence aucune autre machine, sauf un ensemble grinçant d’engrenages ne servant à rien, sinon à détruire et tuer, avant de se démantibuler et de se détruire lui-même ». La réécriture de l’expérience catalane d’Orwell par Simon est un travestissement, dit Emelyn Lih, dans le sens donné par un certain Gérard Genette dans son étude Palimpsestes (Le Seuil, 1982) et qui rappelle le Virgile travesti dans lequel Scarron réécrit l’Enéide sur le mode burlesque. Je ne suis pas convaincu. Scarron cherchait à amuser (voir son Roman comique). Ce n’est certainement pas le but de Claude Simon. Mais les reproches faits à Orwell sont tellement nombreux – et certains frisent la mauvaise foi, il me semble – qu’Emelyn Lih, comme moi, est bien obligée de se poser la question : que lui veut-il donc, à Orwell ? Et que voulait-il qu’il fît ? Se taire, semble dire Claude Simon. Mais on peut aussi se poser la question si, finalement, Claude Simon, dans les Géorgiques, malgré tout ce qu’on a dit et répété sur son opposition totale à « l’écrivain engagé » sartrien, n’exprime pas, quand même, une opinion politique. J’y reviendrai. En attendant je note que Lih se demande elle aussi si Claude Simon ne traduit pas de cette façon sa propre « déception face à la défaite de la révolution et de la République espagnoles, déception ravivée par la lecture d’Orwell ? ».
Que dit le Professeur Jean-Jacques Rosat ? Pour lui aussi « la réécriture critique du livre d’Orwell » est « une opération à la fois littéraire et politique ». Il trouve intéressante cette opposition « entre la littérature dite pure et la littérature politique », entre « un maître de la langue littéraire française » et « un écrivain qui s’est défini lui-même comme un écrivain politique ». Un peu abasourdi néanmoins par « la violence d’un grand écrivain » ! Je trouve frappant ce constat qu’il fait ensuite : « la langue littéraire de Simon a pour effet de rendre littéralement illégitime (c’est-à-dire impossible dans un certain champ littéraire) l’expression d’un ensemble d’idées, de faits, de sentiments moraux et d’expériences politiques qui sont précisément ceux qu’il importait le plus à Orwell de pouvoir exprimer, ceux qui étaient au cœur à la fois de son engagement militant, de sa pensée politique et de ses motivations d’écrivain ».
Jean-Jacques Rosat a aussi l’avantage de faire une analyse littéraire du fameux chapitre IV des Géorgiques. Il note qu’il est divisé en deux parties qu’il appelle panneaux, la première étant divisée en trois volets qui reprennent chacun un moment du témoignage d’Orwell, sa fuite d’homme traqué à Barcelone en juin 1937 quand la police, sous l’influence des communistes, arrête tous les membres du POUM, le groupe communiste dissident avec lequel Orwell s’est engagé, sa guerre dans les tranchées du front de l’Aragon et sa participation aux combats de rue de la guerre intestine entre communistes d’une part, anarchistes et POUM d’autre part, en mai 1937, lors d’une permission. La deuxième partie est plus complexe. C’est « écrit d’une seule coulée, sur le rythme d’une course haletante… ». Le style est indirect : Orwell raconte. Et on revient à la chronologie des événements. Cette deuxième partie est probablement la plus critiquable car, en mettant en scène O. racontant, il l’attaque directement, l’accuse, par moments, de feindre, et même de mentir par omissions. Mais la première partie est également un peu vicieuse car on y a enlevé toute considération politique et morale. Ce qui fausse tout.
Je dispose dans ma bibliothèque d’une remarquable biographie littéraire : Claude Simon, une vie à écrire, par Mireille Calle-Gruber, édit. Seuil, 2011. J’y découvre que Simon s’est rendu à Barcelone en septembre 1936 avec un ami pêcheur de Collioure dit Popote qui est aussi le chef de la cellule communiste de la ville. Car « Claude est proche des communistes qui se réunissent au Café Pous », écrit Mireille Calle-Gruber. Grâce à sa branche paternelle, paysanne, originaire du Jura, Claude Simon « a cette faculté de proximité chaleureuse avec les gens simples », écrit-elle encore. Je me demande si ce n’est pas pour cela que Claude Simon se moque du Old Etonian qu’est Orwell qui a eu bien du mal à se faire accepter par les ouvriers de Wigan et qui dans les tranchées de l’Aragon est heureux d’être, au contraire, « totalement accepté par ses camarades » comme l’écrit Adrien Jaulmes, qui ne remarquent guère – et pour cause – son accent de classe. Avant de partir pour l’Espagne, le jeune Claude Simon (il a 23 ans) a pris la carte du Parti, ce qui lui permet d’obtenir, comme Popote (Louis Montargès), un sauf-conduit établi par le maire de Cerbère. Est-ce que cela voudrait dire que Claude Simon pourrait encore avoir des sympathies pour le PC en 1981, au moment de publier son roman, et que cela pourrait expliquer sa hargne envers Orwell chez qui l’expérience de Barcelone a fait naître une haine féroce contre le communisme stalinien ? Je ne le crois pas.
D’autant plus que Claude Simon fait un portrait saisissant des envoyés de Staline, que Jean-Jacques Rosat estime être les « pages les plus fortes et les plus vraies de tout le livre » :
Des gens venus qu’avec « un peu de linge de rechange et deux cravates », « toujours discrets, effacés », parlant « d’un ton paisible, courtois », « n’ayant rien à eux (ou plutôt pas à eux, en eux) que du pouvoir, ou plutôt quelque chose qui était comme l’essence du pouvoir, le détenant et l’exerçant non pas comme il (O.) avait cru jusqu’alors qu’il s’obtenait et s’exerçait, c’est-à-dire ou par la possession de richesses, en obligeant ceux qui ne possédaient rien à travailler pour eux, ou en dépossédant de leurs richesses des concurrents, mais un pouvoir sans retenue, sans ces entraves, ces limitations qu’apportent aux possesseurs de terres ou de machines la concurrence d’autres possesseurs de terres ou de machines, parce que pour autant que l’on possède des terres ou des machines il est impossible de les posséder toutes, d’atteindre à ce pouvoir total que peut conférer la bonne conscience de ne faire travailler personne à son profit personnel, et maintenant là invisibles derrière les fenêtres des bâtiments aux portes protégées par des mitrailleuses, des boucliers d’aciers ou des barrières de guéridons, se déplaçant discrètement dans des voitures aux rideaux tirés : non pas cruels, sanguinaires : simplement réfléchis, pragmatiques, chacun pourvu de plusieurs patronymes, de plusieurs passeports, au point qu’eux-mêmes sans doute ne connaissent plus très bien, avaient peut-être oublié (et d’ailleurs ils ne s’en souciaient pas) leur véritable identité, n’avaient en fait plus d’identité depuis longtemps… ».
Des monstres froids en somme. C’est orwellien, dit Rosat. Ou du moins 1984 ! Ce qui montre que Claude Simon n’est pas insensible à la politique. Quoi qu’on dise. Y-a-t-il une certaine admiration dans ce portrait ? Non, plutôt un constat. Un constat qui s’inscrit dans le « matérialisme simonien à son plus pessimiste », dit Emelyn Lih. Simon, dit-elle encore « est manifestement sceptique à l’idée que des lois ou des idéaux autres que ceux de la force ou de l’intérêt aient cours ». D’un autre côté il ne faut pas oublier que Claude Simon avait déjà tiré de son court séjour à Barcelone un autre roman, Le Palace (Les Editions de Minuit, 1962), qu’il avait vu la situation rocambolesque dans laquelle se trouvait la capitale catalane en septembre 1936, la multiplicité des factions, et peut-être compris comme il le prétend que l’échec était inévitable et que, peut-être, seule une autorité centralisée et forte, aurait pu avoir une petite chance de réussite. Il n’empêche : Mireille Calle-Gruber rapporte que Claude Simon avait d’abord été abasourdi par Barcelone entièrement aux mains des anarchistes, racontant à l’Express en 1962 : « …on se disait : c’est impossible, c’est délirant… que je crève dans trois jours, cela le vaut pour avoir vécu et connu ça ! ». Ce qui rappelle, me semble-t-il, l’émerveillement d’Orwell qui y voyait une anticipation du socialisme dans son état idéal, un enchantement. Mais chez Claude Simon l’enchantement n’a pas duré : ainsi, dans son roman Le Palace (le Palace c’est l’hôtel Colon à Barcelone où il avait été logé avec son ami Popote), l’un des personnages, l’Américain, compare la révolution catalane au « cadavre d’un enfant mort-né enveloppé de vieux journaux », découvert sous une grille d’égout, « un petit macrocéphale décédé avant terme parce que les docteurs n’étaient pas du même avis… ». Charmant ! Et à propos de L’Espoir d’André Malraux publié dès 1937, Simon parlera plus tard de « roman-feuilleton » et voit dans notre Ministre de la Culture du Général de Gaulle un « Tintin faisant la Révolution » !
Je me suis demandé si personne ne s’était étonné à l’époque de la présence d’Orwell dans le roman de Simon. Mireille Calle-Gruber, dans sa biographie littéraire, n’en dit rien. Tout au plus mentionne-t-elle un échange de lettres entre Simon et Jérôme Lindon qui a peut-être mis quelques réserves au sujet d’Orwell. Mais Claude Simon n’est pas le genre d’écrivains à accepter le moindre changement, même d’une virgule, de la part d’un éditeur, même s’il s’agit du promoteur du « Roman Nouveau » que sont les Editions de Minuit ! Dans une des lettres citées Claude Simon fait un curieux parallèle entre le général de la Révolution et Orwell : tous les deux continuent à y croire alors qu’ils constatent que la « révolution a dégénéré » et tous les deux doivent envisager un retournement à l’encontre des « anarchistes », le Général le réalise en tant que membre du Comité de Salut public en faisant « arrêter son ancien collègue, l’hébertiste Choudieu » et Orwell « l’eût fait », « si le destin lui avait donné 24 heures de plus pour s’engager chez les communistes ». Là Simon est visiblement de mauvaise foi. Orwell, à un moment donné, voulait combattre à Madrid avec les Légions internationales et, pour cela se faire recommander par un ami communiste, mais le reste c’est de la conjoncture. Et Claude Simon sait très bien que si Orwell a tiré une leçon de son expérience espagnole c’est bien sa haine du bolchévisme stalinien.
Par contre ce que je conclus des réactions au roman citées par Mireille Calle-Gruber, des interviews donnés par Claude Simon aussi et de mes propres souvenirs de ma lecture à moi, c’est que les Géorgiques peuvent aussi se comprendre comme une réflexion sur le destin et son absurdité. Le Général a participé activement et efficacement à la Révolution puisqu’il a voté la mort du Roi, et pourtant, à la fin de sa vie, il voit l’avènement d’un Empereur ; le soldat des Dragons qui est Claude Simon combat sur son cheval des chars d’assaut – il est difficile d’imaginer quelque chose de plus absurde, et pourtant il l’a vécu ! Quant au troisième personnage, le pas si mystérieux O., il est venu risquer sa vie pour les Républicains et, à la fin, doit courir, sans s’arrêter, sur de nombreuses pages, pour échapper à la police de ces mêmes Républicains et sauver sa peau !
Mais laissons cela et essayons de conclure.
Je comprends parfaitement que beaucoup de gens considèrent que Claude Simon est illisible, que ses « collages » copiés de certains peintres, ses énumérations incongrues, ses mises en page surprenantes peuvent énerver. Il n’empêche. Une fois de plus, me replongeant dans la lecture des Géorgiques, je me laisse emporter par les vagues de ses phrases sans fin, de leur rythme, de leurs rouleaux, de cette langue française si divine, de ces images aussi, comme des instantanés, ou de ces courtes séquences cinématographiques. Je comprends fort bien qu’aujourd’hui, à l’époque des SMS, des tweets et des like, Claude Simon peut paraître encore plus illisible qu’à son époque. Il reste pour moi un génie de la littérature française.
Quant à Orwell, j’apprécie l’homme et le considère comme un modèle, malgré ses défauts. Un homme qui s’est fait, par étapes, au gré de ses expériences, qui a compris l’injustice de l’impérialisme en Birmanie, compris que les pires miséreux de Paris et Londres restaient des êtres humains, compris combien les ouvriers et les mineurs de Wigan étaient exploités par les riches capitalistes et compris, à Barcelone justement, avant la plupart de nos intellectuels de gauche européens, que le communisme stalinien était un totalitarisme aussi abject que le fascisme nazi. Et même si Orwell est un écrivain d’abord politique, il a réussi quelques chefs d’œuvre. Personnellement je trouve comme Claude Simon, je suppose, que Homage to Catalonia a bien des défauts. Je lui préfère ses Burmese Days (Secker & Warburg, Londres, 1985, première édition 1934) et quelques nouvelles qui proviennent également de son aventure birmane comme Shooting an Elephant (Secker & Warburg, 1950). Et puis il y a Animal Farm (Everyman’s Library, 1993, première édition 1945), avec cette trouvaille géniale : « Nous sommes tous égaux mais certains sont plus égaux que d’autres » ! Et, pour finir, vient son chef d’œuvre, 1984 qui, dans son esprit, était avant tout une description poussée jusqu’à ses limites du régime bolchévique, mais qui, grâce à son imagination visionnaire, reste plus actuel que jamais. Hélas.
Post-scriptum : En me replongeant dans la biographie de Claude Simon, je m'aperçois que nous étions voisins à Paris. Son pied-à-terre se trouvait au 3, place Monge, et le nôtre de l'autre côté de la place, rue Ortolan. Il est vrai qu'Orwell n'était pas loin non plus : la rue du Pot-de-Fer est le prolongement de la rue Ortolan !