(A propos du roman McTeague de Frank Norris)
Lotte Eisner, dans ses Mémoires, raconte l’histoire de ce qui aurait certainement été le chef d’œuvre d’Erich von Stroheim, et même un chef d’œuvre universel, Greed (titre français : Les Rapaces), à l’instar du grand film de Griffith, The Birth of a Nation. Henri Langlois et Lotte Eisner ont cherché pendant des années les bobines originales. Jusqu’à ce qu’ils ont appris, en 1962, que la MGM les avait détruites pour faire de la place (le nom qui était collé dessus était celui du titre du bouquin dont le scénario était tiré, c'est-à-dire McTeague de Frank Norris). Finalement Langlois avait réussi à sauver ce qu’il avait pu des films défigurés de Stroheim et rêvait de lui donner l’opportunité de les remonter à sa guise. Or des 24 bobines de Greed il n’en restait plus que dix. Langlois, Lotte Eisner et Mary Meerson étaient présents lorsqu’ils lui ont projeté les restes : le grand Stroheim en pleurait.
J’ai trouvé récemment une édition originale du roman qui a servi de base au film chez mon libraire-antiquaire de Boston, Buddenbrooks : Frank Norris : McTeague, a story of San Francisco, édit. Doubleday and McClure, New-York, 1899. J’ai d’abord eu du mal à entrer dans le livre tellement les personnages sont frustes. Je me suis cru chez Flaubert et son encyclopédie de la bêtise. L’éditeur dit que Norris a voulu dépeindre les gens les plus simples, « la partie inférieure de la classe moyenne d’une grande ville ». Mais, dit-il encore, personne ne pourra lire McTeague sans être frappé par le fait qu’il s’agit là d’ « une représentation convaincante de la malédiction moderne de l’argent ».
McTeague est un géant roux, fils d’un mineur alcoolique, que sa mère a poussé à partir comme assistant d’un dentiste itinérant Il apprend son métier sur le tas, puis s’installe lui-même comme dentiste à San Francisco. On fait la connaissance du petit peuple qui habite dans son immeuble ou dans le voisinage. La description que fait Norris de la vie qui grouille dans les rues de Frisco, les marchés, les artisans, les commerces, les gens, est d’ailleurs tout à fait délicieuse. On voit une femme appuyée sur le rebord de sa fenêtre bavarder avec une passante dans la rue. On les voit pêcher en bord de mer ou partir en pique-nique. On entend le bruit du cable-car qui passe. Parmi les voisins de McTeague il y a une famille allemande plutôt folklorique dont la fille, Trina, est très jolie. Son cousin Marcus en est amoureux comme l’est McTeague. Mais Marcus, on ne sait pourquoi, renonce à épouser Trina et pousse son ami McTeague à la courtiser. Le mariage se fait mais quelques jours auparavant il y a un événement qui va avoir des conséquences terribles pour la suite de l’histoire : Trina va gagner à la loterie, 5000 Dollars ! Marcus est furieux. S’il avait épousé Trina c’est lui qui serait riche aujourd’hui. Et, à partir de ce moment, il va développer progressivement une haine mortelle pour McTeague. Trina, elle, va devenir terriblement avare et cupide. Elle refuse absolument de partager son trésor avec son mari. Elle continue à économiser sou après sou, oblige son mari à vivre chichement, lui cache ses économies. Et soudain c’est la catastrophe : Marcus, avant de partir vivre comme cow-boy dans le sud, a dénoncé McTeague auprès des autorités (il n’a pas de diplôme) et la ville lui interdit d’exercer son métier. Et là encore Trina refuse de toucher à son trésor. Leur vie devient de plus en plus misérable, c’est la déchéance, McTeague s’isole, ne trouve pas de travail, bat Trina, s’en va, puis revient lui voler ses économies. Trina reprend alors ses 5000 Dollars qu’elle avait prêtés contre un intérêt mensuel à son oncle, un homme d’affaires, et les garde dans sa chambre pour toucher de temps en temps ses pièces d’or (on se croirait chez l’Avare de Molière !). Un peu plus tard McTeague, ayant dépensé tout l’argent volé, mourant de faim, demande l’aumône à Trina qui la lui refuse. Le lendemain, ivre, l’alcool « vicieux », dit Norris, McTeague revient, tue Trina avec ses poings de brute et emporte les 5000 Dollars.
A partir de là le roman change de rythme, le décor change aussi, on quitte la ville pour les étendues du sud, la « cattle country », les mines, les montagnes et les déserts mortels. Et la fin devient dramatique à souhait. On comprend que Stroheim ait été séduit par cette histoire. Très cinématographique. McTeague retourne d’abord sur le lieu de son enfance, s’engage comme mineur dans la mine où travaillait son père, puis, revenu à un état de plus en plus primitif, sent qu’un danger le menace, s’en va avec un chercheur d’or dans la montagne ; ils trouvent un filon particulièrement prometteur, mais là encore McTeague sent que des hommes sont à sa recherche et s’échappe, prenant la direction du sud, puis, complètement affolé, tourne à gauche et s’engage dans ce désert terrible que l’on appelle the Death Valley, la Vallée de la Mort (une vallée mythique que l’on retrouvera encore souvent dans les romans noirs et les films noirs américains). Pendant ce temps, un avis de recherche a effectivement été lancé, il arrive jusque dans la cattle country où Marcus travaille comme cow-boy, il se joint au Sheriff et à sa troupe qui vont traquer McTeague, jusqu’à la mine puis jusqu’au filon d’or, suivent la trace de McTeague et de sa mule, mais arrivés au point où il s’est engagé dans la Death Valley, le Sheriff et sa troupe refusent de continuer. Seul Marcus, poussé à la fois par sa haine mortelle pour McTeague et par sa cupidité, car il se doute bien que celui-ci est toujours en possession du trésor de Trina, part dans le désert mortel suivre la trace de l’autre. Finalement les deux se rencontrent, Marcus menace McTeague avec son revolver, la mule devenue folle, s’échappe, portant à la fois le trésor et l’eau, Marcus la poursuit, sans succès, finalement, excédé, tire sur elle sa dernière balle, la tue et perce le sac qui contient l’eau. Ce qui condamne les deux hommes à une mort certaine. McTeague se jette alors sur Marcus, toujours avec ses poings puissants, le tue, mais l’autre, dans un dernier effort, passe les menottes que lui avait données le Sheriff au poignet de McTeague qui va rester enchaîné au cadavre de son ennemi pendant qu’il meurt lui-même de soif. A peu de distance des deux morts, le trésor de Trina…
Qui était Frank Norris ? Un Californien : sa famille était venue s’installer à San Francisco alors qu’il avait 14 ans, pas loin de la Polk Street où habitent les héros de son histoire. Il avait fait ses études à Berkeley (et une année à Cambridge), était devenu journaliste (il suit la guerre des Boers mais est expulsé d’Afrique du Sud par leur Gouvernement, puis, plus tard, suit encore la guerre de Cuba), écrit encore deux autres romans qui sont restés fameux, The Octopus et The Pit, mais meurt brusquement, d’une péritonite, en 1902, il a 32 ans. The Octopus, paru en 1901, est basé sur une histoire vraie, la révolte des paysans qui exploitent des terres à blé mises à leur disposition par une Compagnie de Chemins de Fer (la Southern Pacific) : elle leur avait promis qu’ils pourraient racheter leurs terres une fois mises en valeur à un certain prix et, le moment venu, elle leur demande un prix dix fois supérieur. Les paysans s’organisent mais certains se dégonflent, d’autres ont recours à la violence. A la fin c’est la Compagnie de Chemins de fer qui gagne. Ce roman n’a, semble-t-il, jamais été traduit en français. The Pit, publié à titre posthume en 1903, est une histoire de bourse. Un financier de Chicago joue à la Bourse, spécule sur le prix du blé et, soudain, devient comme fou, mise toute sa fortune dans l’achat de blé, faisant monter ainsi son prix à des hauteurs vertigineuses, mettant beaucoup de monde sur la paille ; les pauvres ne peuvent plus acheter leur pain (ce sont ceux qui sont au fond du « puits », Jack London utilise souvent cette expression). Mais lui veut devenir le maître du marché (les Américains appellent cela « to corner the market »). C’est encore une fois une histoire d’avidité. Et, finalement, il perd tout. Une traduction française a paru cette année (2012) aux Editions Le Sonneur sous le titre Le Gouffre. Ce n’est pas la première fois que la littérature traite de la spéculation boursière. Chez nous Emile Gaboriau l’avait déjà traitée au XIXème siècle dans son roman posthume L’Argent des autres (Gaboriau est mort en 1873). Et Zola, bien sûr dans L’Argent qui date de 1891.
Est-ce que ces romans font de Norris un écrivain socialiste ? Non, pas tout-à-fait, en tout cas pas comme le sont Jack London ou Upton Sinclair. Même si les termes Pieuvre (Octopus) et Gouffre social (Pit) sont des notions familières pour London et les socialistes américains. Et que dans Octopus Norris montre que les fermiers perdent toute chance de gagner à partir du moment où ils ne sont plus solidaires (ce qui est une idée fortement ancrée chez London). Ce qui fait en tout cas le lien entre les trois romans c’est le « greed ». Comment traduire ce mot ? Avidité ? Cupidité ? Rapacité ? Avidité a ma préférence. Même si le titre français du film de Stroheim est Les Rapaces. Et que le roman McTeague a été traduit en français sous le même titre (aux Editions Phébus en 1990. Une nouvelle traduction a paru chez l’éditeur Agone cette année encore, 2012. Décidément Frank Norris est à l’honneur en ce moment !). Je dis que je préfère avidité parce que cupidité me semble trop faible et rapacité trop violent. L’avidité dépasse l’avarice dans le sens où c’est la passion de posséder toujours plus. C’est le cas de la Compagnie de Chemins de Fer qui a reçu ses terrains gratuitement du Gouvernement mais qui, lorsqu’elle comprend que ses terres, maintenant qu’elles ont été mises en valeur par les paysans, valent plus que le montant promis, n’hésitent pas à rompre sa promesse. Et c’est évidemment le cas du spéculateur du Pit. Et, pour bien souligner que son roman McTeague est bien le roman du greed, Norris y introduit encore d’autres personnages tout aussi avides, comme ce vieux Juif, devenu complètement fou à cause d’une fille du quartier originaire d’Amérique latine qui lui raconte que dans sa jeunesse sa famille possédait de la vaisselle en or, ou le compagnon mineur de McTeague qui lorsqu’il découvre une veine d’or se voit déjà en millionnaire.
Aujourd’hui l’avidité financière a conquis le monde entier. Même les tyrans ne se contentent plus de jouir du pouvoir ; presque tous ne pensent plus qu’à une chose : amasser le plus d’argent possible. Quand un Ben Ali tombe on s’aperçoit que non content de contrôler, avec sa femme et la famille de sa femme, toute l’économie tunisienne, il possède encore chez lui plusieurs gros coffres forts bourrés de coupures en différentes monnaies d’argent liquide et de pièces d’or ! Et on sait tout le mal qu’a fait le capitalisme financier à nos entreprises, le court-termisme qui interdit toute stratégie à long terme d’une entreprise, donc de sa survie, la religion de la création de valeur, les exigences de rendements utopiques (Francis Mer, ancien PDG d’Usinor et ancien Ministre de l’Industrie n’a-t-il pas dit : il est impossible d’obtenir des retours sur capital de 20% avec des industries classiques ?), les PDG des grands groupes qui s’offrent aujourd’hui des rémunérations 5 ou 6 fois supérieurs, à francs constants, qu’il y a trente ans, les LMBO (opérations de reprise d’entreprises où l’on se paye sur la bête) qui se font avec des endettements de plus en élevés, des cycles de plus en plus courts et avec des participations du management de plus en plus réduits, etc. etc. Je pourrais continuer ainsi pendant des pages et des pages. Et ce qui me sidère c’est que cette philosophie, véritable intégrisme financier, est acceptée par au moins la moitié de la population (l’autre moitié ne l’accepte pas, mais n’y comprend rien).
Et voilà que le journaliste économique américain Jeff Madrick publie, en 2011, un livre qui décrit la montée de cet intégrisme aux Etats-Unis depuis 40 ans et l’intitule Age of Greed ! Le greed toujours ! C’est un livre trop important pour être résumé en quelques phrases. J’y reviendrai dans une note séparée. Mais il fait réfléchir. Madrick l’a sous-titré : The Triumph of Finance and the Decline of America, 1970 to the present (éditeur Alfred A. Knopf, New-York, 2011). Et il cite tous ces hommes de la finance, des banques et des universités qui ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour détruire ce que Roosevelt avait bâti après la grande crise de 1929 pour contrôler la spéculation et le système bancaire. L’avidité financière qui a contaminé le monde entier est donc clairement d’origine américaine. L’épidémie a pu se répandre grâce à la mondialisation, la libre circulation des capitaux et l’admiration sans bornes pour l’Amérique des élites des pays émergents.
Mais cette avidité n’a-t-elle pas toujours existé en Amérique ? Dans l’après-guerre elle s’est emparée essentiellement de la finance et de l’économie virtuelle. Mais elle était déjà là avant cela. Dans le capitalisme industriel, depuis l’origine. Il suffit d’étudier l’histoire du capitalisme et du socialisme américains depuis le milieu du XIXème siècle. Une avidité source d’innombrables violences et qui a fait éclore les fortunes de nombreuses dynasties dont l’origine n’a pas toujours été très honorable (je pense aux premiers barons du pétrole ou des chemins de fer par exemple). Car l’avidité incite à l’illégalité, bien évidemment.
Alors, l’avidité est-elle congénitale à l’Amérique ? Je serais tenté de le croire. Comme la violence peut-être. On trouverait probablement l’explication dans les origines, la nature de l’immigration, des affamés, des persécutés, des gens qui cherchent à survivre à tout prix. Et puis aussi dans la ruée vers l’ouest, cette longue période sans autre loi que celle du plus fort.
Hier Romney a déclaré : la philosophie de ce pays a toujours été de créer de la richesse (c'est-à-dire la mienne), non de la distribuer. Tout est dit.