Je prends énormément de plaisir aux e-mails que nous échangeons entre nous, Georges Voisset et moi. Georges qui a été Professeur universitaire de Littérature comparée, grand spécialiste de la Malaisie, de sa littérature et de sa culture, et grand érudit, m’avait contacté il y a deux ans à propos de mon étude du pantoun malais et de sa comparaison avec le tanka japonais et m’a introduit à Pasar Malam, l’Association franco-indonésienne de Johanna Lederer (et depuis je ne quitte plus le domaine littéraire malayo-indonésien). Je l’ai rencontré l’année dernière et découvert un homme extrêmement sympathique, d’une grande simplicité, et doté d’un merveilleux humour. Et depuis lors nous nous écrivons très souvent, par internet interposé, et échangeons nos idées, sur le pantoun, sur le chevreuil-nain, grand héros des contes malais, et sur bien d’autres choses encore.
Je ne sais pas trop ce que je lui apporte, moi. Peut-être ma connaissance de l’allemand, et même un peu du néerlandais, et une certaine culture, moi aussi, de la littérature mondiale. Lui, en tout cas, par ses mails, m’oblige, bien souvent, à élargir mes recherches, me permettant d’approfondir certaines connaissances ou de faire de nouvelles découvertes.
Il y a trois mois il a publié une version nouvelle, française, des Contes du Chevreuil-nain malais (voir : Georges Voisset : Contes sauvages – les très curieuses histoires de Kancil, le petit chevrotain, édit. Les Perséides, Bécherel, 2012). Alors je lui ai fait part d’une des découvertes que j’avais faites dans le cadre de mon étude de Hans Overbeck et de ses traductions et études malaises : pendant son séjour dans un camp de prisonniers en Australie au cours de la première guerre mondiale il avait fait la connaissance d’un anthropologue, Fritz Graebner, et lui avait raconté les histoires de Kancil. Et Graebner, à son retour en Allemagne, avait fait des recherches et avait trouvé qu’un peuple mexicain, les Cora, connaissait des histoires tout-à-fait analogues, sauf que chez eux c’est l’opossum qui se moque du coyote (au lieu du cerf-nain qui roule le tigre). Graebner cite une dizaine d’exemples. Si certaines sont universelles comme la course entre rapide et lent (ici loup contre sauterelle, en Malaisie cerf-nain contre grenouille, chez nous renard contre tortue) et que d’autres peuvent être des coïncidences il reste que la similitude de certaines histoires très particulières laissent pantois (ainsi le cerf-nain se rapproche de la maison des humains, voit un épouvantail, veut jouer avec, et reste collé – et donc prisonnier – aux bandes avec lesquelles il est fabriqué ; et l’opossum joue avec une poupée enduite de miel et se fait attraper lui aussi. La suite est la même mais plus universelle – on doit avoir une histoire du même genre dans notre Roman du Renart – on prépare un festin pour manger le prisonnier, c’est la fête, un chien - un coyote chez les Cora - vient se renseigner, le prisonnier lui raconte qu’on veut lui faire épouser la fille de la maison, lui offre de prendre sa place et le rusé réussit ainsi à s’échapper).
Que de mystères, mon cher, ai-je écrit à Georges, mais le comparatiste que tu es ne s’étonne probablement plus de rien… Que nenni, me répond-il, la grande question du comparatisme littéraire, celle des invariants, n’est toujours pas résolue depuis Goethe et sans doute bien avant lui (Aristote, etc.). On t’attendait, je crois bien !
J’avais bonne mine. Les invariants, Kékekça ? Alors je lui ai envoyé un nouveau mail : tes invariants me turlupinent. C’est quoi en littérature comparée ? Ces similitudes que l’on ne peut s’expliquer que par la commune caractéristique humaine ? Comme en folklore, contes et mythes ? Comme cette Cendrillon qu’on a même trouvée au Japon ? Oui, me répond-il, la question restera longtemps posée de savoir si la méchante belle-mère est un archétype (côté psycho), un invariant (côté littéraire, cf. Etiemble) ou une calomnie…
Tiens donc, c’est donc Etiemble l’inventeur de ces invariants ? Moi j’aime beaucoup Etiemble. Sa grande ouverture au monde, ses sarcasmes, son humanisme. Je me souviens de ce qu’il a écrit dans l’avant-propos de la troisième édition de ses Essais de littérature (vraiment) générale (édit. Gallimard, 1975) : La littérature générale m’a enseigné, chaque jour encore m’enseigne, qu’en dépit de tous les acquêts de la psychologie historique et de l’anthropologie, quelque chose existe, quoi qu’on dise : la nature biologique de l’espèce humaine… C’est exactement ce que m’a enseigné la lecture de la littérature mondiale à laquelle je me suis adonné toute ma vie durant. La littérature, mais aussi les sciences humaines (ethno, folklore, contes, mythes, religions et histoire sociale de l’humanité). J’aime aussi ce qu’il dit à propos de la lecture (avant-propos de la première édition) : Quand on a passé quarante ans de sa vie à ne pas lire les conneries en vogue, afin de s’accorder le loisir de fréquenter les Chinois, les Japonais, les Arabes, les Malais, etc… Et dans le premier de ces Essais (sur la Weltliteratur) il regrette encore que l’esprit humain, si gourmand qu’on le rêve, soit borné par la durée moyenne de la vie humaine. Et il y revient encore dans le dernier de ces Essais (sur la formation de généralistes en littérature comparée) : Si gourmand qu’on se veuille et favorisé d’une assez longue vie, on ne lira guère plus de cinq à six millions de pages. Il faut donc s’interdire de gaspiller son temps à des livres médiocres. Là aussi, je suis bien d’accord avec lui. Oui, mais alors quoi lire ? Etiemble se moque un peu de Queneau qui voulait créer une Bibliothèque idéale. Gaston Bachelard, dit Etiemble, lui répond : Ma bibliothèque idéale est essentiellement ouverte. Un autre intellectuel répond : Ma bibliothèque idéale est celle que je lis. Et Etiemble cite encore Hermann Hesse qui a dit : Der Leser muss den Weg der Liebe gehen, nicht den der Pflicht (Le lecteur doit lire en fonction de ce qu’il aime et non selon quelque obligation). Je m’étonne d’ailleurs que Raymond Queneau ait eu une idée aussi farfelue, celle d’une bibliothèque qui serait idéale. Au nom de quel idéal ? De quels critères ? Quel despotisme intellectuel ! Je préfère à tout prendre celui qui parle des livres qui l’ont marqué, livrant son expérience personnelle comme Henry Miller par exemple avec ses Livres de ma vie.
C’est Goethe qui a forgé ce mot, Weltliteratur. Alors, est-ce lui le grand-père de tous nos comparatistes d’aujourd’hui ? J’approuve Goethe, dit Etiemble, quand il recherche dans la Weltliteratur les invariants de toute beauté littéraire. J’ai essayé de retrouver dans mon édition Insel des œuvres de Goethe ce qu’il en dit réellement. C’est en 1827 – il avait 78 ans (à peu près mon âge !) – qu’il en parle pour la première fois. Il était en train d’étudier la littérature française de son temps et correspondait avec Thomas Carlyle qui cherchait à faire mieux connaître la littérature allemande en Angleterre (et Goethe admirait le fait qu’un Anglais ait été capable de juger Schiller mieux qu’un Allemand l’aurait fait). Mais malheureusement mon édition Insel ne comporte que des extraits, peu significatifs, de ces textes qui évoquent l’idée de Weltliteratur. Par contre j’ai une édition complète de son West-östlicher Divan dont le troisième tome a paru la même année 1827 et dans lequel il revient forcément aux mêmes thèmes (voir Goethe : West-östlicher Divan, Tomes 1 à 3, édit. Akademie-Verlag, Berlin, 1952). J’avais d’ailleurs noté, quand j’ai parlé des poètes de l’âge d’or arabo-persan, combien cet homme, à l’âge de 70 ans, avait eu le coup de foudre pour Hafiz et en même temps pour une dernière femme, à laquelle il avait donné le nom poétique de Suleika (le nom de la femme du Pharaon dans les versions arabes de l’histoire de Joseph). Un double coup de foudre qui a déclenché alors chez Goethe une véritable boulimie de connaissances sur l’Orient persan, arabe, turc, indien et hébreu.
Goethe commence à faire l’éloge de celui qui a traduit Hafiz et les autres, l’Autrichien von Hammer. J’en ai parlé à propos du Roman d’Antar car von Hammer n’a pas seulement traduit du persan mais aussi de l’arabe. Wikipédia cite le Roman d’Antar parmi ses œuvres. Or il s’agit bien sûr d’une traduction (voir la traduction française par Poujoulat à partir de celle de Hammer : Aventures d’Antar, Roman Arabe, trad. française par M. de Hammer, publiée par M. Poujoulat, édit. Amyot, Paris, 1868-69). Hammer avait ramené un manuscrit du Caire en 1802 (33 volumes in-folio contenant 4000 pages) et sa traduction est la seule de l’époque, avec celle, partielle, d’un Anglais, Tarrick Hamilton (les deux sont signalées par Chauvin, voir : Victor Chauvin: Bibliographie des Ouvrages Arabes ou relatifs aux Arabes publiés dans l’Europe Chrétienne de 1810 à 1885, édit. Institut du Monde Arabe, fac-simile de l’édition de l’Imprimerie H. Vaillant-Carmanne, Liège, 1892). Joseph von Hammer-Purgstall (il avait hérité du domaine de son ami Purgstall et avait été nommé Baron sous ce nom) était orientaliste et diplomate, avait appris l’arabe, le turc et le persan à l’Académie royale des langues orientales de Vienne, en plus de l’italien, du français, du latin et du grec et plus tard de l’anglais, avait rencontré Sylvestre de Sacy à Paris et a laissé à sa mort en 1856 une œuvre considérable en traductions (une traduction des Mille et une Nuits entre autres) et livres d’histoire (probablement la première relation de la secte des Haschischins, voir : Histoire de l’Ordre des Assassins par J. de Hammer, édit. Club français du Livre, 1961). Goethe, comme Etiemble, insiste sur l’importance primordiale des traducteurs. Sans eux pas de littérature comparée. Les plus géniaux des comparatistes ne peuvent maîtriser plus qu’un nombre limité de langues. Le Divan est d’ailleurs un exemple parfait de cette importance des traductions : Goethe s’extasie sur Hafiz et parle des sept poètes persans qui, selon la tradition, ont brillé comme sept étoiles au firmament : Ferdousi, Enweri, Nizami, Rumi, Saadi, Hafiz et Djami. Mais Omar Khayam n’est pas du nombre. Pourquoi ? Il aurait pourtant bien plu à Goethe, j’en suis sûr. C’est qu’il était peut-être trop sceptique, trop désabusé et légèrement soupçonné d’athéisme pour être inclus dans les sept grands par la tradition persane. Mais c’est surtout que Goethe ne pouvait le connaître puisque la première traduction dans une langue occidentale des Rubayat d’Omar Khayam n’a été faite qu’en 1857 par le poète anglais Fitzgerald. Goethe était mort depuis longtemps ! Goethe s’intéresse d’ailleurs à l’art de la traduction. Trois manières, dit-il : rapprocher l’original de notre propre langue, chercher une espèce de position médiane, tenter de rendre la traduction identique à l’original. Ces trois manières, dit-il, correspondent à trois étapes dans la connaissance de l’autre. La première nous fait connaître le monde étranger inconnu en l’assimilant à notre monde à nous, connu. La deuxième, Goethe l’appelle la « parodistique ». On cherche à se mettre à la place de l’autre mais on l’interprète suivant ses critères propres. La troisième étape consiste à s’enfoncer complètement dans le monde de l’autre. Et Goethe loue von Hammer d’avoir emprunté cette voie et d’avoir traduit Ferdousi ligne à ligne.
Mais Goethe met aussi en garde contre toute comparaison. Comparer Homère et Ferdousi n’a aucun sens, dit-il. On établirait ainsi une échelle de valeurs absurde et qui empêcherait de vraiment comprendre Ferdousi. Cela fait de nouveau penser à Etiemble qui a écrit un ouvrage intitulé : Comparaison n’est pas raison (La crise de la littérature comparée, 1963). Et qui le rappelle encore dans le dernier chapitre de ses Essais de littérature (vraiment) généralisée, dédié à la formation de généralistes : j’aurais dû prendre pour épitaphe, dit-il, cette formule de Blanchot : « l’une des tâches de la critique devrait être de rendre impossible toute comparaison ».
Alors, Goethe est-il un comparatiste, quand même ? Il est vraisemblable que certaines de ses réflexions – je le suppose du moins –annoncent les recherches ultérieures des comparatistes modernes. Quand il parle des formes primitives d’une langue comme par exemple la langue arabe, des tropes que ces formes suscitent (trope : figure par laquelle un mot ou une expression sont détournés de leur sens, dit le Robert) et qu’il parle de la transition du trope à la comparaison (la métaphore est un trope). Et cite ce quatrain de Hafiz traduit par von Hammer où le soleil levant est comparé à un faucon :
Mon cœur déborde de vie et de désir d’action
Je me tiens debout, fort, sur mes deux pieds
Car le faucon d’or, déployant ses larges ailes,
Plane au-dessus de son nid d’azur
Et quand il parle de poésie, des trois choses qui font la poésie, la forme, le thème et le contenu, disant que le thème est fourni généreusement au poète par le monde qui l’entoure, que le contenu c’est ce qui déborde librement de son cœur et que c’est donc la forme qui lui demande le plus d’efforts, le plus de concentration, qui requiert toute son intelligence (intelligence et poésie : du Goethe tout craché !). Ou quand il parle des « formes naturelles » de la poésie : Il y a beaucoup de types de poésies, dit-il, allégorie, ballade, cantate, drame, élégie, épigramme, etc. mais si on veut classer ces différents types autrement que par ordre alphabétique et qu’on les examine de plus près, on s’aperçoit qu’il n’y a que trois formes naturelles en matière de poésie : celle qui conte, celle qui s’excite et s’enthousiasme et celle qui évoque l’action personnelle, c. à d. l’épique, la lyrique et la dramatique. Et ces trois formes s’entremêlent bien souvent. On rejoint alors Etiemble. Le seul chapitre de ses Essais de littérature (vraiment) générale où il utilise le mot invariant est celui intitulé Invariants du lyrisme. « Le lyrisme se mêle souvent à l’épique et au dramatique », dit Etiemble. Et, sans jamais définir ici ce qu’il entend exactement par invariants, il se met à étudier ce qui, dit-il, est le propre du lyrisme : les mètres et les formes – les images – les thèmes.
On parle beaucoup sur le net des invariants d’Etiemble. On y apprend que c’était devenu presque une idée fixe chez lui et que c’est de cela que se souvenaient surtout tous ses anciens élèves. L’un de ceux-ci, Adrian Marino, publie un long texte intitulé Etiemble, la typologie des invariants et la littérature comparée. Lui, non plus – mais je l’ai peut-être mal lu – ne donne guère d’exemples concrets. Par contre je note qu’il semble dire qu’il y a plusieurs niveaux d’invariants : les invariants anthropologiques, les invariants théoriques ou idéologiques et, finalement, les invariants littéraires. Le dilettante que je suis a du mal à comprendre ce que représentent exactement ces invariants théoriques (nécessaires pour pouvoir rapprocher ou encadrer les idées, principes, théories qui émaillent l’histoire de la pensée humaine) et quel est le chaînage qui conduit des invariants anthropologiques aux invariants littéraires en passant par les invariants théoriques ou idéologiques (d’abord ce chaînage existe-t-il ? Est-il nécessaire pour l’explication ? Fait-il vraiment partie des théories d’Etiemble ?). D’ailleurs le mot même d’invariants me gêne. S’il y a invariant il ne peut y avoir que caractéristique humaine générale. Alors pourquoi ne pas utiliser le mot de caractère universel ?
Moi, ce qui m’intéresse avant tout c’est bien sûr le premier niveau. L’invariant anthropologique. « Les invariants du type anthropologique récupèrent et articulent des données primitives, primordiales, persistantes que l’on rencontre le plus souvent au plus profond des couches ancestrales – les plus archéologiques – de toutes les cultures », dit Marino. « C’est le monde des archétypes, des mythes, des légendes… dont la portée universelle est indubitable ». Il suffit de parcourir la grande étude des mythes religieux de Frazer qui date du début du siècle dernier pour comprendre leur universalité (voir Sir James George Frazer : The Golden Bough, a Study in Magic and Religion, édit. McMillan and Co, Londres, 1910, la première édition date même de 1890). Ou de n’importe quelle Encyclopédie des Mythes. On s’en aperçoit également quand on étudie les Contes de Fées. J’en parle dans mon Voyage, au Tome 2, Contes merveilleux et populaires d’Europe. Pendant longtemps les chercheurs français ont défendu la thèse de « l’origine indienne » de ces Contes. Avant d’être bien obligés d’accepter l’idée d’une « polygenèse ». Comme ce fameux anthropologiste que Overbeck avait rencontré dans le camp de prisonniers australien et qui a été à l’origine, paraît-il, d’une théorie de la « diffusion », prétendant qu’il y avait peu de créations dans le domaine des mythes et légendes, la plupart se répandant par diffusion entre cultures voisines, et qui a quand même été obligé de constater que des cultures très éloignées l’une de l’autre et que l’on ne pouvait soupçonner d’être contaminées l’une par l’autre, pouvaient engendrer des phénomènes étonnamment similaires.
Il reste que, même quand on sait cela, on est toujours frappé quand on rencontre de telles coïncidences. J’en ai relevé de nombreuses dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque. Un Cendrillon japonais par exemple au tome 2 dans ma Note sur les Contes merveilleux d’Europe (voir : Simone Mauclaire : Un « Cendrillon » japonais du Xème siècle, l’Ochikubo-Monogatari, édit. Maisonneuve et Larose, Paris, 1984). Ou chez les Indiens d’Amérique du Nord (au tome 1 du Voyage à propos de la Littérature et des légendes scandinaves - le fameux trickster) une légende du coyote (le trickster amérindien) qui ressemble comme deux gouttes d’eau au voyage aux Enfers d’Orphée à la recherche d’Eurydice (qui existe, déjà, d’ailleurs dans Gilgamesh) (voir Coyote visits the Land of Dead dans Barry Holstun Lopez : Giving Birth to Thunder, Sleeping with his Daughter, Coyote builds North America, Sheed Andrews and McMeel, Kansas City, 1977). Ou au tome 4, dans ma note sur B. Traven, cette étrange coïncidence de la planchette surmontée d’une bougie flottant sur les eaux pour chercher le corps d’un noyé que B. Traven découvre chez les Indiens du Chiapas (voir : B. Traven : Le pont dans la jungle, édit. Gallimard, 2004) et qu’Edmond de Goncourt trouve dans l’illustration d’un roman japonais par Hokusai (voir : Edmond de Goncourt : Hokousaï, édit. Eugène Fasquelle, Paris, 1896).
Même si on sait tout cela on reste confondu devant ce mystère. On a bien du mal à concevoir que l’esprit humain soit capable d’inventer des histoires pratiquement identiques d’une extrémité du monde à l’autre alors qu’elles vous semblent à priori plutôt originales. Surtout que cela ne fait pas seulement appel, me semble-t-il, aux aptitudes cognitives de l’espèce humaine mais aussi à d’autres caractères communs (l’affectif ? l’irrationnel ?). C’est un chercheur que j’ai découvert lorsque j’ai étudié les caractères chinois et les débuts de l’écriture, Emmanuel Anati, qui m’a, peut-être, donné un début de réponse (voir au tome 4 de mon Voyage, ma note sur les Caractères chinois, et Emmanuel Anati : Aux origines de l’art - 50 000 ans d’art préhistorique et tribal, préface d’Yves Coppens, édit. Fayard, Paris, 2003). Anati est un grand spécialiste de la préhistoire (Université de Tel-Aviv et Centre des études préhistoriques de Capo di Ponte, Italie). On dispose actuellement, dit-il dans le livre cité, de 100 000 statuettes âgées de plus de 10 000 ans et surtout de 45 millions de peintures et gravures qui décorent 70 000 sites découverts sur les 5 continents ! Et ce sont elles qu’Anati a analysées. Deux faits me frappent dans les conclusions qu’il en tire sur la nature humaine, disais-je dans ma Note, l’aptitude qu’a l’homme dès l’origine pour l’abstraction, la représentation schématique et symbolique, et l’unicité de la nature humaine car cette aptitude est présente partout, on la retrouve sur les 5 continents !
L’art préhistorique, dit encore Anati, révèle l’essence des processus cognitifs de l’esprit humain. Et encore : Les caractéristiques universelles des phases les plus anciennes de l’art préhistorique montrent que la logique et les capacités de conceptualisation avaient les mêmes attributs élémentaires dans tous les groupes d’Homo sapiens producteurs d’art.
Quand j’ai étudié le livre d’Anati, ce qui m’intéressait surtout à l’époque c’était cette aptitude à l’abstraction, nécessaire à la fois à l’écriture et au langage, et aussi cette aptitude à la symbolisation, déjà évidente dans la peinture rupestre. Mais on peut trouver bien plus chez Anati. A tout moment on tombe sur des conceptions communes, forcément ancestrales. Le dualisme par exemple : homme-animal, mâle-femelle, vie-mort, terre-ciel, soleil-lune, etc. Et même quand on progresse dans le temps, on s’aperçoit, dit Anati, que des populations très éloignées l’une de l’autre, sans qu’elles s’échangent quoi que ce soit, arrivent à des conclusions semblables et que même à des époques très postérieures à celle de l’expansion originaire de l’Homo Sapiens, nous devons supposer qu’il existait des matrices communes primordiales qui ont produit des « résonances » analogues, parfois à des millénaires de distance.
Alors, tout s’explique ? Je ne sais pas. Peut-être. Peut-être pas…