Que peut encore nous apprendre ce livre de Mémoires alors que l’article de Manonni contenait déjà une biographie plutôt complète de notre Lotte ? D’abord il nous révèle son caractère : son nom de famille fait penser au mot allemand Eisen qui signifie fer, or elle a vraiment une volonté de fer, elle est restée ce garçon manqué qui, après avoir lu Winnetou, voulait être une Peau rouge (son père, bourgeois très conservateur, lui interdit pourtant la lecture de Karl May quand il apprend qu’il a fait de la prison), une âme d’homme dans un corps de femme qui déteste les femmes (ou plutôt méprise la plupart d’entre elles, ainsi d’ailleurs que sa mère et sa jeune sœur, bien trop frivoles à ses yeux). Une femme fidèle (voir sa fidélité à Henri Langlois et la Cinémathèque), une femme idéaliste (l’amour du cinéma allemand et de la vieille culture allemande), une femme modeste, mais obstinée, une femme bien attachante.
Intéressant aussi de l’écouter parler de sa famille. Une famille bourgeoise allemande et juive, tellement intégrée dans la société allemande que l’on se rend compte une fois de plus, non seulement de l’horreur de l’extermination, mais surtout de l’énorme absurdité de l’exclusion de ces membres éminents de la nation. Le père est nationaliste, adore le vieil Empereur, participe à la Totenwache (la veillée mortuaire) à sa mort, encourage son fils à s’engager comme volontaire lors de la déclaration de la guerre de 14. Il ne va à la Synagogue qu’une fois par an (la Fête du Pardon dont il aime la signification), sinon on suit plutôt les traditions chrétiennes, on fête Noël, et les enfants vont à l’Ecole protestante (en somme on suit l’enseignement du philosophe berlinois Moses Mendelssohn qui prône l’assimilation au point que lui-même a fait baptiser ses enfants). On élève les enfants dans la grande culture allemande mais aussi européenne (importance de Victor Hugo), la gouvernante est anglaise. On oblige son fils Fritz à prendre la suite du père dans les affaires (le père est marchand de tissus en gros, le grand-père était banquier), mais celui-ci se ménage toujours une place pour une activité intellectuelle à côté de son activité économique (qu’il continue encore après son exil à Londres). C’est ainsi que le frère adoré de Lotte développe une véritable passion pour Heinrich Heine, au point de devenir un des grands spécialistes du poète (lorsque paraît la grande édition centenaire de Heine dans le Akademie-Verlag de Berlin, 4 volumes de lettres et de commentaires sont dus à Fritz Eisner).
Mais comme on est toujours le juif ou le nègre de quelqu’un, la famille Eisner, qui habite le quartier chic du Tiergartenviertel (le quartier du zoo), ne se lie guère avec les juifs, petits commerçants, les nouveaux riches de l’époque (d’où sort Lubitsch), qui habitent le Kurfürstendamm. Et elle a le plus grand mépris pour les juifs d’Europe centrale, mais plus tard, lorsqu’à Paris la réfugiée Lotte Eisner est mise en contact avec les familles bourgeoises juives parisiennes, celles-ci la considèrent à leur tour comme une juive d’Europe centrale, raconte-t-elle. Dans L’écran démoniaque Lotte Eisner, qui ne semble pas avoir une haute estime pour les films allemands de Lubitsch, dit que sa légèreté berlinoise « s’est affinée aux Etats-Unis ». Et elle dit que le Berlin de l’époque offrait un amusant mélange entre une ironie latine héritée des Huguenots, l’esprit juif très intellectuel et le Galgenhumor (l’humour noir, mais le mot allemand est plus explicite et signifie l’humour des potences) qui est la sagesse des ghettos des juifs d’Europe centrale.
Lotte Eisner commence à étudier à Berlin la philosophie et l’histoire de l’art, puis va à Fribourg (où il y a moins de distractions qu’à Berlin, dit-elle) continuer l’histoire de l’art avec un professeur éminent, Curtius, le quitte pour Munich étudier l’archéologie, pour enfin passer une thèse de doctorat à l’Université de Rostock en Allemagne du Nord. Sujet : l’évolution des images sur les vases grecs. Mais la pratique de l’archéologie ne l’excite guère. C’est ainsi que revenue à Berlin elle fréquente les artistes et s’intéresse au journalisme, travaille d’abord pour la Berliner Zeitung, pour enfin, en 1927, passer au Film-Kurier. Et, en même temps, son centre d’intérêt va passer du théâtre au cinéma.
Mais son expérience du théâtre lui servira quand il s’agira d’étudier et d’évaluer le nouvel art cinématographique. Elle parle encore en détail, dans ses Mémoires, de Max Reinhardt et de ses mises en scène. Et aussi de Bertold Brecht. Elle a été très tôt en admiration, dit-elle, devant ses pièces et ses mises en scène, très différentes de celles de Reinhardt. Elle l’a rencontré pour la première fois en 1921, mais avait déjà pu lire un de ses manuscrits en 1920 (il avait 22 ans), celui de sa première pièce Baal, encore très lyrique, et en est complètement remuée (une puissance dramatique extraordinaire, une poésie sauvage et violente, des mots pointus, des phrases coupantes et une langue finalement très proche du langage familier, dit-elle). Elle est restée l’amie de Brecht pour le reste de sa vie.
Et elle nous décrit cette période de l’après-guerre et l’importance prise très vite par le cinéma. L’inflation était terminée en 1924, dit-elle, mais la passion pour le cinéma est restée. L’UFA dont l’origine remontait à 1917 et dont l’actionnaire principal était la Deutsche Bank, avait créé toute une chaîne de salles de cinéma. A Berlin l’industrie cinématographique emploie, en 1928, 12500 salariés. Mais, ajoute-t-elle, la grande masse des films ne valait pas grand-chose. Et puis l’exode commence très tôt. Lubitsch quitte en 1923 déjà, puis Murnau, Leni et beaucoup d’autres. Bientôt ne resteront plus que les deux ennemis face à face : Lang et Pabst.
Elle raconte également le retentissement qu’a eu à Berlin la présentation, en 1926 (le film avait été tourné en 1925), du Cuirassé Potemkine (encore un film que nous allons revoir ces jours-ci, toujours grâce à la Cinémathèque de Luxembourg) et l’importance que le film d’Eisenstein avait eu pour l’intelligentsia allemande de gauche (et elle et son frère en faisaient partie), une intelligentsia qui avait perdu tout espoir dans la Révolution après les répressions sanglantes des Républiques des conseils ouvriers de 1919 (lorsqu’elle arrive à Munich, on lui demande si elle est une parente du Eisner, Président de l’éphémère République de Munich. Non, dit-elle, hélas. J’aurais pourtant été honorée d’être sa parente). L’importance aussi du film sur le plan artistique. Les acteurs : naturels, populaires, personnages bruts de la rue ou de la campagne. Le montage : filmique et non théâtral. Tout à coup on comprend que c’est le rythme du film qui compte pour le montage, et non la chronologie d’une scène de théâtre. C’est bête, dit-elle, mais il fallait y penser. Elle rencontre Eisenstein en personne en 1928. Un homme très cultivé, dit-elle, qui a beaucoup lu, doué en langues, et plein d’humour. Elle raconte aussi l’histoire du fiasco de Viva Mexico et le rôle pas très glorieux qu’y joue le grand écrivain « socialiste » américain, pourtant si fier de sa position toujours très morale et moralisateur pour les autres – quant à l’alcoolisme par exemple, de London et de beaucoup d’autres - l’écrivain Upton Sinclair (un aspect de l’histoire que je ne connaissais pas et dont Eisenstein ne parle pas dans son livre déjà cité, Notes of a Film Director). Sinclair finance le film. Mais, bien avant qu’il ne soit terminé, Staline exige qu’Eisenstein rentre en Russie soviétique. Eisenstein hésite, mais il reste communiste, et surtout russe, et ne veut pas vivre une vie d’exilé. Alors il rentre, en passant par Berlin où Lotte Eisner peut longuement s’expliquer avec lui en 1932. Il est déjà très désabusé par le système stalinien. Il espère néanmoins que Sinclair va lui envoyer les bobines tournées et qu’il pourra en entreprendre le montage en Russie. Mais Sinclair a peur de ne pas rentrer dans ses fonds. Il garde les morceaux filmés. Et les vend séparément.
Dans la République de Weimar l’ambiance devient plus pesante après 1928. La censure est plus sévère. Le film de Pabst, le Journal d’une Fille perdue, est interdit. Les groupes radicaux d’extrême droite sont de plus en plus visibles. Lotte Eisner est directement attaquée dans la presse nazie (le fameux Völkische Beobachter écrit à propos de Lotte : « Quand les têtes commenceront à rouler, celle-là roulera avec »). Et puis l’arrivée du son, dit-elle, diminue encore la qualité du cinéma de masse. Le Weimar artistique évolue mal.
Il y a une autre histoire qu’elle raconte et qui n’est pas à la gloire de la France, c’est celle du camp de Gurs. Au moment de la déclaration de la guerre elle est emprisonnée comme tous les Allemands de France. Ce qui peut se comprendre (le vieux mythe français de la 5ème colonne). Les Américains sont allés encore plus loin en mettant dans des camps les citoyens américains dont l’origine ethnique était japonaise. Et, pendant la guerre de 14, les policiers français sont allés chercher Albert Schweitzer et sa femme à Lambaréné et l’ont amené dans un camp dans le sud-ouest où il est resté emprisonné jusqu’à la fin de la guerre. Parce qu’il était allemand. Comme tous les Alsaciens. Par la faute d’un traité passé au-dessus de leur tête et légalisé par un vote de l’Assemblée nationale, malgré la protestation émouvante de tous les élus alsaciens. Mais laissons cela et oublions les vieux griefs. Lotte Eisner est d’abord internée au Vél d’Hiv puis transféré à ce camp de Gurs (près de Pau) qui avait été créé pour les réfugiés espagnols anti-franquistes. Les conditions d’hygiène et de nourriture sont épouvantables. Et quand Lotte Eisner qui perd ses dents à cause du régime alimentaire, se rend chez un dentiste elle voit, tout seul dans un enclos entouré de fil de fer barbelé, un Espagnol sans bras et sans jambes. « Voilà une image », dit-elle, « que je ne pardonnerai jamais aux Français ». Elle-même réussira à fuir de ce camp qui se révélera un véritable piège pour tous les juifs et les opposants politiques allemands qui s’y trouvent. Car, au moment de l’armistice, les internés ne sont pas libérés et les Nazis n’ont plus qu’à venir s’y servir. C’est ainsi qu’elle rencontrera après la guerre un ami opérateur de cinéma, opposant à Hitler, qui a été ramassé à Gurs et a passé toute la guerre dans un camp de concentration.
Lotte Eisner raconte aussi la façon dont elle a survécu, après son évasion, grâce à de faux papiers, et au soutien constant et attentionné de Henri Langlois auquel elle rend hommage. Il s’est mis en danger pour moi, dit-elle. Une fois que j’étais installée à Figeac, il est venu me voir tous les trois mois. Le résultat : une amitié indéfectible, portée par mon amour pour le cinéma. Il faut dire que Henri Langlois devait être une personnalité complètement hors norme. Un personnage mythique, rayonnant, un peu oriental, peut-être (enfance passée à Smyrne). Devenu obèse avec le temps, formant un couple un peu monstrueux avec sa femme Mary Meerson (qui cherchait à l’éloigner aussi bien de Lotte Eisner que de l’autre collaboratrice précieuse de la Cinémathèque, Marie Epstein, sœur du cinéaste Jean Epstein). Son mythe dépassait largement les limites de l’hexagone car il avait vraiment été un pionnier dans la collection et l’archivage des films. Il avait commencé avant la guerre à ramasser tous les vieux films français qu’il pouvait trouver : L’Herbier, Abel Gance, Jean Epstein, Marcel Carné, René Clair, Jacques Feyder mais très vite sa quête allait s’étendre aux films du monde entier. La Cinémathèque de Langlois était devenue une Cinémathèque du Monde, dit-elle. Et c’est également lui qui a eu l’idée de créer une espèce de bourse d’échanges avec les autres musées de films naissants. C’est ainsi qu’est née la FIAF (Fédération internationale des Archives de Films) dont le nombre de membres était de 4 avant la guerre et est monté à 60 dans les années d’après-guerre.
Et alors Lotte Eisner raconte la fameuse affaire Langlois. Je m’en souviens. C’était un grand scandale à l’époque. L’époque de Malraux. La Cinémathèque était une institution privée mais avait reçu de fortes subventions entre 1958 et 68. Grâce à ces aides l’Etat était représenté majoritairement au Conseil de Surveillance de la Cinémathèque. Or Langlois refusait de donner au Ministre de tutelle non seulement des indications sur l’utilisation des fonds mais même les listes d’inventaires de films. Il paraît que Jean-Louis Barrault a dit qu’il était le serviteur de l’Etat mais pas son domestique. Langlois aurait pu dire la même chose, dit Lotte. Sauf que Langlois n’était en rien un serviteur de l’Etat. C’est devenu alors une épreuve de force personnelle entre Malraux et Langlois. Malraux a cherché un prétexte : les conditions de stockage des films. Mauvais prétexte, dit Lotte Eisner. Langlois avait depuis longtemps demandé de pouvoir étendre ses capacités de stockage. Et puis il reçoit un stock de films documentaires sur la dernière guerre d’un vieux dépôt situé à Nîmes. Les films arrivent à Bois d’Arcy au moment où la commission d’enquête s’y rend pour l’évaluation. Or ils sont dans un état épouvantable. Le résultat de la commission est biaisé. Et Malraux qui a la majorité au Conseil, licencie Langlois ainsi que ses collaboratrices directes, Lotte Eisner et Marie Epstein. Et nomme un homme de paille à la tête de la Cinémathèque, un certain Barbin. Immédiatement c’est la révolte. Renoir et Resnais créent un comité de défense auquel tous les cinéastes français participent, sans aucune exception, aussi bien ceux de la Nouvelle Vague qui se disent « les enfants de la Cinémathèque », que les anciens comme Carné et Clouzot. Une vague de protestations internationales déferle sur la France : Russes et Américains, Japonais et Indiens, Anglais et Danois, etc. Fritz Lang envoie un long télégramme en français : « Profondément outré par scandaleux et grossier renvoi de Henri Langlois qui a consacré toute sa vie à la Cinémathèque Française dont les magnifiques résultats sont unanimement reconnus uniques par le monde entier grâce à son travail dévoué stop cette grande institution créé (sic) par lui périra sans lui stop… J’interdis… la projection de mes films à la Cinémathèque jusqu’à nouvel order (sic) » Et c’est ce que font tous ceux qui n’ont remis leurs films que dans un but de conservation et d’exposition. Le Musée du Cinéma était devenu vide.
Lotte Eisner nous raconte les manifestations. Elle marche bras dessus bras dessous dans le cortège avec Simone Signoret quand celle-ci crie : les CRS ! Elles courent se réfugier et rencontrent un peu plus tard Godard qui saigne de la tête et a ses fameuses lunettes noires cassées (Truffaut aussi a reçu des coups de matraque). BB était également dans le cortège, Jean Marais aussi et même le vieux Michel Simon. Et tous les cinéastes étrangers sollicités ont envoyé des télégrammes de protestation comme celui de Fritz Lang (sauf ces salauds de Hitchcock et Sternberg, dit-elle). Plus tard Truffaut et Godard inscrivent sur la façade du Palais de Chaillot à la peinture phosphorescente : Malraux = Goebbels. Même les chauffeurs de taxis le soutenaient, raconte-t-elle : j’ai même vu, de mes yeux vu, un chauffeur de taxi refuser d’être payé pour sa course, disant : non Monsieur Langlois, pour vous c’est gratuit !
Langlois a été rétabli dans ses fonctions bien sûr. L’affaire avait duré exactement 75 jours. Et il a continué son travail après cela comme si de rien était. Mais le gouvernement le lui a fait payer très cher. Plus de subventions. Alors que la Cinémathèque, en 1968, comptait 60 collaborateurs. Ses seules rentrées allaient être les aides privées et les recettes des séances cinématographiques. Langlois a eu une fin de vie difficile. Il a encore subi beaucoup d’attaques personnelles. Et il avait complètement négligé ses propres intérêts. Il ne pouvait même plus payer son électricité et son téléphone. Le jour de sa mort quand il a voulu téléphoner à des amis, son téléphone était coupé ! Avec Henri Langlois, dit Lotte Eisner, c’est l’âme de la Cinémathèque qui est morte…
Lotte Eisner était connue, elle aussi, et appréciée, par tous les amis de la Cinémathèque à travers le monde. Elle avait des relations d’amitié avec les metteurs en scène américains Nicholas Ray (dont la mort a été filmée par Wim Wenders dans Nicks Movie), King Vidor (que Henri Langlois a reçu en grandes pompes – avec limousine – quand il a été invité à Paris par Jack Lang pour la remise de la légion d’honneur et dont la Cinémathèque a alors montré un de ses vieux films, Show People) et John Ford (qui a visité la Cinémathèque de nombreuses fois et à qui Lotte Eisner, fanatique lectrice de Winnetou, a reproché la façon dont il a traité les Indiens dans ses films). Mais c’était surtout Stroheim que Lotte Eisner chérissait énormément. Erich von Stroheim était venu en France au milieu des années trente, complètement dégoûté par Hollywood. Il y a beaucoup de gens qui ne voient en lui que l’acteur alors qu’il était un metteur en scène original et peut-être même génial. Je me souviens avoir découvert ici, à la Cinémathèque de Luxembourg, son Wedding March et qu’il m’avait beaucoup impressionné. Mais Stroheim a été véritablement détruit par Hollywood en même temps que ses films.
Lotte Eisner raconte entre autres l’histoire de ce qui aurait certainement été son chef d’œuvre, et même un chef d’œuvre universel, Greed (Les Rapaces), à l’instar du grand film de Griffith, The Birth of a Nation. A l’origine le film durait 8 heures puis il a été coupé et re-découpé jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Henri Langlois et Lotte Eisner ont cherché pendant des années les bobines originales. Jusqu’à ce qu’ils ont appris un jour, en 1962, que la MGM les avait détruites pour faire de la place (le nom qui était collé dessus était celui du titre du bouquin dont le scénario était tiré). Stroheim n’a jamais eu le droit de toucher au montage de ses films. Or Langlois avait sauvé ce qu’il avait pu de ses films défigurés et rêvait de lui donner l’opportunité de les remonter à sa guise. Des 24 bobines de Greed il n’en restait plus que dix. Langlois, Lotte Eisner et Mary Meerson étaient présents lorsqu’ils lui ont projeté les restes : le grand Stroheim en pleurait. Alors ils lui ont donné la possibilité de remonter son Wedding March et de le sonoriser à nouveau. Il y a travaillé jour et nuit avec sa femme et une coupeuse de l’équipe de Langlois, puis le film, dans sa nouvelle version, a été projetée dans une des salles de la Cinémathèque et le public lui a fait un triomphe. Mais, hélas, aucun producteur en France, n’a eu le courage de lui donner une nouvelle chance. Même si un réalisateur comme Renoir l’a traité avec énormément de respect quand il l’a fait tourner dans la Grande Illusion. C’était un grand seigneur et qui savait jouer au grand seigneur à la perfection. A Paris il vivait dans un château, le château de Maurepas, avec sa femme l’actrice Denise Vernac, qui lui était complètement dévouée, avec valet de chambre, bonne et cuisinière ainsi qu’une Cadillac blanche, alors qu’il était noyé de dettes, mais sa femme le lui a caché jusqu’au dernier jour. Devant son bureau, dit-elle, était posée à la place d’un fauteuil une selle brodée avec ses étriers, des épées ciselées ornaient les murs et lorsque Langlois et Eisner vont le voir juste avant l’arrivée de René Clair qui devait lui remettre la Légion d’Honneur, il était couché en robe de chambre de soie noire sur son lit recouvert de satin rouge. Dans le numéro de la revue Positif qui lui est consacré on s’étend longuement sur le fait qu’il n’était pas noble mais fils d’un chapelier juif de Vienne et qu’il n’avait pas non plus été officier d’un régiment de l’Empereur de Cacanie mais un simple caporal qui avait déserté pour se rendre en Amérique. Quelle importance, dit Lotte Eisner, et je suis bien d’accord avec elle. Et je l’admire d’autant plus qu’il a réussi à le faire croire à tous les Américains ! Lorsqu’il est mort peu de temps après (en mai 1957), raconte Lotte, on aurait dit que c’est encore lui qui a organisé la mise en scène de son enterrement : juste avant que le long et solennel cortège funèbre arrive à l’église une troupe de vaches furieuses réussit à rompre un enclos et se mélange à tous ses amis qui étaient venus lui rendre un dernier hommage !
Il reste à parler des relations de Lotte Eisner avec la nouvelle Allemagne. Ce n’est qu’en 1953 qu’elle s’y rend pour la première fois. Avec énormément de réticences. Sous son nom français de Louise Escoffier. Ne voulant rencontrer que des gens dont elle sait qu’ils n’étaient pas mouillés avec le régime nazi. Car pour elle le monde s’était divisé en deux : d’une part ceux qui y ont participé et les autres. Mais les Allemands ne regardent pas non plus les émigrés avec beaucoup de sympathie. Fritz Lang, quand il commence à tourner ses films indiens, voit ses studios maculés d’inscriptions : Yankee, go home. Et Marlène Dietrich, raconte-t-elle, s’est même fait cracher dessus quand elle s’est promenée dans les rues de Hambourg. D’ailleurs je me souviens des propos haineux émis par certains de ses adversaires politiques à l’encontre du Chancelier Willy Brandt : on lui reprochait de ne pas avoir partagé les souffrances des Allemands pendant la guerre, d’avoir émigré en Norvège et même d’avoir pris la nationalité norvégienne. Je crois qu’il faut bien comprendre que la première réaction des Allemands dans l’immédiat après-guerre était l’humiliation de la défaite totale et de la destruction complète du pays. Et la révolte contre les souffrances subies, les bombardements, le souci du lendemain. Et pour ceux de l’Est les viols des femmes allemandes par les soldats russes (le dernier carnet de guerre d’Ernst Jünger en est rempli – voir Ernst Jünger : La cabane dans les vignes, Journal IV 1945-48, édit. Christian Bourgeois, 1980 – alors qu’il était beaucoup moins prolixe sur les massacres perpétrés par les Allemands en Europe centrale dont il était pourtant parfaitement informé). Il était trop tôt pour que la masse de la population se rende vraiment compte de la responsabilité collective de la nation. Nous-mêmes, les autres Européens, n’avons-nous pas mis dix ans avant de vraiment prendre toute la mesure et saisir l’horreur du génocide juif ? Et puis trop de gens avaient été eux-mêmes pris par la folie nazie, avaient cru jusqu’à la fin à une victoire possible (Victor Klemperer raconte comment des gens, alors qu’ils fuient Dresde en direction de la Bavière, dans les tout derniers jours de la guerre, croient encore que Hitler est innocent, que ce sont ses acolytes qui sont responsables, croient à la dernière Vergeltungswaffe, l’arme de la revanche, la V3 ou V4, qui permettra à l’Allemagne de gagner la guerre). Beaucoup étaient peut-être encore restés nazis (alors que j’avais pris une chambre chez un particulier pour mieux surveiller notre filiale allemande de Bergisch-Gladbach mon hôte me racontait qu’il avait été fait prisonnier en Afrique du Nord et transféré dans un camp de prisonniers au Texas, et qu’il en gardait surtout deux souvenirs : d’abord que ce n’est qu’après avoir vu les énormes stocks de matériels de guerre qui passaient en train ou étaient parqués sur d’énormes surfaces dans la plaine qu’il a compris que l’Allemagne n’avait absolument pas la moindre chance de gagner la guerre, et, ensuite, que dans les camps de prisonniers les nazis, s’appuyant surtout sur les anciens SS, continuaient à faire la loi, empêchaient toute fraternisation avec les gardiens, organisaient des tribunaux et même, des mises à mort, tous ceci à l’insu des Américains). Conclusion : il fallait attendre qu’une nouvelle génération apparaisse, plus consciente des fautes des pères, et les juge.
De plus, dit Lotte Eisner, on avait l’impression que toute vie intellectuelle était morte. Le miracle économique l’avait tuée. Aussi grande fut sa surprise - et sa satisfaction - quand elle découvre les jeunes réalisateurs des années 60. Je ne connais pas le premier film qu’elle cite, Lebenszeichen (Signe de vie) de Werner Herzog. Elle semble avoir été la seule, dit-elle, qui a reconnu dans ce film une nouvelle d’Achim von Arnim. C’est par un retour au vieux romantisme allemand que l’on fait la liaison avec l’ancien cinéma d’avant-guerre, dit-elle encore. Et elle le dit à Fritz Lang qui ne la croit guère. Plus rien de bon ne peut venir d’Allemagne, dit-il. Et puis elle rencontre Werner Herzog à Cannes (en 1969 ?) où elle se rend tous les ans (pour organiser la programmation et les rétrospectives de la Cinémathèque). Et c’est tout de suite le coup de foudre. C’est Herzog qui lui donne le surnom, façon paysan bavarois, de la « Eisnerin ». Mais les premiers films de ces jeunes Allemands ne sont pas forcément romantiques (sauf peut-être pour la forme ?). Beaucoup d’entre eux règlent les comptes avec leurs anciens. Je me souviens en particulier des Scènes de chasse en Basse-Bavière (Jagdszenen aus Niederbayern) de Peter Fleischmann. Mais il y avait aussi Rainer-Werner Fassbinder, mort il y a longtemps déjà, Alexander Kluge, Werner Schroeter que Henri Langlois appréciait beaucoup, paraît-il, et qui vient de disparaître (voir Le Monde du 14 avril 2010) et puis Wim Wenders et Werner Herzog qui continuent à produire encore aujourd’hui.
C’est d’ailleurs Werner Herzog qui a écrit la préface aux Mémoires de Lotte Eisner. Nous étions une génération d’orphelins, dit-il. Nous n’avions pas de pères auxquels nous pouvions nous référer. Seulement des grands-pères : Murnau, Lang, Pabst. Les cinéastes des autres pays européens ne peuvent comprendre cela. Nous, nous avons vécu un vide, une rupture, de près d’un quart de siècle, dus à la barbarie nazie, cette guerre catastrophique et la désolation de l’immédiat après-guerre. Mais, finalement nous avons trouvé notre chemin. Et nous avons retrouvé une certaine légitimité. Mais comme les anciens Empereurs du Saint Empire n’ont obtenu leur légitimité ultime qu’après avoir été consacrés par le pape, nous-mêmes nous n’étions sûr de notre véritable légitimité, qu’après avoir été approuvés par celle qui constituait pour nous la dernière autorité, la Eisnerin. Elle était le dernier mammouth, bousculé par un siècle terrible et violent, mais qui lui avait survécu. Ses livres sur le film expressionniste, sur Murnau, sur Fritz Lang, son activité auprès de la Cinémathèque française, consacrée au sauvetage et à la reconnaissance de notre héritage culturel commun, et finalement ces Mémoires auxquels elle a travaillé jusqu’au dernier jour de sa vie et qui la complètent, tout ceci constitue le legs qu’elle nous laisse.
Et Martje Grohmann qui a également fait la connaissance de Lotte Eisner au festival de Cannes où elle l’a ensuite rencontrée chaque année (et souvent aussi à Paris dans son appartement, ses parties de thé) et l’a finalement aidée à publier ces Mémoires, en dessine, elle aussi, un portrait chaleureux. Jusqu’à la fin elle a conservé une curiosité insatiable pour le cinéma, dit-elle. A Cannes elle courait les salles de projection, toujours à la recherche des nouveautés. Les journalistes allemands se battaient pour l’interviewer. Car comme le dit Herzog, c’est elle qui était devenue, après la disparition de Henri Langlois, l’histoire vivante du cinéma. A la fin de ses Mémoires Lotte Eisner a des réflexions curieuses en ce qui concerne les langues. Elle-même était polyglotte et, aux tea-parties dans son appartement elle passait indifféremment du français à l’anglais, à l’allemand (avec Martje Grohmann) et même à l’italien pour parler avec sa bonne portugaise. Chaque langue enrichit les autres, dit-elle, et elle citait Heinrich Heine qui, lorsque Gérard de Nerval, qui le traduisait en français, lui disait à propos d’un mot : « cela ne se dit pas en français », lui répondait : « alors j’en fais cadeau aux Français, de ce mot ! ». Mais à propos de l’Allemagne et de sa langue maternelle elle dit quelque chose qui me paraît bien significatif. Il faut savoir que patrie se dit Vaterland en allemand, pays paternel. Je ne sais pas, dit-elle, pourquoi on dit langue maternelle (Muttersprache). Car pour moi le Vaterland c’est la Vatersprache. Le pays de mon père c’est la langue de mon père. Belle formulation…
Post-scriptum (17 mai 2010): J'ai refondu mes différentes notes sur Lotte Eisner, la Cinémathèque, le cinéma de la République de Weimar et Fritz Lang en une note de synthèse illustrée placée sur mon site http://www.bibliotrutt.lu/ (Voyage autour de ma bibliothèque) sous Portraits et Compléments: Lotte Eisner, la Cinémathèque et le cinéma de Weimar.