Nous venons de voir un film terrible, à Thionville, dans le cadre du Festival du cinéma arabe de Fameck. Un film syrien. Passion. Le synopsis était pourtant plutôt anodin. « Imane aime son mari, ses enfants et Oum Kalsoum… Seulement elle est une femme syrienne et aux yeux des hommes, elle n’est respectable que dans le silence ». Moi j’ai eu envie de voir ce film, d’abord parce qu’on n’a pas tous les jours l’occasion de voir un film syrien. Et, ensuite, parce que j’aime la musique arabe et la voix d’Oum Kalsoum…
Mais très vite le film devient dur. Imane est douce, pleure sur son frère qui est en prison pour raisons politiques, élève, en plus de ses propres enfants, la fille de son frère et forme un couple formidable avec son mari, chauffeur de taxi, et qui l’encourage dans son amour pour Oum Kalsoum et la chanson arabe. A l’opposé un oncle, ex-colonel, expulsé de l’armée à cause de son neveu, devenu le véritable chef de la famille d’Imane, violent et méchant, hait la femme qui chante, lui enlève la fille de son frère, et la persécute, la fait suivre par son jeune frère qui la trahit. Alors qu’elle s’est rendue chez une vieille chanteuse il se persuade qu’elle trompe son mari, en convainc son vieux père, malade, qui lui dit : « Quand ton doigt est gangréné il faut le couper ». L’oncle monte alors une véritable conspiration avec les hommes de la famille. Ils se rendent chez Imame qui est en train d’enregistrer son chant pour que son mari puisse l’écouter dans son taxi et c’est son jeune frère qui lui porte le premier coup de couteau et c’est l’oncle qui l’achève d’un tir de revolver. Mais le choc va encore venir : sur la dernière image du film apparaît cette inscription : « en hommage à X, assassinée en 2001 par son oncle, son frère et ses deux cousins ». L’histoire n’avait pas été imaginée. Elle était réelle. Et elle s’est passée en Syrie, un pays arabe développé. Et à notre époque…
« Cela fait des années que je viens au Festival de Fameck », nous dit notre amie Monique qui nous avait accompagnés, « mais je n’ai jamais vu autant de films qui parlent de la condition féminine. Et celui-là c’est le plus dur de tous ». Il faut dire que nos amis Monique et Bernard sont très touchés par la situation tunisienne. Ils ont longtemps séjourné et travaillé, dans l’enseignement je crois, en Tunisie dans leur jeunesse et ont toujours gardé des liens étroits avec ce pays. Dès qu’elle a pu Monique y est allée, en Tunisie, et y a rencontré de nombreux universitaires très inquiets de l’évolution en cours (les salafistes, le voile, le parti islamiste, la condamnation du propriétaire de la salle de cinéma qui avait montré le film de Marjane Satrapi où apparaissait le Prophète, etc.). Et puis, alors qu’ils avaient semblé être à nouveau un peu plus optimistes, c’est le retour en arrière : la fille violée par les policiers et qui est elle-même accusée d’atteinte aux bonnes moeurs ! Et le Président, accusé de se compromettre avec les salafistes qui n’a rien d’autre à répondre que : si je ne parle pas aux salafistes ce seront bientôt eux qui vont avoir la majorité et gouverner le pays ! Ceci dans un pays où Bourguiba avait fait évoluer le statut de la femme comme dans aucun autre pays arabe dans le monde !
Nous aussi, on en a encore vu deux autres de ces films, évoquant le sort des femmes, au Festival de Fameck de cette année. Un film marocain, plutôt poétique d’ailleurs, Andromane de sang et de charbon, qui se passe dans un village perdu du Moyen-Atlas, une histoire de charbonnier fruste et brutal, qui fait passer sa fille pour un garçon. Le film, encore inédit chez nous, a déjà fait couler beaucoup d’encre au Maroc, paraît-il, car il montre combien la femme est maltraitée et peu respectée dans ces contrées reculées de l’Atlas qui sont loin de tout (et manquent de toute infrastructure) : droit de la propriété refusé aux femmes, mépris pour leur parole, statut totalement précaire (on voit une femme recueillir toutes celles qui ont été répudiées selon le bon vouloir du mari qui a envie d’une plus jeune). Le cinéaste traite néanmoins la religion avec beaucoup de prudence. C’est l’imam qui défend les femmes et c’est le cheikh qui les méprise.
Et puis nous avons vu le fameux film égyptien, les Femmes du Bus 678. Trois femmes qui ont toutes été victimes d’agressions sexuelles et qui s’allient. L’une, Fayza, de conditions modestes, n’en peut plus de devoir supporter tous les jours les attouchements des hommes dans les bus bondés. Mais elle est incapable d’en parler. Surtout à son mari. Elle prend le taxi avec l’argent destiné à payer l’école et ses enfants sont punis. Dégoûtée des hommes elle ne veut plus coucher avec son mari. Finalement elle voit à la télé qu’une femme donne des cours d’auto-défense aux femmes agressées. Elle s’y rend mais constate qu’aucune des femmes ne veut reconnaître publiquement l’agression. Celle qui donne les cours est découragée. Il faut vous défendre, dit-elle. Si vous n’avez pas le courage mes cours ne servent à rien. Et elle donne une aiguille à Fayza. Et celle-ci s’en sert, deux fois, en piquant l’homme à l’endroit de sa virilité. Scandale. La police s’en mêle, les médias aussi. Mais dans quinze jours tout sera oublié, dit un personnage du film, et tout sera comme avant.
La deuxième, Seba, est mariée avec un médecin, fou de football. Pour lui faire plaisir elle l’accompagne à un grand match, Egypte-Algérie. L’Egypte gagne, la foule est en liesse, à la sortie du stade des hommes arrivent à séparer Seba de son mari, on fait cercle autour d’elle et tous s’en donnent à cœur joie, les attouchements partout (sans aller jusqu’à la violer, semble-t-il). Seba est d’autant plus effondrée que ce soir-là elle voulait annoncer à son mari qu’elle était enceinte. Mais c’est le mari qui est touché. C’est lui qui ne veut plus de sa femme. Elle est salie. Il ne peut la voir sans penser à ce qu’on lui a fait. Elle s’en va. Et quand beaucoup plus tard, il veut revenir à elle, c’est elle qui ne veut plus de lui. Jamais je ne pourrai te pardonner, lui dit-elle. J’avais besoin de toi à ce moment-là. J’étais enceinte, j’ai perdu mon bébé. Répudie-moi, je t’en prie. Et il la répudie.
La troisième, Nelly, plus jeune, plus moderne, a un fiancé banquier. Deux familles huppées. Au moment où son fiancé l’amène chez la mère de Nelly, celle-ci est happée par le chauffeur d’une camionnette qui l’emmène, l’embrasse, la touche, mais Nelly se défend comme un beau diable, sa mère qui a vu la scène à sa fenêtre, descend, course la camionnette, se jette dessus et finalement, avec l’aide du fiancé appelé à la rescousse, les deux femmes conduisent le chauffeur au poste de police le plus proche et portent plainte. Le policier veut bien enregistrer une plainte pour coups et blessures mais refuse de le faire pour agression sexuelle. Mais les deux femmes ainsi que le fiancé insistent, tous vont plus loin, à leurs risques et périls, voir un commissaire de police, et la plainte est finalement enregistrée. Et c’est là que le drame commence. Les médias s’en mêlent. Le fiancé est gêné (sa profession), sa famille l’est aussi, et finalement les parents de Nelly aussi. On ne veut pas de la honte ! Tous finissent par exiger que Nelly retire sa plainte. Elle doit choisir entre l’homme qu’elle aime et son droit au respect. Finalement le procès arrive, son avocat annonce qu’elle renonce et puis revirement : Nelly dit qu’elle maintient, et son fiancé la soutient (et sa mère aussi). Le chauffeur de la camionnette est condamné à la prison.
Une fois de plus le film ne fait que relater des faits réels. Le procès a marqué les esprits. Après cela on réserve des places pour les femmes à l’arrière des bus et on revoit la législation sur l’agression sexuelle en Egypte…
A notre amie Monique qui s’étonnait de cette place faite par le cinéma arabe à la condition féminine j’ai répondu qu’il n’y avait là rien de nouveau et que le problème était déjà présent il y a quinze ans, vingt ans dans la littérature arabe. Je me souviens de ce merveilleux roman de l’écrivain irakien, al-Takarli, les Voix de l’Aube, premier volume, paru en 1985, de la série de littérature arabe de Jean-Claude Lattès (un jeune mari découvre lors de la nuit de noces que son épouse, violée dans sa jeunesse par un cousin, n’est plus vierge et la quitte). Bien d’autres romans ont suivi, La Terre des Passions brûlées du Tunisien Béchir Khraïef par exemple, certains romans du grand Mahfouz aussi, ceux d’autres écrivains égyptiens comme Youssef Idriss et Sonallah Ibrahim, qui donnent tous une image catastrophique de la situation de la femme dans l’islam (« quand on entend les intégristes d’Alger clamer que l’islam donne toute sa dignité à la femme », avais-je écrit à l’époque, « leur propre littérature leur donne la vraie réponse : l’islam est le tombeau de la femme »). Et en 1942 déjà le grand écrivain et intellectuel égyptien Taha Hussein avait publié son admirable L’Appel du Karaouan dans lequel l’oncle (l’oncle déjà comme dans le film syrien) ramène sa nièce qui a fauté dans la grande ville et sa sœur, mère de la nièce, vers leur village natal, et au milieu du trajet, en plein désert, s’arrête, fait descendre sa nièce de son chameau et l’égorge (et alors vient l’appel de l’oiseau Karaouan : « Ton cri parvient, ton cri se rapproche, ton cri traverse l’espace comme une lumière et nous découvre l’épouvante. Tes cris se succèdent comme des flèches lumineuses, rapides, dans la nuit ». L’écrivain en question était aveugle !).
L’homme a toujours dominé la femme, avec sa violence et son instinct sexuel. Et le sort de la femme n’était pas non plus toujours très enviable dans l’ancienne Chine (torture des pieds bandés, vente des petites filles pour les « bateaux fleuris », les bordels, polygamie, etc.) ni en Inde (voir encore aujourd’hui le triste sort des veuves, même si on ne les oblige plus à monter sur le bûcher de leur mari décédé). Et on a encore vu récemment comment les hommes se déchaînent lors des guerres : voir Une Femme à Berlin pour le comportement de la soldatesque russe, ou l’horrible esclavage sexuel auquel des miliciens serbes ont soumis des femmes bosniaques, du moins si l’on en croit ce que nous raconte Margaret Mazzantini dans Venir au monde, une œuvre de fiction, mais probablement – et malheureusement – bien documentée. Et on connaît les viols sans fin que les femmes et fillettes africaines subissent encore aujourd’hui dans ces guerres tribales et sauvages qui sévissent au Congo ou ailleurs en Afrique. Et on se souvient encore de ce que les saints djihadistes du GIA algérien ont fait subir aux femmes enlevées : viols et puis égorgement quand la femme est enceinte. Et voilà que ces mêmes saints soldats recommencent au Mali : viols ou/et lapidations.
Il n’empêche. Je crois que ce que j’appellerais la culture arabo-musulmane comporte un élément qui lui est propre et qui me semble être le thème principal du film Les Femmes du Bus 678 : l’agression sexuelle, et encore plus le viol, apporte la honte à la femme. Et cette honte se porte également sur ses proches, fiancé, mari, famille. Dans le film Fayza en a honte elle-même et n’en parlerait pour rien au monde à son mari ou à ses proches. Dans le cas de Seba c’est le mari qui en a honte (et pourtant c’est un intellectuel, un médecin). Et dans le cas de Nelly c’est d’abord son fiancé, même s’il change d’avis à la dernière minute, puis la famille de son fiancé et finalement la famille de Nelly elle-même qui en ont honte ou plutôt – mais n’est-ce pas la même chose ? – qui ont peur pour leur réputation. Une femme violée ou simplement agressée sexuellement est une femme salie. On n’en veut plus (je disais que c’est le sujet des Voix de l’Aube mais je viens de lire un roman de l’écrivain kabyle Mouloud Feraoun, Les Chemins qui montent, découvert à Fameck, et qui raconte toujours la même histoire : le héros Amirouche est amoureux de sa cousine Dehbia, veut partir avec elle, découvre qu’elle n’est plus vierge, violée sans doute, et renonce immédiatement à elle).
Je crois que cette façon de voir la femme est typique pour cette culture. Et cela vient de loin. J’avais déjà noté à la suite de mon analyse des Mille et une Nuits que l’homme semblait avoir deux problèmes avec la femme : il était excité sexuellement par la femme donc elle était lubrique et elle se défendait contre sa violence par la parole donc elle était rusée ! Il est d’ailleurs possible qu’il y ait quelque vérité dans la deuxième assertion. Les Mille et une Nuits sont loin et on sait que ces contes ont été largement influencés par la Perse et par l’Inde (et que la femme lubrique apparaît ailleurs dans les contes de ces deux cultures, les Contes du Perroquet par exemple) mais dans notre monde d’aujourd’hui l’obligation islamique du port du voile (et encore plus l’obligation islamiste du voile intégral) est bien une illustration actuelle de ma première assertion : il faut cacher sa vue à l’homme car cela risque de l’exciter. Et si la femme ne le fait pas ce n’est pas l’homme qui est lubrique c’est la femme. Car c’est probablement ce qu’elle désire. L’exciter ! On comprendra bien que c’est ce même élément culturel qui provoque la honte chez la femme qui est agressée sexuellement ou violée. Elle est salie. Et elle est responsable de son agression. Puisque les hommes pensent ainsi (d’ailleurs dans le film du Bus 678 Fayza qui porte le foulard, à un moment donné, reproche violemment à Seba de montrer ses longs cheveux à tout le monde sans les cacher et Seba va les couper !).
Et cette conception arabo-musulmane de la femme a fini par imprégner nos propres banlieues. Et même nos juges (ou était-ce un jury ?). Lors du dernier procès pour viols collectifs (qui, dans nos quartiers, portent le nom poétique de « tournantes ») l’une des deux filles qui avaient porté plainte a été déboutée. Elle a été peut-être consentante, ont pensé les juges (ou les membres du jury). Elle était donc une « pute », une « salope ». Et même pour l’autre fille il y a eu des doutes. Je crois que la plus grave des condamnations a été d’un an. Et la majorité des violeurs ont été acquittés...