A force de parler de Malaisie de Henri Fauconnier il y a 3 jours, j’ai eu envie de le relire. Surtout à cause des pantouns. D’ailleurs depuis deux jours je ne pense plus qu’à cela et navigue sur le net à la recherche de livres, de traductions en français ou anglais de ces poèmes si singuliers et si attachants. Etiemble les considère comme une des formes majeures de la poésie mondiale. Au même titre que les haïkus. Sur le net on découvre que beaucoup de poètes se sont essayés à créer des pantouns en langues européennes. Wikipedia présente des soi-disant pantouns de Leconte de Lisle. Et on apprend que même Victor Hugo a essayé la formule. Mais je ne suis pas un adepte de la transposition d’une forme poétique propre à une langue donnée à une autre langue. Même si je soutiens le forum du haïku de Patrick Simon à Montréal et que j’ai déjà participé à sa Revue du Tanka francophone. Or le pantoun est directement issu, plus que n’importe quelle forme poétique, de l’oralité. Et il est chargé de tradition. Et donc de sens caché. Et donc directement lié à la culture du peuple malais.
Henri Fauconnier a donné comme sous-titre à son livre deux vers qui expriment bien ce fait et dont la traduction est la suivante :
Mes chants sont des chants occultes
Si ne comprenez n’en soyez offensé
Sur le net je n’ai pas trouvé beaucoup de pantouns malais. Un livre pourtant qui semble être une compilation : Anciennes voix malaises : pantouns malais, un recueil de 166 pantoums traduits du malais et annotés par François-René Daillie, édité chez Fata Morgana (1993). Je vais le commander. Google m’indique de son côté un livre ancien (1836) digitalisé, publié dans un cadre général intitulé : L’Univers, histoire et description de tous les peuples. L’ouvrage relatif à l’Océanie, « 5ème partie du monde », (plus de 1200 pages) a été rédigé par Georges Louis Domeny de Rienzi, grand voyageur spécialiste de la région et membre de la Société de Géographie ainsi que des Sociétés asiatiques de Paris et Bombay. L’Ecole des Langues’O (INALCO) semble l’avoir digitalisé également. Rienzi parle du pantoun aux pages 183 à 185 de son livre. «Les pantouns», dit-il, «sont censés être des improvisations, et le sont quelquefois réellement ; mais la mémoire de ces insulaires est en général si bien meublée de vers tout faits qu’ils ont rarement besoin de recourir à l’invention… Le mérite principal des pantouns consiste dans leur concision, qui doit surtout renfermer plus de sens que de mots. Les figures et les allusions se font souvent remarquer par leur finesse, et on est quelquefois frappé par la force de l’imagination et du sentiment poétique». Les pantouns ne sont pas seulement récités au cours de réunions, dit-il encore. Ils entrent aussi beaucoup dans les conversations particulières. «C’est un mérite que doit posséder essentiellement quiconque aspire à la réputation d’homme galant. Chez ces peuples, la facilité et l’esprit dans l’espèce de poésie dont nous parlons, sont des moyens d’obtenir les bonnes grâces d’une belle, comme on les obtient dans notre Europe avec des médisances de bon ton, des roueries ingénieuses, de délicates flatteries, et l’art de dire des riens agréables.» Heureusement que dans notre monde occidental au moins on n’a plus besoin aujourd’hui de recourir à ce genre d’expédients honteux pour pouvoir coucher avec une fille !
Au point de vue technique les pantouns sont en principe des quatrains, à rimes entrecroisées, et dont le nombre de syllabes est de l’ordre de 10 à 12 syllabes. Mais ce qui est surtout important c’est que les deux premiers vers sont une annonce, une introduction aux deux vers qui vont suivre et qui constituent l’essentiel, le but, la vérité que l’on voulait exprimer.
Dans le livre de Fauconnier il y a une scène qui montre bien comment cela fonctionne. Deux frères récitent des versets, en se répondant l’un l’autre. L’ami de l’auteur, Rolain, les appelle. Ils rentrent dans la pièce, puis lisent un pantoun entier. «Je n’ai rien compris», dit Fauconnier. «Les deux premiers vers d’un pantoun, expliqua Rolain, ne sont qu’une préparation à l’idée qui va s’épanouir dans les suivants. Cela crée l’atmosphère sans avoir la crudité d’une métaphore : Voici des fruits aigres-doux, des plantes à saveur amère. C’est pour amener ceci, comme on offre un cœur après des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches :
« L’âme pleure à la porte de la tombe ;
Elle voudrait tant revenir dans le monde… »
On voit déjà que contrairement à ce que certains prétendent (sur le net p. ex.) le pantoun n’est pas seulement un poème d’amour et qu’il peut aussi exprimer des sujets plus graves. Comme le désespoir et la mort.
Et l’un des frères dit un autre poème encore dont les deux premiers vers évoquent «du riz aigri dans une barque». «C’est une nature morte», dit Rolain. Une nature morte qu’il faut regarder lentement. Comme on doit le lire lentement, ce poème si court. L’image fait penser à une disparition, à un abandon, un découragement, un suicide peut-être ? Et voilà les deux versets qui suivent :
« Lividité amoureuse, chair torturée,
Vivre est insipide et on ne veut pas mourir… »
«C’est l’expression d’un découragement si profond», explique Rolain, «qu’aucun désir ne subsiste plus, pas même celui de la mort.»
Mais les deux frères reprennent leur livre de poèmes et, cette fois-ci, se délectent de poèmes érotiques. Car la véritable nature du pantoun c’est de clamer l’amour et ses plaisirs. Cela a d’ailleurs l’air de correspondre à la culture de l’archipel tout entier. J’ai dans ma bibliothèque un livre que je n’ai fait que feuilleter jusqu’ici mais qui a l’air d’être sacrément érotique, cru même, une adaptation en français du fameux Livre de Centhini, écrit au début du XIXème siècle en javanais, une langue très ancienne dérivée du sanscrit et aujourd’hui pratiquement disparue, les Javanais ayant sacrifié leur langue au bénéfice du malais pour être mieux à même de se créer un Empire. C’est une œuvre monumentale de 200000 vers, écrite par trois poètes qui se sont fait aider, dit Patrice van Eersel qui a rédigé l’avant-propos, par des spécialistes de toutes les disciplines, architectes, médecins, botanistes, astrologues, etc…. ainsi qu’à des experts dans la technique du coït ! C’est une romancière française qui, «assistée par une truculente lettrée javanaise» et aidée par l’Ambassade de France, a tenté de sauver ce chef d’œuvre en péril en s’y plongeant pendant cinq ans et en en restituant la quintessence dans une version condensée et personnelle, tout en conservant un style de conteur à l’ancienne (voir : Elisabeth D. Inandiak : Les Chants de l’Ile à dormir debout – Le Livre de Centhini, édit. Les Editions du Relié, Gordes, 2002). Mais je vois que je vous fais languir. Alors, voici les pantouns que vous attendez :
« Fourmis rouges dans le creux d’un bambou,
Vase rempli d’essence de rose…
Quand la luxure est dans mon corps
Mon amie seule me donne l’apaisement. »
« Liane sacrée, liane heureuse
Insinuant sa tige dans la fente du roc…
Le prophète Mahomet aimait Allah…
C’est que toi, mon aimée, tu n’existais pas. »
(Ce dernier verset me paraît un peu sacrilège, pourtant…)
Fauconnier prend de plus en plus de plaisir à l’écoute des pantouns. Il constate que ce qui plaît surtout aux Malais ce sont toutes ces «allusions ténues», pleines d’équivoques qu’on y trouve. Et il ne tarde pas, dit-il, à «discerner, sous leur ingéniosité, un art souvent très sûr et très condensé».
Malaisie est littéralement truffé de pantouns. Fauconnier rencontre un de ses vieux serviteurs qui lui annonce que sa femme est «pleine». Comment, lui dit Fauconnier, à votre âge ? La chair est faible, lui répond le serviteur. Et aussitôt un pantoun :
« Planter le riz sur la colline de Jeram…
Planter, puis se reposer sur un rocher…
Comment le cœur ne serait-il réchauffé
A voir un sein sous le voile écarté ? »
Au début d’un chapitre où il confesse son spleen à son ami Rolain :
« Papillons volant deci-delà
Volant sur la mer à la porte des récifs
Pourquoi ce trouble dans mon cœur,
Qui vient de loin, qui dure encore ? »
Et quand le jeune Smaïl qu’il avait pris en amitié et qui, amoureux fou, était devenu «amok», était parti avec son kriss poignarder le Rajah et allait être poignardé à son tour:
« Si tu vas vers les sources du fleuve
Cueille pour moi la fleur frangipane
Si tu meurs avant moi
Attends-moi à la porte du ciel. »
Mais auparavant il y avait cette scène où Smaïn dévoile sa passion pour la belle fille du Rajah Long, lors de la grande fête que le Rajah donne pour la circoncision de son fils. Voilà ce que chante Smaïl :
« Une noix de coco verte on entend l’eau de son cœur
Un dourian jaunissant garde ses secrets
Je sais pourquoi je te veux dans mes mains
Tu ignores pourquoi tu te veux sur mes lèvres. »
La noix de coco verte c’est la jeune noix de coco dont la chair est encore toute liquide. Le dourian c’est ce fruit étrange à la carapace piquante qu’il faut ouvrir avec une machette, dont l’odeur est lourde et chaude, presque puante, mais dont la chair a un goût si complexe, riche, onctueux, capiteux, dit Fauconnier. Et Smaïl continue :
« L’homme est un dourian pour la fille nubile
Dur hérissé elle a peur qu’il la meurtrisse
Après le dégoût et l’effroi la curiosité
Après la curiosité le désir toujours accru. »
La foule s’agite. Le Rajah pas content du tout. Et Smaïn continue :
« Ouvre le fruit à l’odeur inquiétante
Tu ne pourras plus t’en rassasier jamais
Ses graines comme des œufs glissent sous les doigts
Sa crème est forte et douce comme de l’ail et du lait. »
Cette fois-ci la foule exulte. Mais le Rajah le chasse de l’estrade...