Hier soir nous avons vu un film de Wim Wenders sur Arte, Don’t come knocking, un film que je ne connaissais pas, dont je n’avais même pas entendu parler, alors qu’il avait bien été présenté à Cannes en 2005. D’abord l’histoire nous a paru plutôt farfelue : une équipe de cinéma dans le désert, l’acteur principal qui se tire, à cheval et en costume de cowboy, tombe sur un patelin perdu, échange bottes, éperons et cheval contre la chemise d’un péquenot qui sommeille dans un coin, demande s’il y a un train, puis on le voit s’éloigner, marchant sur les traverses d’une voie de chemin de fer qui s’étire jusqu’à l’horizon. Arrivés là on a décidé de changer de chaîne voir ce vieux Clint Eastwood, encore bien jeune à l’époque, faire son numéro de dur dans Dirty Harry. Et puis le Harry devenant de plus en plus dirty on est revenu chez Wim Wenders. Et peu à peu on est tombés sous le charme. L’histoire était toujours aussi farfelue : le vieil acteur, revenu de tout, alcool, drogue, filles, voué aux seconds rôles et aux films B, revient chez sa maman (sublime Eva Marie Saint) qu’il n’a pas vue depuis 30 ans mais qui le reçoit et le soigne comme s’il était toujours un petit garçon, lui révèle qu’une fille était venue la voir il y a 20 ans, enceinte de lui, et qu’il a donc un fils quelque part dans un coin du Montana. Il décide d’y aller, avec la vieille bagnole verte de son père (une Studebaker ?) , y trouve son ancienne amie (sublime Jessica Lange) qui n’est plus serveuse de bar mais patronne, pas étonnée du tout de le trouver là, lui montre son fils, musicien (Gabriel Roth), qui lui n’est pas content du tout, et puis voilà qu’une autre fille apparaît dans le bar une urne bleue dans les bras… On comprendra plus tard que l’urne contient les cendres de la mère de la fille, encore une que l’acteur a aimée à l’époque, et que la fille est sa fille et la demi-sœur du musicien. Racontée ainsi l’histoire paraît de plus en plus abracadabrante. Or c’est justement à ce moment-là que j’ai soudain compris que l’histoire importait peu et que ce film était en réalité un poème. Un poème né de ce que Wim Wenders avait vu et ressenti en parcourant l’Amérique, de cette jouissance, la jouissance d’images d’un autre monde, d’un monde étranger, d’un monde exotique pour l’Européen qu’il est.
Au début il y avait le western. C’est ainsi qu’au début du film de Wenders on voit le héros, en tenue de cow-boy, s’éloigner au galop dans le désert, passer sous une arche tellement longue et mince qu’elle ne doit exister nulle part en Arizona et qu’elle ne peut être qu’un décor. Quand on parle d’images en Amérique du Nord on ne peut faire la distinction entre réalité et cinéma. Les deux sont intimement liés. Et le coin perdu où il échoue, toujours en plein milieu du désert, est encore une de ces images mythiques. Je pense à un autre endroit paumé au fin fond d’un vaste nulle-part vide et aride, Bagdad Café (sublime Marianne Sägebrechter) qui fascine un autre Allemand, probablement aussi poète que Wim Wenders, Percy Adlon. Viennent ensuite le train et d’abord cette marche le long de la ligne de chemin de fer (avez-vous déjà essayé de suivre un rail en marchant sur les traverses ?), l’arrivée chez sa mère, la façon amoureuse et américaine de préparer les œufs brouillés le matin, les cookies le soir, le grand palace de jeux, les cartes, les machines à sous, les serveuses en petite tenue, plus tard les clés de la Studebaker (?) que sa mère lui remet : un vrai trésor, prends-en soin mon fils, c’est la voiture de ton père ! Et puis il y a la route qui défile, l’horizon au loin, le désert à droite et gauche, une image presque abstraite qui évoque ces innombrables road movies américains. D’ailleurs maintenant que j’y pense le thème du retour sur sa vie, la recherche du passé, de ceux qu’on a quittés un jour, ou qui nous ont quittés, et qu’on veut retrouver dans une impossible quête du bonheur perdu, c’était déjà celui de Paris,Texas, ce film que Wenders avait tourné 20 ans plus tôt, avec le même scénariste, Sam Shepard (qui dans Don’t come knocking est à la fois l’acteur principal, le scénariste, et je crois même l’auteur du roman dont le scénario est tiré). Dans Paris, Texas un homme, complètement paumé après le départ de sa femme, revient chez son frère et sa belle-sœur (sublime Aurore Clément) qui avaient recueilli son fils, fils qu'il emmène en repartant sur les routes (toujours ces routes qui se déroulent), couchant dans des motels miteux (nouveau mythe, une invention américaine, ces hôtels pour motorcars) à la recherche de sa femme (sublime Nastassia Kinski) qui travaille dans un peep-show (autre invention américaine : regarder sans consommer et sans pécher). Et combien d’autres films américains n’avons-nous pas vus depuis avec des thèmes semblables ? Je pense à Broken Flowers de Jim Jarmusch où un homme solitaire reçoit une lettre anonyme qui lui annonce qu’il a un fils, puis décide de partir à la recherche de tous ses amours passés (il y en a une qui est psychiatre pour animaux). Je pense aussi à ce film, dont le titre m’échappe, où un vieux grognon décide tout à coup de se lancer sur la route avec un vieux tracteur-tondeuse de jardin pour aller retrouver son frère et se réconcilier avec lui avant qu’il ne meure.
La ville de Butte dans le Montana, but de la quête du héros de Wenders, n’est pas choisie au hasard non plus. Le Montana est un autre mythe. Pas seulement pour les Européens. C’est même un mythe pour les Américains, dixit Al Gore (à propos de la pollution). Mythe de nature vierge. N’est-ce pas ici que des hommes murmurent à l’oreille des chevaux (Robert Redford : The Horse Whisperer) et qu’au milieu de la vallée coule une rivière (Robert Redford : A River runs through it) ? Et n’est-ce pas là que jouent la plupart des romans de l’un de mes écrivains américains préférés, John Savage (The Power of the Dog, The Corner of Rife and Pacific, For Mary with Love). Et puis il y a le bar. Où il retrouve son ancienne maîtresse. Et la fille à l’urne bleue. Bar typiquement américain, mère de tous les mythes. Représenté dans je ne sais combien de tableaux du plus américain des peintres : Edward Hopper ! Et puis il y a l’homme en noir, cravaté, froid, lisse, celui qui travaille pour la société qui assure le film, assure sa bonne fin, l’homme qui le poursuit, poursuit notre acteur cow-boy, et qui finit par le trouver, à Butte, Montana, lui demande son nom, lui remet un papier et lui met les menottes. Je me suis demandé pendant un bon moment où je l’avais déjà vu : était-ce le shérif (Wyatt Earp ?), le juge (Roy Bean ?), un agent de Pinkerton ? Et à la fin du film, l’acteur revient tourner. La dernière scène : il fait ses adieux à sa partenaire, il s’éloigne au crépuscule, le cheval se cabre, il lève le bras : c’est Zorro ! Et pendant ce temps le musicien, son amie et sa nouvelle demi-sœur, prennent la route à leur tour rejoindre leur père, dans la vieille Studebaker verte qu'il leur avait laissée. La route toujours… Et c’est alors seulement que nous nous rendons compte que la bande son n’a pas arrêté depuis le début du film de nous faire entendre cette autre musique si exotique, si américaine, la country, le blues de l’homme blanc, le blues des red necks !
Moi aussi j’ai été sensible à cet exotisme américain. Je l’ai raconté dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque au chapitre I comme Istrati (tome 2) lorsque j’ai évoqué ma période sidérurgie. Mon premier contact : Salem, Ohio, les maisons tout en bois, peintes en blanc, aux péristyles romains. Cleveland, les congrès sidérurgistes et les cochonneries du burlesque. Miami, mes clients investisseurs potentiels, des Cubains et des anciens de l’équipe Kennedy, la piscine dans la maison, les huitres chaudes et la bonne qui arrive en limousine. Mes premiers motels : Howard Johnson, la voiture garée devant la porte de la chambre, le lit kingsize, la piscine avec ses palmiers et ses murs de verre, dehors la neige. Les chutes du Niagara en hiver, sous la neige et les glaces, colorées de vert pistache et de rose bonbon. La traversée pendant une journée entière de l’Etat de New-York et de la Nouvelle Angleterre les yeux ivres des couleurs de l’automne indien. Les bars de Baltimore, les filles presque nues qui marchent sur le comptoir, puis le retour vers New-York, traversant tout le New-Jersey, le Garden State qui pue et qui fume (de toutes ses raffineries), et au volant de la belle Cadillac de notre agent Ordjanian, passer sur un pont, très haut dans les airs, et entrer triomphalement dans la ville, puis remonter toute la 5ème Avenue. Et c’est ainsi que je terminais mon récit: «Quand je cherche à retrouver aujourd’hui les émotions que j’éprouvais en ce temps-là, je me souviens surtout des moments où j’étais seul, à rouler, en Chevrolet ou en Ford Station Wagon, sur des routes qui se déroulaient jusqu’à l’horizon, à dévorer un continent qui n’était pas le mien…». Un continent qui n’était pas le mien. Le sentiment de l’altérité. Déjà. Et la vibration du bonheur. Et l’attente vague mais excitante…
Je n’avais même pas trente ans à l’époque. Et pourtant j’ai encore éprouvé les mêmes sensations plus tard quand j’étais déjà à Luxembourg et que je parcourais l'Amérique à nouveau. Je me souviens surtout de ces congrès annuels de la SIA, la Scaffolding Industry Association, où tous les vendeurs et loueurs d’échafaudages des Etats-Unis et du Canada, les fabricants aussi, patrons et vendeurs, leurs femmes aussi, se retrouvaient dans un de ces hôtels géants pour congrès (1000 chambres au moins), dans une ambiance bon enfant, pour faire la fête ensemble, discuter, manger, boire, écouter un animateur raconter des blagues auxquelles je ne comprenais rien, jouer au lancer de fers à cheval… Et puis cette incroyable ouverture d’esprit entre concurrents. On se connaissait tous, on rigolait ensemble. Je me souviens de mon principal concurrent, Marvin May, qui m’a invité chez lui à Los Angeles, à coucher dans sa maison à Santa Monica. Il est même allé jusqu’à m’acheter du Brie ! On a discuté toute une soirée, il me proposait de créer une société commune qui aurait distribué nos deux produits concurrents (il donnait des cours de marketing à je ne sais plus quelle Université de Californie) et moi j’essayais de le convaincre de me vendre sa société et de connaître son prix. Sa femme s’amusait à nous observer. Les deux étaient des intellectuels, juifs, californiens. Elle me parlait de Julien Green, de Proust aussi. C’est moi qui lui ai appris que Green était homosexuel, c’est par elle que j’ai su que c’était la sœur de Julien qui l’avait traduit en anglais. Quant à Proust : «C’est un roman pour femmes. Vous l’avez vraiment lu ? Vous avez eu la patience ? Je n’ai jamais vu un homme américain lire Proust !» Je ne lui ai pas confessé que je n’avais pas lu la Recherche jusqu’au bout. Nous autres Européens, le mensonge nous est naturel, il ne nous pose aucun problème moral.
Chaque année le congrès de la SIA se tenait dans un autre coin des Etats-Unis. A chaque nouvel endroit, nouvelles sensations. Sacramento (la route qui mène à travers de vieux villages de mineurs abandonnés jusqu’au lac Tahoe). Saint-Louis (l’espèce de grand arc en béton : la porte par où l’on passe pour aller de l’Est vers l’Ouest, et l’avion de Lindbergh, accroché quelque part au-dessus de nos têtes). Las Vegas (la route que j’ai suivie avec l’un de nos vendeurs depuis Los Angeles, traversant les Rocheuses et le désert du Nevada, la folie des jeux, jeux partout, même sur les comptoirs des bars le soir, même aux tables du petit-déjeuner du matin, et à l’aéroport encore, juste avant d’embarquer, les dernières machines à sous, de chaque côté de la porte qui donnait accès aux avions). Mais quelquefois on est à la recherche d’un mythe et on ne le trouve pas. Quand la convention s’est installée à Nashville, Tennessee (Opryland Hotel, 2880 chambres !), avec mon ami Alain et Jean-Louis, le Luxembourgeois qui dirigeait notre filiale américaine, on a erré le soir dans les rues de la ville, cherchant désespérément un chanteur de country. On n’a rien trouvé, même pas dans ce bar qui portait le nom nostalgique de Blue Grass. Le lendemain on a compris : derrière l’hôtel s’étendait un immense parc d’attraction avec cours d’eau, chutes d’eau, animaux et d’innombrables tréteaux pour orchestres country et scènes de western : le Grand Ol Opryland (il faut croire que pour certains Américains le country c’était l’opéra). C’est comme si on avait mis l’âme de Nashville en bouteille et qu’on avait essayé de la transplanter dans le parc (j’ai bien eu l’impression qu’elle n’y était plus). Et puis il y a l’année où la convention a eu lieu à La Nouvelle Orléans. On a d’abord cherché ce qui restait de l’ancien temps : le Quartier français et ses magnifiques balcons de fer forgé, les restes de cuisine créole, les allées bordées de camélias, l’ancien cimetière où les morts sont enterrés au-dessus de la terre, les vieilles plantations, comme au cinéma, toujours protégées par des levées des crues du Ole Man River et le soir le grand dîner sur le vieux river boat avec ses roues à aubes. Et puis le lendemain on a parcouru la ville, cherchant là encore, s’il n’y avait pas quelque part quelque chose, une trace, de la vieille musique qui était née ici. Et soudain, on est tombés sur un petit local de rien du tout, avec un panneau : Preservation Hall, et à l’intérieur quelques bancs en bois, où pour deux dollars je crois, on a eu droit à un vrai miracle, un petit groupe incroyablement conservé, préservé (comme annoncé par le nom du lieu), sur une petite estrade, le groupe de Sweet Emma, elle tapant sur un vieux piano avec ses doigts tordus par l’arthrose, et ses compagnons tout aussi âgés qu’elle, le saxo, la clarinette et le banjo, jouant leurs solos à tour de rôle et marquant le contre-point dans la plus pure tradition d’autrefois. Le jazz des premiers temps, le seul vrai jazz, disait Hugues Panassié, le jazz de la Nouvelle Orléans. Et à la fin de la séance Sweet Emma s’est levée et, sur le dessus du piano, a fait 4 paquets de ses billets de 1 dollar, les a partagés avec ses compagnons et puis ils sont partis tous les quatre, quatre vieux Noirs insignifiants qui se sont fondus dans la ville et la nuit. J’ai ramené chez moi un microsillon de Sweet Emma. Quelqu’un nous l’a emprunté. Ce quelqu’un ne nous l’a jamais rendu. Mais j’ai encore le son de ce jazz dans mes oreilles. Et dans mes yeux l’image des doigts de Sweet Emma sur les touches de son vieux piano. Ah, Sweet Emma. Emma, Emma. Pour moi tu es toi aussi l’America.