(à propos d’Ursula K. Le Guin et de l’intégrale de Terremer publiée fin 2018)
J’ai déjà dit à plusieurs reprises combien j’estimais l’écrivaine de Science-fiction et de ce que les Américains appellent la Fantasy, Ursula K. Le Guin, en particulier à l’occasion de son décès, en janvier 2018 (voir : Décès d’Ursula Le Guin sur mon Bloc-notes 2018). Pas tellement à cause de son œuvre que parce qu’elle est une intellectuelle qui réfléchit sur cette littérature si particulière. Que beaucoup de gens bien-pensants estiment être de la sous-littérature. Alors qu’elle a écrit quelque part – je l’ai déjà dit - à propos de celui qui est peut-être le plus génial de tous les auteurs de la SF, Philip K. Dick, qu’il avait définitivement sa place, sur les rayons des grandes bibliothèques, dans l’ordre alphabétique, à côté de Charles Dickens. Et qu’elle raconte aussi le choc qu’a été en Amérique, après la guerre, la découverte de la trilogie de l’Anneau de Tolkien. C’était la folie chez les étudiants, dans les universités américaines, disait-elle.
Alors, quand, à la fin de l’année 2018, a paru l’intégrale des romans et nouvelles de son cycle d’héroïc fantasy de Terrremer (Earthsea en anglais) je l’ai achetée. Et j’ai apprécié tout particulièrement les nombreuses préfaces et postfaces, certaines inédites, de l’auteure que l’éditeur y a incluses (voir : Ursula K. Le Guin : Terremer- Intégrale, Introduction, postfaces et nouvelles inédites, Le Livre de Poche, 2018). Et dès l’introduction on trouve ce jugement : « L’idée que la fantasy serait réservée aux immatures découle d’une incompréhension à la fois de la maturité et de l’imagination ». Mais ce n’est pas pour défendre la fantasy que j’écris cette note. Inutile de chercher à convaincre ceux qui sont imperméables à la poésie de ce genre littéraire. Non, ce qui m’intéresse c’est ce qu’elle dit à propos de la femme dans la fantasy et la façon qu’elle l’y représente, elle. Je savais qu’elle avait trouvé – et cela, aussi, je l’ai déjà dit – que la SF était affreusement machiste, que la femme n’y était qu’une victime éplorée ou une poupée écervelée ou juste la soumise compagne du héros mâle.
A-t-elle entièrement raison en affirmant cela ? L’homme s’est toujours imposé dans l’histoire de l’humanité par sa force physique. Comme le mâle le fait dans beaucoup de sociétés animales : c’est un mâle qui mène une horde de loups. Du moins dans les sociétés prédatrices comme le sont les loups et les hommes. Alors que chez les éléphants ce sont les femelles, des sages, qui mènent les troupeaux d’éléphants. D’ailleurs il me semble me souvenir que dans le Cycle de Dune les femmes jouent un certain rôle, ce sont les femmes de l’institution des Bene Gesserit. Mais les élucubrations de Herbert sont tellement complexes qu’on ne sait plus très bien si les « Mères » Bene Gesserit sont des sages qui garantissent la pérennité de la race et de l’Empire ou si elles ne cherchent pas plutôt à le dominer en douce. D’ailleurs, dans le monde réel, les femmes qui arrivent à des places éminentes que ce soit en politique ou en économie, ne singent-elles pas les hommes ? En dureté et en violence ? Quand j’avais mis en conclusion à mon texte sur les femmes et les castes à Bali la remarque de l’amie lesbienne de l’héroïne du roman d’Oka Rusmini : la terre serait bien froide s’il n’y avait que les hommes, mon ami Serge m’a répondu : plus j’avance en âge moins j’y crois. « Plus la femme progresse, plus elle se met à ressembler à l'homme, et ce n'est guère réjouissant. Une femme à la tête du FMI, c'est un banquier. Une femme députée, c'est un politicien. Une femme officier est un soldat... ». Oui, je sais. On en revient toujours à l’exemple terrifiant de Madame Thatcher !
Or c’est justement là que cette intégrale de Terremer devient intéressante, c’est qu’on va y découvrir à la fois la façon dont Ursula Le Guin va traiter la femme dans sa fiction et les réflexions qu’elle y fait à son sujet.
Les trois premiers livres du cycle, elle les avait écrits en 1968, 1970 et 1972. Et si le deuxième, Les Tombeaux d’Atuan, avait déjà comme principale héroïne une femme, le quatrième livre où elle réapparaît, Tehanu, date de 1990. Or, dit-elle, « entre-temps, cette perception de la société que nous sommes réduits à appeler féminisme avait grandement prospéré ». Et cela allait forcément influencer son récit. Et sa prise de conscience.
Pourquoi, moi, femme, consciente de cet aspect machiste de la SF, m’étais-je coulée dans le moule, « pourquoi, moi, une femme, écrivais-je exclusivement sur les hauts faits des hommes ? », s’interroge-t-elle. Alors qu’il y avait tant de femmes qui auraient dû me montrer la voie. « N’avais-je pas lu Jane Austen ? Emily Brontë ? Charlotte Brontë ? Elizabeth Gaskell ? George Eliot ? Virginia Woolf ? ». C’est que, probablement, la SF était un monde à part. Un monde de héros, un monde d’hommes. Et l’héroïc fantasy encore plus.
Alors, commençons avec Les Tombeaux d’Atuan. L’héroïne du roman, est une jeune fille. Elle a été choisie, enfant encore, après avoir passé un examen comparable à ce qui se passait au Tibet pour la réincarnation supposée du Bouddha, pour devenir la prêtresse d’une cité souterraine de morts. Elle est surveillée par des Gardiennes sévères qui sont au service d’un Dieu-Roi, homme bien sûr. Peut-être Ursula Le Guin veut-elle faire allusion à toutes ces vieilles qui perpétuent l’esclavage des jeunes femmes, leur soumission à l’homme, au seul bénéfice du sexe masculin. Je pense par exemple aux coutumes d’excision ou de fibrillation en Afrique, mais pas seulement. C’est un fait répandu très généralement dans l’humanité : on dirait que les plus anciennes veulent que les plus jeunes passent par les mêmes épreuves qu’elles.
La jeune fille, prêtresse des Morts, des Puissances Anciennes, des Innommables, Tenar à qui on a imposé le nom d’Arha, règne sur une prison dans le désert, surveillée par des femmes et des eunuques. C’est un labyrinthe souterrain, terrifiant, obscur, peuplé de pierres tombales, avec un temple en ruine et un trône vacant. De temps en temps on y amène des prisonniers qui sont destinés à y mourir de faim et de soif. Quand on y enferme un premier groupe de prisonniers Arha/Tenar les laisse mourir comme on le lui a commandé. C’est un moment cruel, accablant, car ainsi elle « scelle sur elle-même la porte de la prison, et se condamne à vivre toute sa vie dans cette cage », écrit l’auteure dans une postface postérieure de 40 années à la publication des Tombeaux d’Atuan. On y trouve aussi, dans cette postface, une intéressante réflexion sur le pouvoir.
« Le mot pouvoir porte en lui deux sens distincts », écrit-elle. « Il y a d’abord le pouvoir de : la force, le talent, le don, l’art, la maîtrise d’un savoir-faire, l’autorité de la connaissance Et puis il y a le pouvoir sur : la régence, la domination, la suprématie, l’esclavagisme, l’autorité sur les autres ». Or « l’héroïc fantasy nous provient d’un monde archaïque », écrit-elle encore. Un archaïsme qui fait que les histoires se déroulent « selon le vieil ordre social, une organisation pyramidale du pouvoir… où un seul homme règne au sommet. Voilà le monde du pouvoir sur, dans lequel les femmes ont toujours été peu considérées ».
Alors arrive un nouveau prisonnier. Ged le héros du premier roman du cycle, Le Sorcier de Terremer, et que l’on va encore retrouver dans la suite du cycle. Ged a les deux pouvoirs. Tenar un seul. Mais alors Tenar exerce « son pouvoir de – son libre arbitre », dit Ursula Le Guin. Elle décide de laisser vivre Ged et, ce faisant, se libère elle-même. Car les deux vont s’entre-aider, après avoir réussi à vaincre leur méfiance réciproque, chacun se servant de son savoir, son pouvoir de. Bien sûr, dit-elle, elle aurait pu décider de laisser Tenar se libérer toute seule. Mais son imagination « se refusait d’accoucher d’un tel scénario ». « Ma conviction profonde », dit-elle « étant qu’aucun des sexes ne peut aller bien loin sans le concours de l’autre. Dans mon récit, ni la femme ni l’homme ne sont à même de se libérer tout seuls. Pas de ce piège. Chacun doit apprendre à demander à l’autre son aide, et à lui faire confiance. Une grande leçon, une connaissance précieuse pour ces deux âmes fortes, volontaires et solitaires ».
On est déjà bien loin de ces héroïnes féminines qui sont apparues depuis lors (au moment où elle écrit cette postface). « Les guerrières des fantasies épiques contemporaines – de brutales épéistes sans responsabilités domestiques ni sexuelles, lancées au galop pour massacrer du bandit – ont davantage l’air de petits garçons enfermés dans des corps de femmes, engoncés à leur tour dans des armures d’hommes ». Plaisant !
Mais on aura d’autres surprises avec la Tenar du quatrième roman du cycle Terremer, Tehanu, qui date de 1990. Après avoir retrouvé la liberté et son nom d’origine, Tenar commence à être l’élève d’un Mage. Oui, il y a des Mages dans Terremer. Des sorciers aussi et des dragons. Et alors ? Il y a des fées, des ogres et des magiciens et des sorcières dans nos Contes de Fées. Des djinns, des sorciers et des Mages dans les Mille et une Nuits. Et là on sait que les Mages viennent de l’ancienne religion de Zoroastre dont ils étaient les prêtres. Et il y a aussi des Nains, des Orques, des hobbits et des Mages dans le Seigneur de l’Anneau. Quelle importance tant que l’histoire contée est capable de vous y faire croire ? Non, ce qui est incroyable c’est ce qui se passe dans ce roman d’Ursula Le Guin : Tenar quitte son Mage et reprend une autre liberté : elle prend un mari, enfante et élève deux enfants. Pour être capable de bouleverser à ce point le genre du récit épique et comprendre elle-même ce qui a poussé Tenar à agir de la sorte il a fallu qu’Ursula Le Guin réfléchisse à la question féminine. Sérieusement. Correctement, dit-elle dans la postface à Tehanu. D’ailleurs le roman nous prépare d’autres surprises. Le héros masculin du Cycle, Ged, après des hauts faits racontés dans le troisième roman, L’ultime Rivage, débarque sur les terres de Tenar, après avoir perdu tous ses pouvoirs. Pouvoirs de grand Mage. Et se trouve désemparé. Un peu comme nous autres, dans le monde réel, quand nous avons pris notre retraite et que nous constatons que, subitement, nous n’avons pas seulement perdu notre pouvoir, mais aussi la considération de ceux qui font encore partie de la vie active. Ged est plus que cela : c’est un homme brisé qui va aller garder des chèvres. La déchéance. « Il a trop perdu », dit Ursula Le Guin dans sa postface, « sa réputation et son statut, le don qui avait guidé sa vie depuis ses jeunes années, tout son apprentissage… Comment pourrait-il vivre comme un homme ordinaire ? ». Et une sorcière – car il y a aussi des sorcières dans Terremer, des rebouteuses, des guérisseuses comme autrefois dans le monde réel – une sorcière amie de Tenar suggère un peu méchamment : « a-t-il jamais été autre chose que son pouvoir, ne reste-t-il de lui qu’une coquille vide ? ».
Ursula Le Guin avait déjà évoqué ces questions dans une conférence faite à Oxford en 1992. En faisant perfidement remarquer à son auditoire que « l’auguste pelouse » de « cette incroyable institution médiévale… fut interdite à Virginia Woolf ». Et puis elle nous apprend quelque chose qui nous avait échappé : les Mages n’ont pas de vie sexuelle. C’est encore la sorcière qui l’explique à Tenar : « les Mages renoncent à un grand pouvoir, le sexe, en échange d’un autre, la magie ». Et Ursula Le Guin, dans son exposé d’Oxford, fait le lien entre l’héroïc fantasy et l’épopée : ce n’est là qu’une ancienne tradition du récit héroïque : « le héros peut remporter une jeune épouse, pro forma, en guise de récompense, mais… la sexualité du héros n’est pas une prouesse mais une faiblesse. La force se révèle dans l’abstinence – dans la fuite des femmes et le remplacement de la sexualité par les liens non sexuels d’amitié masculine ». Moi qui connais quand même pas mal nos vieilles Chansons de geste, j’hésite un peu à la suivre sur ce terrain. Je pense en particulier à Tristan et Yseut et son pendant persan Wîs et Râmîn et j’y trouve pas mal de sexe ! Mais, bon, quand on étudie le CV de notre Ursula et qu’on y découvre qu’elle a eu des mastères en littérature française et italienne de la Renaissance, on peut supposer qu’elle a également une bonne connaissance de nos épopées et on est bien obligé d’accepter, du moins provisoirement, son point de vue. En tout cas voilà que le sexe fait une entrée remarquée dans ce quatrième roman du Cycle de Terremer. A la fin de l’histoire Tenar n’éprouve pas seulement de l’amour pour Ged. Elle le « désire » !
Alors vous allez me demander : est-on encore dans un registre de SF ou de fantasy ? Oui, rassurez-vous. Il y a la fille Terrhu, torturée, violentée, brûlée, éborgnée, victime innocente adoptée et aimée par Tenar, Terrhu qui grâce à son œil unique a une double vue. Il y a un Sorcier méchant que Ged arrive à tuer sans user de magie. Il y a un Dragon appelé par Terrhu et qui communique avec Tenar. Le Dragon et les femmes sont du même monde. Je m’en doutais un peu.