Au début de cette année a paru la traduction d’un livre de l’historienne anglaise, spécialiste de la Russie, Catherine Merridale, qui a cherché à étudier la guerre gagnée par Staline contre Hitler d’une manière originale : en cherchant à dégager la vérité de l’habillage patriotique et idéologique dont le Parti l’avait recouverte, et ceci en ayant recours aux lettres, aux rapports secrets et aux témoignages des anciens combattants qu’elle a encore pu rencontrer (voir : Catherine Merridale : Les guerriers du froid – vie et mort des soldats de l’Armée rouge, 1939 – 1945, édit. Fayard, 2012. Le titre de l’ouvrage original, paru en 2005, était Ivan’s War, The red Army, 1939-45). L’article du Monde qui en rendait compte au mois de mai parlait d’une « orgie de crimes de guerre » à laquelle l’Armée rouge se serait livrée, une fois « la reconquête du territoire national achevée ». C’est d’abord cet aspect des choses qui m’avait incité à lire le livre en question. Je pensais trouver des explications à tous ces viols qui avaient eu lieu à Berlin et dont avait rendu compte, en livrant ses souvenirs personnels, la journaliste qui avait écrit Une Femme à Berlin (voir mon Bloc-notes 2011). Or je me suis vite rendu compte que ces crimes de guerre ne constituaient qu’un simple à-côté de toute cette tragédie et que l’auteure n’y consacrait qu’une demi-douzaine de pages (sur 500).
Je n’ai pas l’intention d’analyser ici ce livre en détail. J’ai surtout envie d’exprimer tout de suite le sentiment d’horreur qu’il m’a inspiré. Je croyais en avoir fini avec les « trente honteuses », comme je les ai appelées (voir mon Voyage, tome 4), qui vont de 1914 à 1945 et qui sont la grande honte de notre civilisation européenne (les massacres de 14-18, la montée des fascismes, la folie hitlérienne et l’extermination industrielle de 6 millions de juifs). Et voilà que je m’aperçois que je n’en ai pas fini avec ces trente honteuses, que l’invasion de l’Union soviétique a coûté la mort de 27 millions de citoyens de ce pays et que tout se passe comme si deux démiurges fous et monstrueux, Hitler et Staline, s’étaient vautrés dans le sang de ces dizaines de millions de Soviétiques auxquels il faut bien sûr ajouter le sang de tous les autres millions de sacrifiés, sacrifiés sur le même autel, Allemands, Polonais, Biélorusses, Baltes, etc. Hitler est bien sûr le premier responsable : c’est lui qui a envahi le pays, c’est son armée qui a joué un rôle important dans le massacre des civils (les deux tiers des 27 millions), c’est lui qui a considéré la race slave comme aussi vile que la « race juive » et devant être soit exterminée soit traitée comme race esclave et c’est donc lui encore qui est également responsable de l’énorme mortalité des prisonniers de guerre soviétiques, affamés et maltraités de la pire façon, et des crimes de guerre opérés sur la population civile, mais Staline, lui, n’avait pas plus de respect pour la vie de ses concitoyens. Catherine Merridale montre la totale impréparation, presque l’absence, de l’Armée rouge au moment de l’invasion allemande. Il faut croire que Staline se sentait complètement à l’abri, protégé par l’accord de non-agression signé peu de temps auparavant avec Hitler. Tragique erreur. Incompréhensible. Alors que cet accord même était contre nature et avait choqué profondément les membres des partis communistes européens. Mais ce n’était pas tout : Staline, dans sa folie des purges des années 30, avait également purgé l’Armée et éliminé ses têtes expérimentées (dont le chef de l’Etat-Major général et Vice-Ministre de la Défense, Toukhatchevski, condamné à mort ainsi que ses collaborateurs. Par ailleurs, en trois ans, 35000 officiers sont révoqués). L’Armée rouge est très mal préparée, mal entraînée et très mal équipée. On en avait déjà fait l’expérience lors de la guerre contre la Finlande de 1939. En quelques mois l’Armée rouge avait eu 126000 tués, trois fois plus que les Finlandais et 6 fois plus de blessés que leurs adversaires. Mais personne ne semble en avoir tiré les leçons. Les paysans qu’on engage à la hâte en 41 n’ont toujours pas digéré la collectivisation des terres et sont en majorité hostiles au régime. Alors tout fonctionne grâce à la propagande et la contrainte. Et on jette cette troupe où tout commence par manquer, même l’habillement et même les fusils, contre une armée motorisée moderne, une armée de chars. Et on lance une attaque frontale après l’autre : des hommes le plus souvent équipés de fusils du siècle dernier et de baïonnettes, quelques-uns seulement de cocktails Molotov. Pour la défense de Moscou on lève des régiments de volontaires et on les envoie se battre sans formation et sans équipements. Et Staline organise la répression de ceux qui reculent ou désertent. Résultat : 4,5 millions de soldats tués au cours des six premiers mois (c'est-à-dire pratiquement la moitié des tués au cours de la totalité de la durée de cette guerre) et 2,5 millions de soldats faits prisonniers (dont la grande majorité ne survivra pas aux camps). L’Armée rouge en ces années 1941-42 était un « hachoir à viande », dit une ancienne recrue. « Ils nous appelaient, ils nous entraînaient, ils nous tuaient ». Est-ce que cette hécatombe était nécessaire ? A-t-elle permis de retarder l’avance de l’armée allemande ? Ce n’est même pas sûr. Si les Allemands n’ont pas pu prendre Moscou avant l’hiver c’est que l’automne les a déjà arrêtés et que les engins motorisés de l’armée allemande ont été considérablement ralentis, pratiquement arrêtés, par la boue de la terre moscovite terriblement alourdie par « la pluie de l’automne russe qui tombe inlassablement, jour et nuit, des semaines durant », dit Merridale.
Alors comment expliquer le retournement ? Plusieurs causes. D’abord le grand déménagement des usines de fabrication d’armement vers l’est, ensuite la montée en puissance de ces usines, la conception des chars russes (robustes, excellent blindage, le fameux T34), l’arrivée de généraux capables (comme le célèbre Joukov, défenseur de Moscou), le maillage de toute l’armée par les commissaires politiques tout-puissants, éléments essentiels de la propagande, chargés d’insuffler l’enthousiasme et de punir le mauvais esprit, la meilleure résistance au froid des soldats russes (les fameux linges enroulés autour des pieds par exemple), la réintroduction progressive de la discipline (réintroduction des épaulettes et signes des grades), en un mot une certaine professionnalisation de l’Armée rouge. Staline joue de la carotte et du bâton. On commence à parler patriotisme et terre russe, on est moins strict sur le plan de la religion, mais on condamne les déserteurs à mort et on va même jusqu’aux représailles à leurs familles. Et puis les soldats commencent à savoir, grâce à ceux qui ont pu en échapper, comment les Allemands traitent leurs prisonniers dans leurs camps. Et puis les commandements de Staline sont de plus en plus durs : interdiction de reculer, à aucun prix, les officiers qui ordonnent un retrait sans ordre sont condamnés. Une fois la bataille de Stalingrad engagée, interdiction absolue de quitter la ville. A noter que Hitler en fait autant. Paulus qui aurait bien voulu échapper à l’encerclement qui se prépare, se voit refuser avec hargne l’autorisation par Hitler (il se rendra plus tard avec son armée à l’encontre de l’ordre exprès de Hitler). Staline sera aussi sévère avec les prisonniers russes libérés et même ceux qui ont réussi à fuir les camps : chacun devra prouver qu’il s’est battu jusqu’au bout ; la plupart finiront dans des bataillons disciplinaires. A noter aussi que les soldats du front ne se voient jamais accorder de permission pour voir leur famille. La raison n’est pas seulement l’efficacité. Il faut également cacher tout ce qui va mal : les défaites, les morts, le découragement et la désorganisation au front.
Après la victoire de Stalingrad il y a encore une énorme bataille de chars, la plus importante de toute l’histoire des guerres, dans les marais, à Koursk, gagnée par les Soviétiques. Et une autre bataille, celle de Bagration, dans des marais encore, dans la partie occidentale de l’Union soviétique, bataille qui permet la percée au-delà des frontières, vers la Prusse orientale.
Mais ce n’est pas tellement l’évolution de la guerre qui m’intéresse. Ce sont les souffrances de cette guerre qui m’interpellent. Si les crimes de guerre ont tout de suite démarré une fois la frontière allemande franchie il ne faut pas oublier l’injonction de Staline : vengez-vous ! Et les incantations d’Ilya Ehrenbourg : « tuez les Allemands. Si vous avez tué un Allemand, tuez-en un autre ». Et plus tard : « Allemagne, tu peux brûler, tu peux hurler dans ton agonie : l’heure de la vengeance a sonné » (ce qui semble confirmer ce que dit Jünger dans son Journal, que Ehrenbourg aurait exhorté l’Armée Rouge à ne pas épargner l’enfant dans le sein de sa mère et promis aux soldats, pour butin, « l’Allemande »). Alors on commence à se venger, pas seulement à violer comme à Berlin, mais aussi à tuer et à commettre des atrocités. Il faut aussi dire que les soldats de l’Armée rouge, en avançant vers l’Allemagne, ont pu constater ce que les Allemands avaient fait, en Biélorussie entre autres, les paysans tués, les animaux tués, les maisons brûlées, les villages entiers détruits. On se souviendra peut-être de ce que rapportait l’auteure de Une femme à Berlin : un soldat russe, ancien résistant lithuanien, qui, visiblement, aime les enfants et qui lui raconte que des soldats allemands, dans son pays, ont saisi des petits enfants et ont fait éclater leurs petits crânes contre un mur. C’étaient des SS, mais pour ceux aussi, disait-elle, on paye aujourd’hui la facture. De toute façon dès le printemps 1945 la propagande soviétique change de ton, on dément Ehrenbourg, on arrête de parler vengeance, on demande l’application de la discipline et, une fois Berlin conquis, on a la fameuse interdiction de Staline de frayer avec les habitants et de pénétrer dans les maisons (que tout le monde interprète comme une interdiction des viols).
Après la guerre, c’est la propagande qui écrit l’Histoire : la guerre était patriotique, la victoire est celle du Parti qui ne s’est jamais trompé et celui qui a conduit le peuple vers cette victoire c’est Staline, le petit Père du Peuple, qui n’a jamais cessé de l’aimer, son peuple. Quant aux anciens combattants ils sont priés de transmettre cette image à la postérité et ils ont été tellement imbibés de cette propagande que Catherine Merridale a les plus grandes difficultés pour les faire parler et revenir à la réalité des faits. D’ailleurs les généraux seront bien vite mis au rencart pour qu’aucune miette de ce succès qui n’appartient qu’à Staline leur soit attribuée, les intellectuels qui avaient espéré une certaine libéralisation du régime seront vite déçus, comme le seront les paysans qui, eux, auraient tant voulu que l’on renonce à la collectivisation forcée. Tout reprendra son cours comme avant, il y aura encore des procès, la Sibérie sera toujours alimentée en nouveaux habitants et Staline va régner sur plus de peuples encore, polonais, biélorusses, allemands, hongrois, tchèques, roumains, baltes entre autres qu’il aimera tout autant que les autres.
Je reviens une dernière fois aux chiffres. L’Armée rouge a engagé au total 30 millions de soldats, hommes et femmes, au cours de cette guerre. 8 millions sont morts. Je ne sais pas combien ont été blessés, combien sont restés invalides, mais il semble que ces invalides n’ont pas été très bien traités, non plus, après la guerre. Ces chiffres sont à comparer, nous dit Catherine Merridale, avec les pertes des forces britanniques et américaines qui, pour chacun des deux pays, n’a pas dépassé un quart de million ! C’est le début de la guerre qui a été le plus meurtrier, on l’a vu, pour l’Armée rouge : 4,5 millions de tués, 2,5 millions de prisonniers (les Allemands n’avaient, au départ, ni les gardiens, ni les barbelés nécessaires pour les garder). Rien que pour la défense de Kiev, l’Armée a perdu, en quelques semaines seulement, 700000 morts ou disparus. Dans le courant de 1943 plus d’un million de soldats soviétiques, hommes et femmes, ont pris part à différents combats dans la région de Koursk. De toute façon, en 1943, le nombre total de soldats soviétiques et allemands engagés sur le front de l’est (ne pas oublier les alliés des Allemands, pauvres Italiens à qui Hitler demande de dégager Stalingrad, voir Mario Rigoni Stern dans mon Bloc-notes 2009), ce nombre a dépassé les onze millions !
Les pertes en vies civiles soviétiques ont été encore bien plus grandes et ont dépassé, elles aussi, largement les pertes des autres pays engagés dans cette guerre : 19 millions. Or « les hommes et les femmes mobilisés pour se battre en 1941 », nous dit Catherine Merridale, « étaient les survivants d’une époque de troubles qui avait fait largement plus de quinze millions de morts en un peu plus de vingt ans » (guerre civile 1918-21, famine de 1921, collectivisation forcée et grande famine des années 1931-32, élimination des opposants politiques, etc.).
Il n’est pas facile de s’imprégner de la réalité de ces chiffres. Encore plus difficile de comprendre comment un tel cataclysme a pu se produire en notre Europe, en ce XXème siècle qui aurait dû être l’aboutissement harmonieux de notre marche vers le progrès. Au lieu du bonheur universel on a laissé se développer deux idéologies dont se sont emparés deux hommes qui ont été des monstres, des Moloch, entourés d’exécutants serviles, et qui, par leur charisme ou leur volonté ou leur cynisme, ont réussi à donner le change à leurs peuples qu’ils ont entraînés vers l’abîme. Vers des exterminations de masse comme on n’en avait jamais rencontrées auparavant dans toute l’histoire de l’humanité.