Pierre Boulle: dernières oeuvres

(NB: Cette note fait suite à la note intitulée: Salgari et Pierre Boulle)

J’ai finalement trouvé assez facilement ce livre de souvenirs d’enfance que Pierre Boulle a encore écrit trois ans avant sa mort (l’éditeur de Fallois paraît, lui, toujours bien vivant), voir : Pierre Boulle : L’îlon, édit. De Fallois, 1990. Ces souvenirs, plutôt pudiques, qui vont exactement de l’année de ses huit ans jusqu’à celle où il en a treize. C’est que c’est à cet âge-là qu’il perd son père. Je dis que le livre est pudique parce qu’il est rempli de détails sur les différents modes de pêche dans le Rhône, légaux ou illégaux, sur différents types de chasse aussi, sur les instruments utilisés (cannes, filets, barcasses, fusils, pièges, miroirs aux oiseaux, batteries d’appelants, etc.) et sur les braconniers aussi bien sûr et qu’on ne peut s’empêcher de penser que tout ceci n’est que mise en scène, qu’habillage, pour cacher la véritable raison d’être de ce livre qui est de témoigner tout son amour et son admiration pour ce père mort trop tôt. Il en est d’ailleurs conscient puisqu’à la fin du livre il dit qu’il a vu sa mère en rêve et qu’il lui a demandé si elle n’était pas fâchée de l’importance donnée au père. Elle a deviné mon sentiment et s’est mise à sourire. Tu as bien fait, m’a-t-elle dit… D’ailleurs, tout ce que tu racontes, ce sont des histoires d’hommes. Je ne pouvais y avoir qu’une place modeste. Une place modeste !, ajoute-t-il : Sans elle, l’Ilon n’eût pas été ce qu’il était. Elle était une Seguin, famille d’imprimeurs, d’Avignon aussi, et elle s’était intégrée, par amour de mon père, dit-il encore, dans cette famille Boulle si différente (si folle).
L’Ilon était un petit terrain au bord du Rhône que son père avait acquis, l’année où Pierre atteignit ses huit ans, en même temps qu’un vieux cheval et une carriole. Tout ceci à la fois pour son plaisir propre et celui de son fils. Un fils qu’il initie à tout, à qui il confie même un fusil quand il sera un peu plus grand, à qui il donne une liberté presque totale et à qui il fait entièrement confiance.
Pierre Boulle connaît bien sûr, il les cite même fréquemment, les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol. Il flotte d’ailleurs un petit air provençal sur ceux de Pierre Boulle. On oublie qu’Avignon fait encore partie de la Provence. Les gens de la campagne parlent encore le provençal entre eux quand les « citadins » ne sont pas présents. La famille de sa mère a édité l’auteur de Mireille et on cite même le fameux Maurin des Maures de Jean Aicard ! Mais il y avait une grande différence entre lui et le petit Marcel : celui-ci avait un ami de son âge, compagnon de jeux et de chasse. Alors que l’enfant Pierre Boulle est seul. Et n’a pour seuls amis (du moins à l’Ilon) que son père et son voisin, un marginal, grand pêcheur et grand braconnier, Pauleau. On a peut-être là un premier élément qui pourrait expliquer la personnalité de l’adulte, ingénieur et écrivain, Pierre Boulle : c’est un individualiste et un solitaire.
Il y a un autre élément qui a certainement son importance. La personnalité de son père et celle de la famille de son père. En apparence son père n’est qu’un bourgeois, un avocat. Mais pas du tout : d’abord il défend à merveille tous les braconniers du coin, s’en fait des amis, et en connaît autant qu’eux sur tout ce qui concerne chasse et pêche (il sait même quels affluents du Rhône sont en crue, Ardèche, Isère ou Saône, selon la couleur des eaux et laquelle de ces crues est favorable pour telle pêche ou non). Ensuite il a la chasse, et accessoirement la pêche, dans le sang, et ses ancêtres l’avaient aussi. Ainsi son frère qui est pianiste et professeur de piano a la passion pour une chasse bien particulière, « il appelle les perdreaux ». Il utilise bien sûr des sifflets fabriqués par un braconnier d’Avignon, un braconnier artiste. Mais encore faut-il savoir s’en servir, placer les lèvres, la langue et avoir le sens musical. Et les perdreaux affluent, se demandant, curieux : qui c’est celui-là, d’où il vient ? Et l’oncle qui s’est perché sur les branches d’un olivier n’a plus qu’à attendre que la compagnie se découvre (il se perche en hauteur plutôt que dans un buisson parce qu’un jour, ses appels étant tellement réalistes, il s’est fait tirer dessus par un autre chasseur !).  Ce qui n’empêche pas tout ce monde, père, oncle, grand-père et arrière-grand-père d’être de grands lecteurs et des hommes de grande culture. Il n’empêche, cette drôle de passion, et qui même chez son père, est si souvent à la limite de la légalité, n’est-ce pas elle qui a donné à Pierre Boulle ce petit côté rebelle, rebelle en tout cas à une vie trop ordonnée, trop organisée ?
Chasseurs et pêcheurs sont aussi le plus souvent de grands amoureux de la nature. Cela a l’air d’être le cas aussi bien du père de Pierre que de Pierre Boulle lui-même. Ainsi  la première chose qui frappe Pierre lorsqu’il arrive à l’Ilon, c’est un bosquet d’arbres, aux troncs nus : n’est-ce pas prémonitoire ? Est-ce la raison qui l’a fait planteur plus tard ? Voici comme il en parle, de ce « bosquet des aubes géants, qui entouraient la maison… et la surmontaient… comme pour la protéger des assauts du mistral », et il cite Mistral (le Poème du Rhône) :
…Les aubes,
Avec leurs troncs à haute tige, blancs,
Ronds et polis, comme on dirait des cuisses
De quelque nymphe ou déesse géante.
A cette époque la comparaison ne me serait pas venue à l’esprit
, dit-il, (je n’avais que neuf ans). Aujourd’hui, elle me paraît miraculeusement appropriée. Et les cuisses de nos déesses se terminaient à la base par des bourrelets d’une écorce plus sombre, qui aurait pu figurer leurs bottes…


Ce qui m’amène à parler de cet autre livre, un roman, paru à peu près à la même date que L’îlon, et qui nous ramène à la Plantation malaise. C’est Serge Jardin, l’Homme de Malacca, qui m’en a parlé. A propos de Boulle, m’écrivait-il, il faut que tu lises son avant dernier roman (Le malheur des uns...), comme un dernier clin d'oeil d'un vieux monsieur à sa jeunesse de planteur. Pour ne pas oublier que le métier de planteur est d'abord et avant tout un métier de saigneur ! (cette dernière phrase je ne l’ai comprise qu’après avoir lu le roman). Alors je l’ai acheté également. Et bien m’en a pris ! Voir : Pierre Boulle : Le malheur des uns… édit. de Fallois, 1990.
Et effectivement, dans ce roman, Pierre Boulle revient une dernière fois à sa plantation d’hévéas de Malaisie. L’histoire est simple, – trop simple, juge Annie qui n’a pas trop apprécié ce roman – le grand patron parisien de la Firme, propriétaire de plantations d’hévéas, a une idée, une idée de génie, pense-t-il, et qui a semblé échapper à tous ses concurrents : le Sida est apparu, ce sera bientôt un fléau mondial, tous les spécialistes pensent qu’on mettra longtemps à découvrir remède ou vaccin, donc la seule défense : la capote, or seul le latex assure un fonctionnement parfait de cet ustensile (il ne dit pas capote, bien sûr, mais préservatif). D’où une nouvelle vie possible pour les plantations d’hévéas. Et aussitôt il met son idée en pratique, lance de nouvelles plantations et sature de commandes tous les fabricants de centrifugeuses, appareils nécessaires à la production de ce caoutchouc haut de gamme qui est le latex (cela m’intéresserait d’ailleurs de savoir si c’est vrai que le Sida et les préservatifs ont sauvé la production des hévéas et ce qu’en pensent les islamistes malaisiens). C’est ensuite que le drame se noue. Une fois la machine lancée, le succès obtenu, les concurrents écrasés, le grand patron est inquiet. Et commence à se demander ce que la Firme va devenir si jamais on arrivait à arrêter l’épidémie, trouver un remède au Sida. Et il se met à suivre de très près l’évolution de la Recherche, va même y investir pour être mieux informé, et puis passe à l’acte, au sabotage. Plus tard encore l’un de ses financiers, un milliardaire chinois malaisien, intéressé dans les résultats de la Firme, s’associe à son action criminelle et va encore plus loin, passant du sabotage simple à l’attentat meurtrier, éliminant ainsi non seulement les résultats des recherches mais les chercheurs eux-mêmes, ce qui est évidemment bien plus efficace (là, j’ai quelques inquiétudes à propos de Pierre Boulle : n’aurait-il pas une dent ancienne contre la race chinoise ?). Je passe sur la fin de l’histoire qui a moins d’importance (le fils adoré du grand patron, envoyé en Malaisie pour préparer sa succession, attrape le Sida lui-même dans un bordel de Singapour, en meurt et le grand patron, comprenant enfin, on le suppose du moins, l’énormité de son crime, se suicide). Serge Jardin m’avait écrit après avoir lu ma note (Salgari et Pierre Boulle) qu’à son avis Pierre Boulle n’était pas seulement un brillant satiriste mais aussi un grand pessimiste, un mot qui était absent de ma note. Et il a probablement raison. Ce pessimisme transparaît, entre autres, mais pas seulement, dans ses romans ou nouvelles qui parlent de problèmes écologiques. Mais avec ce roman qu’il a écrit à l’âge que j’ai aujourd’hui, 78 ans, je crois qu’il y a encore un autre aspect de sa personnalité qui devient une évidence : Pierre Boulle est un moraliste.
Je me souviens, il y a très, très longtemps, je m’étais un jour demandé pourquoi on n’exige pas des Etats, dans leurs relations entre eux, la même attitude morale que l’on demande aux individus. Question évidemment totalement naïve (j’étais très naïf à l’époque !). Les Etats n’agissent que selon leurs intérêts. Et cela n’a pas changé. Aujourd’hui encore la Russie soutient le gouvernement syrien, parce que c’est son intérêt. Les Etats-Unis et la Chine bloquent toute initiative pour limiter le réchauffement climatique parce qu’ils pensent que c’est leur intérêt (mais ce n’est peut-être pas celui de leurs citoyens). Et Israël bloque la solution des deux Etats parce que ses dirigeants pensent que c’est l’intérêt d’Israël (mais là ils se mettent le doigt dans l’œil).
Or, depuis de nombreuses décennies ce sont les grandes Multinationales qui ont commencé à remplacer les Etats. Ou, du moins, devenir aussi puissantes, et quelquefois plus puissantes, que les anciens Etats. Et, elles aussi, n’agissent que dans leur intérêt. Et très souvent la morale est le moindre de leurs soucis. Les exemples pullulent. En ce moment l’exemple le plus frappant est constitué par les fabricants d’armes à feu américains. Ne suivre que son intérêt est à priori tout à fait normal pour une entreprise. Mais il est aussi évident que son action, en principe amorale, peut facilement devenir immorale, et, dans certains cas extrêmes, criminelle.
Pierre Boulle n’est certainement pas le seul, ni même le premier, à évoquer ce problème en littérature (d’ailleurs si j’ai utilisé, plus haut, le mot firme, c’est qu’il me semble qu’un roman a eu ce titre, la Firme). La BD s’en est emparée aussi : il n’y a qu’à voir le succès énorme de la série Largo Winch. Mais la façon dont Pierre Boulle traite le problème me paraît beaucoup plus subtile. Le grand patron de sa firme à lui n’est pas un criminel, ni même un homme immoral. Mais c’est quelqu’un qui a une idée fixe, le développement de sa firme. Et c’est cette idée fixe qui va l’entraîner progressivement, sans peut-être qu’il s’en rende compte sur le moment, vers l’action illégale d’abord, criminelle ensuite. Il y a longtemps que Pierre Boulle met en scène ce genre de personnages. C’est le colonel Nicholson qui a pour idée fixe d’achever son pont sur la rivière Kwaï, sans se rendre compte qu’il tue à la tâche ses soldats et qu’il agit contre l’intérêt de l’Angleterre. C’est le Professeur Mortimer, le gentil Mortimer, qui instille le cancer à une personne humaine pour sauver ses chimpanzés dont il est devenu amoureux. Mais il y a encore autre chose : depuis le Sacrilège malais Pierre Boulle analyse le fonctionnement de l’entreprise. C’est l’organisation, pense-t-il, qui est la cause de tous les maux. C’est elle qui donne tous pouvoirs à celui qui la commande, cette organisation. D’où arbitraire possible, non-contrôle d’un homme qui, à tout moment, peut commencer à déconner (souvenez-vous de Jean-Marie Messier, Maître du Monde !). Mais surtout elle rigidifie le système et elle empêche tous ceux qui l’acceptent, qui s’y adonnent, de penser !
Ce roman de sa vieillesse n’est donc pas simplement un retour à la plantation de sa jeunesse mais aussi un retour à ses idées de l’époque, au malaise qu’il avait ressenti, à son rejet instinctif, mais peut-être pas encore raisonné à ce moment-là, de l’Organisation avec un grand O !
Ce qui n’empêche qu’il a dû ressentir un certain plaisir à se souvenir du planteur qu’il a été. On le sent quand il décrit la plantation de nouveaux hévéas (des clones) ou quand il décrit avec brio cette opération qui précède immédiatement une plantation nouvelle, le brûlage.
Serge Jardin m’apprend qu’il y a encore un troisième planteur français qui est devenu écrivain (et qui a travaillé lui aussi sur la même plantation) : Pierre Lainé qui a écrit sous le pseudonyme de Christian de Viancourt des mémoires de planteur qui sont aussi les mémoires d'un opiomane, L’Oreiller de porcelaine (édité par You-Feng). Pierre Lainé, récemment décédé, me dit Serge Jardin, m'a raconté que toutes les anecdotes du Sacrilège malais reposent sur des histoires vraies (ainsi la maison de la Colline folle - Bukit Gila - a bien existé, détruite par un incendie). Serge Jardin trouve qu’on a là un trio extraordinaire – même si Lainé n'a sûrement pas le talent littéraire de Fauconnier ou de Boulle. Un trio absolument unique, dit-il.  Trois générations de planteurs (français) sur la même plantation (française). Du jamais vu, ni chez les Anglais, ni chez les Français d'Indochine, ni chez les Michelin d'Afrique. (Sûrement aussi la seule plantation à avoir gagné un Goncourt, ou avoir triomphé à Hollywood). 75 ans de témoignages par des hommes qui racontent leur  métier de planteur, la Malaisie aussi... Comme écrit Fauconnier en reniflant la terre qu'il va acheter pour planter des hévéas : « Ça pue bon ! ». Il faut croire que cette terre puait terriblement pour donner naissance à cette dynastie de planteurs-écrivains...
Ce sera le mot de la fin.