Poésie et traduction - bis

On dit que le hasard fait bien les choses. Je crois plutôt qu’une fois son intérêt éveillé pour un certain sujet on y fait plus attention et les découvertes se multiplient. C’est ainsi qu’après avoir commencé à m’intéresser aux problèmes que pose la transposition poétique d’une langue à l’autre je suis tombé successivement sur des traductions de poèmes du persan, du japonais et de l’arabe et que je me suis aperçu que dans chacun des cas le traducteur-poète se pose un peu les mêmes questions et se bat avec les mêmes difficultés. Chaque langue a ses propres caractéristiques qui fournissent au poème ses éléments rythmiques (la forme du poème) : accentuation, sonorités, nombre de syllabes, rimes, allitérations, etc. Et chaque fois le traducteur se demande comment il doit transposer ces éléments dans l’autre langue. D’autant plus que chaque tradition poétique particulière a érigé des règles (les poètes aiment bien développer leur lyrisme à l’intérieur de règles) qui disent comment les mettre en jeu, ces éléments rythmiques. Et le traducteur de se demander s’il doit respecter les mêmes dans la langue cible ! Et puis, comme chaque langue est un autre monde, avec ses propres représentations, ses propres cultures, sa propre mémoire, chaque traducteur-poète se lamente, regrette de ne pas être capable de transmettre tout ce qu’il faudrait faire comprendre et constate que son travail est forcément imparfait.
Cela a commencé lors de mon dernier séjour à Paris. En rendant visite à ma librairie préférée, la Librairie Orientale de la rue Monsieur le Prince, voilà que Monsieur Samuelian m’accueille et me tend un livre en me disant : regardez, cela vient de sortir. C’était une traduction nouvelle de Hâfez faite par Gilbert Lazard, voir : Hâfez de Chiraz : Cent un ghazals amoureux, traduit du persan, présenté et annoté par Gilbert Lazard, connaissance de l’Orient – Gallimard, 2010. Les ghazals sont des poèmes d’amour qui comportent sept à neuf distiques et ses personnages principaux, dit Lazard, sont l’Amant-poète et l’Objet de son amour. Et tout se passe, dit-il encore, dans un monde fictif peuplé de symboles. « On y rencontre des amoureux éperdus, des idoles irrésistibles, des gardiens inflexibles, des jardins paradisiaques, pleins de fleurs merveilleuses et d’oiseaux enchanteurs, envahis de brises parfumées et de zéphyrs messagers ». Comme dans ce ghazal qui rappelle certains passages du Roman d’Antar ainsi que de la légende de Leylâ et Majnûn

« Zéphyr, si tu passes jamais / Sur les rives du fleuve Araxe,
Baise le sol de ce vallon, / Charge ton souffle de son musc,
Tu verras le camp de Selmâ / – Salue-la cent fois de ma part  –
Plein des cris des caravaniers / Et du tintement des clochettes.
Pose un baiser sur la litière / De mon Amour et dis-lui bien
Que son absence me consume, / J’appelle à l’aide, ô Pitoyable !
»

Mais il y en a aussi de tristes, pleins d’une méditation morose sur les malheurs du monde : 

« Je descendais au Jardin / Cueillir à l’aube une Rose
Lorsque me vint à l’oreille / La plainte d’un Rossignol.
Le malheureux comme moi / Souffrait la peine d’Amour,
Il jetait parmi les fleurs / Ses trilles de désespoir.
J’errai longtemps au Jardin / Peuplé de mille pensées
Sur le sort de cette Rose / Et du plaintif Rossignol,
L’une reine de Beauté, / Le second prince d’Amour,
La Beauté inaltérable / Et l’Amour inguérissable.
Touché jusqu’au fond de l’âme / Du cri de l’oiseau chanteur
Je me vis soudain frappé / De tristesse irrésistible.
Les Roses en ce Jardin / Ne sont pas rares, c’est vrai,
Mais qui jamais y cueillit / Une Rose sans épines ?
De ce monde comme il va / N’attends point d’apaisement,
Ce qu’il offre, c’est, Hâfez, / Mille maux et nulle grâce.
»

Ce qui n’empêche pas Hâfez, à d’autres moments, de célébrer le vin et l’amour de la manière la plus exubérante qui soit :

 

« L’Amour et la Jeunesse, le Vin de clair rubis,
Les concerts d’amitié,
Les rivaux fraternels, le circuit de la Coupe ;

 

Charmants enfants aux lèvres distillant le miel,
Musiciens inspirés,
Compagnons au cœur noble, amis à l’âme pure ;

 

D’adorables Objets dont les grâces offensent
La Source de Jouvence,
Dont l’éclair sans second rend jalouse la Lune ;


Vin ardent et léger empruntant à la Rose
Sa teinte et son parfum,
Dont les lèvres de sucre effacent l’amertume ;

 

Belles dont les appas s’élancent glaive nu
A l’assaut des raisons,
Et dont les boucles sont aux cœurs autant de pièges ;
 


Ces fêtes, ces plaisirs, quiconque les dédaigne
Ignore le bonheur,
Et quiconque les fuit est indigne de vivre.
»

 

Car le vin est omniprésent en cet âge où règne l’Islam (comme il l’est dans la poésie d’Omar Khayyâm et dans celle de l’Arabe Abû Nowâs). Le vin et la Taverne : on pense à Villon. Et quand il chante :

« Il n’est au temps où nous vivons d’ami sincère
Que flacon de Vin pur et livre de poèmes…
»

on pense à ces amis poètes qui poétisent en joyeuse société, assis à l’abri au bord d’un fleuve et faisant décanter le vin, que l’on rencontre dans tant de romans et de poèmes chinois…

La traduction de Gilbert Lazard me paraît parfaitement réussie. Alors où sont les problèmes ?
C’est d’abord la langue persane qui dispose de syllabes longues et brèves (trois voyelles sont longues, trois brèves, mais quand elles sont suivies d’une consonne elles deviennent longues). Et le poète joue de l’alternance de ces longues et brèves. Ensuite il y a une rime unique tout au long du ghazal : elle figure d’abord dans les deux vers du premier distique puis systématiquement au deuxième vers de chacun des distiques suivants. Impossible à transposer en français, bien sûr. Que fait alors Lazare ? D’abord, dit-il, « je pense que toute poésie régulière doit être traduite en vers ». Mais il n’adopte pas de solution unique. Suivant le cas il adopte la forme du quatrain disposé sur deux lignes, ou l’alexandrin ou d’autres formes plus libres. Il ne cherche pas non plus à rimer de manière systématique. Quelques fois il fait rimer ensemble les deux parties d’une strophe. Dans certains cas il reproduit la rime unique du ghazal persan (lorsqu’il y a répétition, sorte de refrain). « Autre difficulté de taille », dit-il : « l’absence de genre grammatical dans cette langue, si bien que l’Objet d’amour est de sexe indéterminé ». Cela m’amuse doublement. D’abord parce que cela couvre d’un voile pudique certaines prédilections pour les jeunes garçons très fréquentes dans cette civilisation de l’âge d’or arabo-persan. Ensuite parce qu’on a le même problème en malais et que cette indétermination sexuelle permet deux lectures différentes du fameux pantun berkait (pantoun en chaîne) des Papillons découvert par Victor Hugo sur la base d’une traduction anglaise (par Marsden, l’auteur de la première grammaire et du premier dictionnaire de la langue malaise) et qui a jeté les bases d’une formidable tradition de pantoum (avec un m à cause d’une erreur typographique !), à la française, célébrée par de nombreux poètes dans le monde dont Leconte de Lisle (Pantoums malais) et Baudelaire (Harmonie du Soir). Chez Victor Hugo c’est une jeune fille qui parle :

« Les papillons jouent à l'entour sur leurs ailes ;
Ils volent vers la mer, près de la chaîne des rochers.

Depuis mes premiers jours jusqu'à l'heure présente,
J'ai admiré bien des jeunes gens ;

J'ai admiré bien des jeunes gens ;
Mais nul n'est à comparer à l'objet de mon choix.

Aucun jeune homme ne peut se comparer à celui de mon choix,
Habile comme il l'est à toucher le cœur.
»

Jean-François Daillie qui est aujourd’hui l’un des grands spécialistes du pantoun malais avec Georges Voisset, et qui a retrouvé le texte original, estime que ce n’est pas une femme mais un homme qui parle dans ce poème. Le terme malais pour jeunes gens, muda, désigne des jeunes gens sans distinction de sexe. Une Malaise, dit-il, ne parlerait sûrement pas ainsi de ses expériences amoureuses. Or tout le poème, ajoute-t-il, « retrace l’évolution des sentiments de celui qui parle. Au début, c’est l’homme qui papillonne d’une jeune fille à l’autre. Mais de papillon qu’il était, le voici devenu rapace de haut vol, dont l’œil infaillible découvre, parmi toutes ces belles, celle qui pour lui est unique – cela à son cœur défendant – il y laisse des plumes ». Et voici la très belle traduction de Daillie : 

« Papillon dans l’air tu t’élances
Sur la mer au bout du récif ;
Tatillon mon cœur tu balances,
Comme hier aujourd’hui rétif.


Sur la mer au bout du récif,
Vautour tu voles vers Bandan ;
Comme hier aujourd’hui rétif,
J’ai vu plus d’une belle enfant.


Vautour tu voles vers Bandan,
Sur Patani tombent tes plumes ;
J’ai vu plus d’une belle enfant,
Mais comme mon amour, aucune.


Sur Patani tombent tes plumes,
Vingt colombes volent en chœur,
Mais comme mon amour, aucune
N’est habile à flatter le cœur
».

 

Mais revenons à notre Persan. Comment Gilbert Lazare résout-il le problème de l’indétermination sexuelle ? En ayant recours quand cela est possible à des termes neutres. Sinon, dit-il, « j’ai opté pour le féminin », pensant que « pour la majorité de mes lecteurs, l’amour d’un homme s’adresse plutôt aux femmes ». Quant aux autres ils n’ont qu’à transposer !
Mais il n’y a pas que les questions de forme. Ce monde fictif peuplé d’amants, d’objets aimés, de jardins merveilleux et de tavernes où coule le vin et fréquentées par des poètes de mauvaise réputation peut être pris au premier degré comme il peut l’être aussi dans le sens de sa transfiguration mystique. Même si Lazard nous affirme que Hâfez n’était affilié à aucune secte et qu’il n’était pas soufi comme son collègue du siècle précédent, Roumi. Mais est-ce encore un problème de traduction ? Ou simplement « le problème de l’intelligence des ghazals de Hâfez » ? La traduction ne peut pas tout. A partir d’un certain stade le traducteur ne peut plus que fournir notes et commentaires. Et c’est au lecteur d’approfondir sa connaissance de « l’autre monde », en l’occurrence celui de cet âge d’or arabo-persan qui va du Xème au XVème siècle. 

 

Et puis, de retour au Luxembourg, je trouve dans mon courrier le dernier exemplaire de la Revue du Tanka francophone à laquelle je suis abonné (n° 12 de février 2011) et j’y découvre l’interview de Claire Dodane, enseignante et chercheur en littérature japonaise qui s’est faite traductrice. Traductrice de deux femmes absolument remarquables de l’ère Meiji, Yosano Akiko et Higuchi Ichiyô, qui m’étaient complètement inconnues (et j’avais tort, j’allais le comprendre en les lisant). Et dans cette interview Claire Dodane aborde déjà tous les problèmes que pose la traduction. Elle va encore les préciser dans les postfaces qu’elle a écrites pour les deux oeuvres majeures de ces deux écrivaines qu’elle a traduites, le recueil de tankas qui a rendu célèbre Yosano, voir : YOSANO Akiko : Cheveux mêlés, édit. Les Belles Lettres, Paris, 2010 et la collection de nouvelles de Higuchi, voir HIGUCHI Ichiyô : La treizième nuit et autres nouvelles, édit. Les Belles Lettres, 2008.
Elle parle d’abord des caractéristiques de la langue japonaise. Beaucoup de termes homophones, souvent choisis à dessein, justement pour suggérer des liens cachés entre les deux sens. Une langue un peu floue (surtout la langue classique). Or si le flou convient bien à la poésie, quand on veut traduire dans une langue-cible plus précise, il faut bien choisir. Alors elle rappelle la parole d’un ancien professeur : « Le traducteur d’un texte difficile est un jongleur qui doit maintenir en même temps une dizaine de balles en l’air tout en sachant que quelques-unes retomberont nécessairement à terre ». Il y a ensuite les différents niveaux de langue. Dans la postface aux nouvelles de Higuchi Ichiyô elle explique que Higuchi utilise une langue très littéraire, ancienne, pour les descriptions puis passe brusquement à la langue contemporaine pour les dialogues. Mais même là il y a deux niveaux de langues, celle de l’homme, qu’elle appelle orale, et celle de la femme qu’elle appelle polie. Comment traduire ? C’est qu’en français nous disposons nous aussi d’abord du tu et du vous, dit-elle, et puis on peut également rendre des niveaux de langage différents en choisissant vocabulaire, correction de langage et ton. Et puis de toute façon, si on traduit, dit-elle encore, « il faut croire la traduction possible, et s’y efforcer ! ». Elle respecte aussi la fameuse règle des 31 syllabes propre au tanka japonais (5-7-5-7-7) et la justifie ainsi : « La règle des 31 syllabes est certes purement formelle, mais elle n’en est pas moins fondamentale puisque c’est elle qui détermine le genre du tanka. Par ailleurs tenter de respecter ces 31 syllabes dans la traduction constitue un véritable jeu de l’esprit, très stimulant, qui rend inventif. La prosodie existe non pour contraindre la pensée, mais pour la canaliser et la libérer ». Dans la postface à Cheveux emmêlés, elle écrit : « La contrainte, on le sait, rend par ailleurs créatif ». Elle reconnaît néanmoins qu’il ne peut y avoir identité absolue entre poème original et poème traduit. Umberto Eco, dit-elle, a intitulé un de ses livres consacrés à la traduction : « Dire presque la même chose ». Il n’empêche que le traducteur n’est pas le maître du texte. Il n’a pas à créer. « Il transpose, à travers le prisme de sa propre sensibilité, les codes d’un monde dans ceux d’un autre monde ». Je suppose qu’en disant cela elle pense à une autre expression de Umberto Eco qu’elle cite d’ailleurs dans une de ses postfaces : « traduire c’est transposer d’un monde à l’autre ». Pas très original, me semble-t-il. Et cela n’explique pas comment cette transposition doit se faire. Cela me rappelle l’histoire du cyprès. Celui de la dernière strophe des Chansons malaises d’Yvan Goll.

« Et plantez
Devant ma case abandonnée
Le cyprès noir
Le doigt
De la mort
» 

Or, quand une traductrice et poétesse indonésienne, Chrisvivany Lasut, veut transposer le poème en malais-indonésien, elle bute, bien sûr, sur ce cyprès méditerranéen qui est pointu comme un doigt et qui planté dans nos cimetières du midi symbolise la mort. Et qui n’a, évidemment, rien de malais. C’est un autre arbre, le cempaka, dit Georges Voisset, qui est planté près des tombes malaises, le cyprès existe mais n’y est pas pointu comme un doigt, sans compter que le mot case a un petit relent « colonial ». Il y a des cas, dit encore Georges Voisset, où « le traducteur sait que la défaite l’attend toujours ».
Mais ce que j’aime c’est ce que Claire Dodane dit ensuite. Elle compare l’exercice de la traduction à l’interprétation d’une partition par un musicien. « Le traducteur littéraire ressent, je pense, le même engagement que le musicien. Il n’a pas à être le créateur de l’œuvre, il est en quelque sorte libéré de la contrainte de la création et de l’angoisse de la page vide ; en revanche il doit s’impliquer tout entier dans l’exécution de la partition pour que la musique prenne forme et que le charme opère. J’aime traduire pour cette raison-là, principalement ». On comprend qu’ainsi la traduction devient plaisir, devient jouissance. « Ce n’est plus un travail, c’est la pratique d’un art si je puis dire, bien sûr avec toute la modestie requise ».

Yosano Akiko est considérée comme la plus grande poétesse de l’ère moderne, nous dit Claire Dodane. Née pratiquement avec l’ère Meiji, en 1878, elle est décédée en 1942. Sa vie était aussi audacieuse que ses poèmes. A 23 ans elle quitte la maison familiale pour rejoindre son amant, poète lui aussi. C’est quelques mois plus tard que paraissent ces Cheveux emmêlés qui font sensation tant par leur nouveauté que par ce dont ils sont la chronique : la genèse d’un amour et le plaisir féminin pleinement assumé. Suivent ensuite quarante années d’activité littéraire (poésie, contes pour enfants, roman autobiographique, transpositions en langage moderne d’œuvres classiques) et sociale (féminisme).
Pour moi il y a là, bien sûr, une première surprise. Il n’y a pas si longtemps, comparant le pantoun malais et le tanka japonais, je notais que le pantoun parle surtout d’amour et le tanka de la nature. Or, là, presque la totalité des 399 tankas qui composent ce recueil parlent avant tout de passion amoureuse. Ensuite c’est une poésie très personnelle. On peut penser – même si Claire Dodane ne le dit pas expressément – que son amant, le poète Yosano Tekkan, « théoricien de la poésie du moi » y est pour quelque chose. Enfin l’érotisme y est souvent présent, plus ou moins explicite – et cela a choqué le public japonais de l’époque (on est en 1901). Et puis il y a un véritable éclatement de couleurs : le blanc virginal, le rouge de la sexualité, le violet de l’amour et le pourpre qui est mélange des deux, donc de la passion amoureuse et sensuelle (dixit Claire Dodane).

« Les cheveux dénoués
Dans la douceur de la pièce
Le parfum des lis
Je crains qu’ils ne disparaissent
Rouges pâles dans la nuit
»

 

« Les mains sur les seins
Je repoussais doucement
Le voile du mystère ;
Les fleurs que j’entrevis là
Etaient d’un rouge profond
»

 

« La couleur pourpre,
A qui la raconter ?
Tremblements de sang,
Pensées émues de printemps,
En pleine floraison la vie !
» 

Mais le jaune, le bleu et le mauve ne sont pas absents non plus :

« Les yeux renversés,
Je vois la lune finir
Sur l’eau de Kano
Où se dessinent en bleu clair
Des algues enchevêtrées
»

 

« De soie légère
Sa manche longue de deux pieds
D’où ruisselle
Une rivière de lucioles
Dans le bleu du vent du soir
»

 

« Dans les tons de mauve
Sur les petites herbes
Tombe mon ombre ;
Vent de printemps sur les champs
Lisse au matin mes cheveux
» 

De temps en temps on croit se voir plongé dans le monde de l’ukiyo-e :

« Pluie fine soudain
Sur les feuilles de lotus blancs ;
Tu peins près de moi,
Au creux d’une petite barque
Sous l’aile de mon parapluie
» 

Et puis la jeune fille se fait espiègle :

« Pour punir les hommes
De leurs trop nombreux péchés
M’ont été donnés
Cette blancheur de la peau
Et ces si longs cheveux noirs
» 

Et se moque des moines et des moralistes :

« Toi qui n’as jamais
Touché une peau douce
Où coule un sang chaud,
Ne te sens-tu pas triste,
Et seul, à prêcher la Voie ?
» 

Et puis c’est l’entrée de l’amant. Qui est dieu :

« Comme un doux présage
L’indistinction du brouillard
Tombant dans le soir
Puis l’extinction des lumières
Il est beau mon dieu de la nuit !
»

 

« Le cœur déplumé
Un matin l’une des cordes
De mon petit luth :
Dieu l’a cassée soudainement,
A jamais abandonnée
»

 

« Tu tins fermement
La poignée de cette épée
Dressée vers le diable
Quand à ma bouche je mis
Les cinq doigts fins de ta main
»

Elle est alors pleinement heureuse et se moque de la société :

« Ignorant la Voie
Insouciants de l’avenir
Méprisant la gloire,
Seuls ici s’aimant d’amour
Toi et moi nos deux regards
» 

Mais elle redoute pourtant son départ :

« Ma nuque et ta main
Et nos murmures au matin
Des glycines en fleurs
Moi l’enfant et sa détresse,
Toi qui va bientôt partir
» 

Et encore plus la détresse de l’abandon :

« Il ne rentre pas
Jour de printemps qui finit
Et moi dans la nuit,
Sur le koto mes cheveux
Emmêlés bouleversés
»

 

« Depuis ce jour-là
Où mon âme m’a quittée
Je suis un corps vide ;
Si vous me trouviez jolie,
A lui les condoléances !
» 

On voudrait les citer tous. Hélas, il faut bien se contenir. En tout cas Claire Dodane a bien tenu sa partition. Il reste ce qui n’est pas traduisible et qu’on ne peut faire connaître que par des notes ou des postfaces. Des notes de bas de page qu’elle essaye d’éviter autant que possible dans le cas des tankas (pour ne pas gêner le plaisir qu’on ressent à se laisser aller à leur lyrisme) mais dont elle fait un usage abondant dans le deuxième ouvrage qu’elle a traduit, la treizième nuit de Higuchi Ichiyô. Car quand une prose est aussi poétique que celle de ces nouvelles elle pose au fond les mêmes problèmes au traducteur.

Higuchi Ichiyô est une femme aussi remarquable que Yosano Akiko. Tout en étant l’exacte opposée. Elle reste profondément attachée à sa famille, la soutenant matériellement, une fois le père disparu, en exécutant elle-même à côté de son travail littéraire beaucoup de menus travaux. Elle décrit dans tous ses écrits non le bonheur mais le malheur des femmes, leur impuissance à échapper à leur destin. Un destin qui la frappe elle-même puisqu’elle meurt de la tuberculose à 24 ans. Et pourtant son œuvre est d’une telle culture, d’une telle élévation dans les sentiments, la compassion, la perception de l’éphémère qu’on la considère comme la première et la plus grande romancière de l’ère Meiji et que le Japon lui a fait l’honneur de faire apparaître son effigie sur les billets de Banque de 5000 yens.
Quels sont les éléments qui échappent définitivement à la traduction ? Ce sont d’abord certains éléments stylistiques. Claire Dodane en parle dans son interview à propos de Higuchi Ichiyô et de ses changements de langue entre parties descriptives et dialogues. Mais on apprend que des problèmes comparables se posent dans le cas de la poésie de Yosano Akiko : l’utilisation d’apostrophes, d’interrogations, d’exclamations ; l’introduction de mots sino-japonais bannis jusque là dans la poésie tanka ; une syntaxe qui a encore recours aux flexions de la langue classique et qui ont disparu dans la langue contemporaine.
Et puis il y a tout ce qui est tradition littéraire, les nombreuses réminiscences des poètes du passé (la grande période des femmes écrivaines et poétesses qui va de 800 à 1250 avant que le Japon se déchire en guerres intestines et qu’advienne le règne de l’homme, du samouraï), et toutes ces images poétiques évidentes pour tout Japonais mais qui ne le sont pas forcément pour nous. Encore que nous n’ayons pas besoin de savoir qu’il s’agit d’un rappel littéraire lorsque, dans la nouvelle Jour de neige de Higuchi Ichiyô, nous découvrons cette image : « sur les arbres dénudés de l’hiver les cristaux rivalisent de leurs pétales avec les fleurs du printemps… ». De toute façon il me semble impossible, même pour un Occidental cultivé, de connaître toute la tradition poétique japonaise classique, les Ono no Komachi (IXème siècle), Izumi Shikibu (Xème siècle) et autres poétesses qu’admire Yosano Akiko. Ce qui n’empêche que certaines images nous deviennent de plus en plus familières au fur et à mesure que nous nous plongeons dans leur littérature. C’est le cas, par exemple, des cloches qui sonnent dans l’air du soir, et que l’on trouve aussi bien chez Izumi Shikibu que chez Yosano Akiko.
Akiko, dans Pourpre :

« La cloche du temple
Sonne grave dans le soir
»

 

Dans Femme de vingt ans :

« Emplissant le soir,
La cloche du nord de Saga
Porte son écho
Sur le doux pelage d’un renard
Qui s’est tapi dans les fleurs
» 

Et Shikibu à la fin de Fleur de cerisier dans la nuit : « Il n’y avait pas un souffle de vent dehors. Du cerisier, près de l’avant-toit, les pétales tombaient un à un, au rythme de la triste résonance d’une cloche dans le ciel du soir ».
Alors Claire Dodane nous rappelle ce début émouvant du Dit des Heiké, dans la somptueuse traduction de René Sieffert : « Du monastère de Gion le son de la cloche, de l’impermanence de toutes choses est la résonance ». Moi, je m’en souviens parfaitement. Et je peux même citer la suite : « Des arbres shara la couleur des fleurs démontre que tout ce qui prospère nécessairement déchoit. L’orgueilleux certes ne dure, tout juste pareil au songe d’une nuit de printemps. L’homme valeureux de même finit par s’écrouler ni plus ni moins que poussière au vent ».

 

Je serai plus bref pour ce qui est de mon troisième exemple, la poésie arabe de Majnûn et son traducteur André Miquel (voir : Majnûn, L’amour Poème, choix de poèmes traduits de l’arabe et présentés par André Miquel, édit. Sindbad - Actes Sud, Arles, 1999). L’histoire de Leylâ et Majnûn est connue : deux enfants d’une tribu berbère gardent les troupeaux ensemble quand ils sont petits, deviennent inséparables, s’aiment, mais quand le père du garçon demande la main de la fille, le père de Leylâ la lui refuse sous le prétexte que leur amour s’étant trop affiché publiquement cela serait contraire aux moeurs de la tribu. Leylâ est mariée à un homme à qui elle se refuse sexuellement. Le garçon, en pèlerinage à La Mecque, au lieu d’implorer Allah de le guérir de son amour, lui demande de le lui conserver pour toujours. Il devient un fou d’amour (Majnûn signifie fou en arabe - on a d’ailleurs un mot en alsacien, ou plutôt en judéo-alsacien : meschugge, qui a peut-être la même racine sémite), erre dans le désert avec les animaux sauvages et se complaît dans sa douleur.
Je dispose de trois versions de cette folle histoire d’amour, l’arabe, la persane et la turque. C’est Nizâmî, le poète persan du XIIème siècle, auteur de Chosroès et Chînîn, ainsi que du Pavillon des sept Princesses, qui la célèbre dans un long poème qu’un Anglais érudit, peut-être médecin attaché à la Compagnie des Indes orientales, a traduit en vers shakespeariens : Lailî and Majnûn, a Poem from the original persian of Nazâmi by James Atkinson of the honorable East India Company’s Bengal medical service, édit. A. J. Valpy, M. A., Londres, 1836. La version turque est du poète Fuzûlî né en Irak vers la fin du XVème siècle (voir : Fuzûlî : Leylâ and Mejnûn, introduction and notes by Prof. Alessio Bombaci, translation by Sofi Huri, édit. George Allen and Unwin, Londres, 1970). Mais Fuzûlî semble suivre son prédécesseur persan d’assez près (on appelait cela une réplique), même s’il oriente son sujet encore plus vers le mysticisme que Nizâmî (à moins que ce ne soit sa traductrice, une orthodoxe-arabe, elle-même très portée sur le mysticisme, qui soit responsable de cette orientation). Ce qui est certain c’est que Nizâmî aussi bien que Fuzûlî font de Majnûn un Fou d’Allah, dans la plus pure tradition soufie : la beauté de l’aimée n’est qu’un reflet de la beauté divine ; l’émotion profonde créée par la passion permet l’élévation vers Dieu ; l’abstinence sexuelle, la jouissance de la douleur, l’espoir de l’union avec son amante au paradis font de Majnûn un saint qui n’aspire plus qu’à la quête de Dieu.
Cela n’est certainement pas le cas de la légende originale arabe célébrée dans les poèmes rassemblés par André Miquel et dont l’auteur, selon la tradition, est Majnûn lui-même (mais, nous dit André Miquel, ce n’est qu’une fiction). La légende, dit Miquel, a commencé à prendre forme vers la fin du VIIème siècle dans les villes de Bassorah et de Kûfa. Et puis, à force d’être racontée la légende est devenue biographie, est devenue partie intégrante du patrimoine arabe classique. Et, aujourd’hui restent tous ces poèmes « où passent ces grands thèmes que la légende, elle aussi, développe : l’amour, évidemment, avec la folie, la mort. Et la nuit (layl en arabe) dont la femme aimée, à une lettre près, porte le nom » (je rappelle que les Mille et une Nuits, en arabe, se disent : Alf Layla wa-Layla). Dans la version arabe (qui est évidemment à l’origine des deux autres versions) la folie qui frappe Majnûn est une punition infligée par Allah. Le père de Majnûn l’avait emmené à La Mecque pour qu’il demande à Dieu de le débarrasser de cet amour sans espoir. Et lui, au contraire, prie que cet amour ne le quitte jamais ! 

« Me voici, ô Seigneur, contrit et regrettant
Ces péchés à la chaîne, hélas ! et trop flagrants !
Mais s’il s’agit d’amour, de Laylâ, si je dois
Ne plus la voir, au repentir je ne m’engage,
Comment faire autrement ? Mon cœur est son otage.
T’obéir, mais comment ? L’abandonner pour toi ?
» 

Dans sa préface André Miquel nous parle lui aussi des problèmes que pose la traduction. Sur le plan formel il a choisi assez logiquement l’alexandrin puisque le mètre des poèmes sélectionnés était un mètre arabe classique qui s’appelle t’awil et qui est composé de 13 ou 14 syllabes. Par contre, impossible de suivre la rime arabe car elle est unique pour un poème donné (âbâ, abu, muhâ, îtu, etc.) Cette rime est d’autant plus importante que les poèmes sont souvent classés par rimes. Je note avec étonnement que les ghazals de Hâfez sont également à rime unique (alors que le persan est une langue indo-européenne). Est-ce dû à l’influence arabe ? André Miquel choisit néanmoins de rimer à la française, en vers croisés ou couplés. Et, comme cette poésie est considérée comme poésie arabe classique, il va faire parler Majnûn en français « avec l’accent de nos vieux poètes ». Mais comme les autres traducteurs dont je viens de parler André Miquel fait part de ses doutes. « Au-delà du sens immédiat se cache une forêt de mots à double sens ou détournés, d’échos qui se répondent d’un vers – parfois d’un poème – à l’autre, de pudeurs, de repentirs, d’ambiguïtés savantes ». Impossible de tout transposer. En fin de compte le travail de traducteur reste subjectif. « Le Majnûn de ce livre-ci, en tout cas, ce Majnûn que j’ai lu, aimé et traduit, est le mien », dit-il. « Qu’au moins cette traduction aide à le découvrir, fût-ce de trop loin », dit-il encore.
Suis-je entièrement convaincu par la traduction d’André Miquel ? Je ne le sais. Mais c’est peut-être que la poésie arabe, plus que n’importe quelle autre, doit être goûtée dans sa langue originelle. Ce qui ne m’empêche pas de trouver beaucoup de charmes à certains passages comme ce rêve heureux :

« Je rêve, je nous vois : deux gazelles paissant,
Sur des lieux écartés, les prairies de h’awdhân.
Je rêve, je nous vois au désert : deux colombes
Volant vers notre nid à l’heure où la nuit tombe.
Deux poissons dans les flots : je rêve et crois nous voir
Lorsque la grande mer nous berce avec le soir.
Je rêve, je nous vois : ma vie, ta vie, ensemble !
Je vois, je rêve, et la mort même nous rassemble
Sur le lit du tombeau, côte à côte couchés.
Retraite hors du monde, ô tombe bien cachée !
Nous y verrons, ressuscités, la vie nouvelle,
L’univers réuni, la rencontre éternelle.
» 

Un mot encore. Ce qui caractérise aussi bien Leylâ et Majnûn que le fameux Roman d’Antar, que la tradition attribue à un poète du IXème siècle mais qui n’a été fixé par écrit qu’au XIIème, c’est ce que l’on a appelé l’amour bédouin. Or quand on un peu étudié toute cette littérature de ce que j’ai appelé l’âge d’or arabo-persan, et qu’on y a rencontré l’Amour-passion des sens dans Wîs et Râmîn (milieu du XIème siècle) puis l’amour déjà romantique mais qui doit mûrir (l’homme Chosroès surtout) avant de prétendre à l’accomplissement sexuel dans Chosroès et Chîrîn (fin XIIème), on ne peut qu’être étonné de rencontrer tout à coup cet amour platonique, amour impossible et donc chaste par nécessité, et d’autant plus idéalisé. Il y a une chercheuse, Brigitte Musche, qui a essayé de suivre l’évolution des relations entre sexes depuis la plus haute antiquité (la période sumérienne) jusqu’à l’époque sassanide (voir Brigitte Musche: Die Liebe in der altorientalischen Dichtung, édit. Brill, Leiden, 1999). Amour sauvage et viol des femmes dans Gilgamesh (encore qu’on y trouve la fameuse histoire de la putain qui déniaise l’homme sauvage qui en devient intelligent mais perd le contact avec les animaux). Premiers éléments romantiques lors de la période assyrienne et babylonienne (Sémiramis, Reine de Saba, Cantiques de Salomon) et influence égyptienne où l’amour est déjà très romantique (puissance de l’amour, chagrin d’amour, intervention de la magie). Développement de l’individualisme à l’époque achéménide contemporaine de l’époque grecque classique et donc en même temps individualisation du couple, puis époque grecque plus tardive, conquête d’Alexandre et dynasties parthes (c’est l’époque d’Amor et Psyché, de Jason et Médée, de Philémon et Baucis, etc.), enfin vient l’époque sassanide (de 225 à 650, jusqu’à la conquête musulmane). Or ce qui est intéressant, et c’est ce que Brigitte Musche met en valeur, c’est cette influence bédouine qui existe déjà avant l’avènement de l’Islam à la cour sassanide et qui est très nettement une nouvelle forme d’amour, un amour idéalisé qui se démarque de l’amour citadin beaucoup plus réaliste avec lequel il coexiste. Et pour Musche il n’y a pas l’ombre d’un doute, c’est cette forme d’amour idéalisé qui est à l’origine de l’amour courtois d’Europe. C’est l’Espagne et la Provence qui ont transmis ces conceptions par l’intermédiaire des troubadours aux cours européennes du XIème siècle. Il a pourtant fallu des siècles, dit Brigitte Musche, avant que l’amour romantique, avec ses aspects psychiques et émotionnels, soit devenu l’idéal même du bonheur. Reste le mystère de l’origine de cet amour bédouin. Musche cite l’explication d’un auteur arabe : à la saison sèche les tribus campaient souvent ensemble aux mêmes pâturages. Les jeunes gens se rencontraient et nouaient des relations forcément rompues lorsqu’à la saison humide les tribus se séparaient à nouveau. L’amour ne pouvait aller à son terme. Les moeurs, les règles sociales l’en empêchaient. La séparation était vécue comme quelque chose de fatal et l’amour comme une souffrance qu’il fallait idéaliser. Peut-être est-ce là l’explication. Je n’en ai pas d’autre. Mais on peut aussi se demander si cette façon si irréaliste de voir la femme n’est pas à l’origine de ce qui allait devenir plus tard la conception de la femme dans l’Islam.