La Cinémathèque et Lotte Eisner

A la suite de ma note sur Metropolis Francine m’a signalé qu’une exposition s’était tenue à la Cinémathèque fin 2006 début 2007 dont l’objet était justement le cinéma expressionniste allemand, une exposition qu’elle avait visitée et qu’elle avait trouvée absolument « fabuleuse » (ma fille adore Kirchner) et que l’on pouvait toujours la visiter de manière virtuelle sur le site de la Cinémathèque. Alors je me suis effectivement rendu sur le site en question et sur celui de la Bibliothèque de la Cinémathèque et j’y ai trouvé énormément de documents que je me suis empressé d’imprimer : articles, analyses, bibliographie et filmographie, scénarios, listes et monographies de décorateurs, ainsi que de nombreux liens vers les sites d’instituts et de cinémathèques allemands et vers tous les sites qui, dans le monde, s’intéressent au cinéma expressionniste (anglais, américains, australien et français bien sûr). Si après cela quelqu’un a encore le moindre doute sur l’intérêt du net dans le domaine de la culture…
J’ai compris assez rapidement que le problème de la définition de l’expressionnisme n’était pas simple et que chaque critique avait sa propre définition. Tout le monde est d’accord, bien sûr, sur la première définition qui est celle d’un groupe de peintres essentiellement allemands, ceux de la Brücke et du Blaue Reiter (je me souviens d’une exposition extraordinaire, celle de la collection Buchheim, centrée surtout sur la Brücke, organisée à Strasbourg en 1981, voir Expressionnistes allemands – Collection Buchheim, Musée d’Art moderne de Strasbourg, 28 juin – 23 août 1981, édit. Buchheim Verlag Feldafing, 1981) auxquels il faut bien évidemment ajouter Egon Schiele, l’exposition qui a réuni au Grand Palais les quatre grands Viennois de la Sécession l’a encore démontré d’une manière évidente (voir Klimt Schiele Moser Kokoschka – Vienne 1900 Galeries du Grand Palais 3 octobre 2005 – 23 janvier 2006, édit. Musées nationaux, 2005). Là où les avis divergent c’est lorsqu’on cherche à étendre la notion d’expressionnisme à d’autres arts dont le cinéma naissant, ou à une forme de pensée, de couleur politique. Rudolf Kurtz qui a été l’un des premiers à étudier l’expressionnisme au cinéma dans un livre publié dès 1926 (Expressionismus und Film) considère ce mouvement comme une « conception du monde » (Weltanschauung), à la fois culturelle et politique. Une « rébellion contre les normes, l’art établi et la bourgeoisie » (mais cela n’a rien d’original, tous les mouvements de jeunes artistes ont mis en avant ce genre de révoltes). Révolte contre la situation sociale. Réaction aussi contre l’impressionnisme. « Opposition à la réceptivité passive de l’artiste vis-à-vis du réel ». « Attitude volontariste » cherchant à recréer un monde (le « former », le « façonner », le « construire » : en allemand : « gestalten »). Comment appliquer ces théories au cinéma qui est d’abord photographie et donc reproduction du réel ? Par l’architecture et les éclairages, dit Kurtz. Et c’est vrai que les décorateurs-architectes ont joué un rôle essentiel dans le cinéma allemand de cette époque, qu’ils étaient de véritables artistes et que certains de leurs dessins préparatoires sont d’authentiques œuvres d’art. Que la représentation très déformée d’une rue dans Le Cabinet du Dr. Caligari fait penser à certaines vues de villes de peintres expressionnistes (voir p. ex. Maisons en arc de Krumau de Schiele). Et on a vu l’importance du jeu de lumières chez Fritz Lang ! Et puis personnellement je continue à penser que l’expressionnisme qui était l’art dominant dans l’Allemagne d’après-guerre, était particulièrement bien adapté au caractère muet du cinéma débutant. Et il ne faut pas non plus oublier que les artistes de la Brücke se sont également illustrés dans l’art graphique (un art ancien et typiquement allemand qui remonte à Dürer) : la gravure sur bois, l’eau forte et la lithographie (et on peut constater en visitant l’exposition que la Pinacothèque de Paris consacre actuellement au pré-expressionniste Edvard Munch que celui-ci les a également précédés dans les recherches sur ces techniques). Or ce sont encore une fois des formes d’art qui conviennent bien à ce cinéma naissant qui est forcément noir et blanc.
Un autre critique marquant qui s’est intéressé au cinéma allemand d’avant-guerre est Siegfried Kracauer (voir S. Kracauer : From Caligari to Hitler – A Psychological Theory of the German Film, édit. Princeton University Press, 1947 et S. Kracauer : Theory of film : The Redemption of Physical reality, édit. Oxford University Press, New-York, 1960). Il voit dans ces films “le reflet de la situation politique et économique » de l’Allemagne de la République de Weimar. Voici ce que l’on peut lire sur le site de la Cinémathèque : « Le choc de la défaite, l’inflation et le sentiment d’insécurité, les angoisses devant un avenir incertain, font que la réalité semble s’être transformée en un cauchemar. La peur devant le chaos se traduit en une pathologie de l’âme dont témoignent aussi bien les décors caligaristes avec leurs déformations que la gestuelle stylisée des acteurs ». D’ailleurs Kurtz avait lui aussi noté le fait que « l’ambiance d’une époque en plein bouleversement » pouvait expliquer la naissance du cinéma expressionniste. Je crois qu’il y a là un élément qui dépasse le simple film expressionniste. De toute façon les films purement expressionnistes ne sont qu’un petit nombre, entre six et neuf selon les critiques, parmi lesquels on trouve, bien sûr, les films de Wiene (surtout Caligari et Raskolnikoff), Nosferatu de Murnau et Metropolis. Alors que sur presque tous les grands films de cette période règne le Mal. Le Mal avec un grand M. C’est une véritable parade de tyrans, dit Kracauer : le Dr. Caligari, le Comte Orlock de Nosferatu, le gouverneur dans Vanina (un film d’Arthur von Gerlach, basé sur une histoire de Stendhal et qui date de 1922), le Dr. Mabuse, Haroun-el-Rachid, Ivan le Terrible et Jack l’Eventreur dans le Cabinet des figures de cire (de Paul Leni - 1924). Mais il y a aussi de grands criminels, des meurtriers en série, des fous. Exemple typique : M, le Maudit. Car le Mal était dans l’esprit du temps. Il préfigurait Hitler. Et beaucoup de ces réalisateurs qui étaient juifs l’ont peut-être plus ressenti que d’autres parce que le Mal, ils le connaissaient bien, il les avait poursuivi pendant toute leur histoire européenne depuis le Moyen-âge et allait les rattraper une fois de plus de la manière la plus horrible quelques années plus tard. Et c’est cet aspect-là du film allemand d’avant Hitler qui allait avoir l’influence la plus importante sur le cinéma américain. Et d’abord sur le film noir américain. D’autant plus que la littérature policière américaine avait, de son côté, commencé à évoluer avec Dashiell Hammett (voir l’exposition qui lui a été consacrée récemment à la Bibliothèque des Littératures policières, rue du Cardinal Lemoine, à Paris et la réédition de sa Moisson Rouge) et que le méchant, c'est-à-dire le mal avec un petit m a toujours été une donnée constante du roman populaire (garantissant peur et suspense). Mais le Mal du cinéma allemand était d’une autre envergure. Et Lotte Eisner n’avait probablement pas tort de parler d’écran démoniaque et de chercher ses racines dans la culture germanique (voir Lotte Eisner : L’écran démoniaque : les influences de Max Reinhardt et de l’expressionnisme, édit.E. Losfeld, 1981). Elle y parle de « mysticisme nordique », d’ « emphase romantique », de « fascination pour la mort », de mythe « faustien » et de prédilection pour ce qui est « unheimlich » (à la fois étrange et inquiétant).
Entre-temps j’ai rendu visite à la FNAC à Metz pour voir ce qu’ils avaient de disponible en DVD de Fritz Lang et je suis revenu avec M et les Dr. Mabuse d’une part et les deux films jumeaux (mêmes acteurs et scénarios similaires) The Woman in the Window et Scarlet Street, tournés en 1944 et 45. Et j’ai trouvé que ces deux derniers films étaient loin d’avoir le génie des premiers. Et j’ai pensé à l’inquiétude exprimée par Lotte Eisner dans son article de 1947, elle qui se demandait si les films de Fritz Lang ne perdaient pas ce qui faisait justement une grande partie de leur génie, la « vigueur du montage », la « puissante construction du découpage », du fait que Lang était obligé par Hollywood de laisser la tâche du montage final aux spécialistes. Sur le site de la Cinémathèque on dit quelque part que les créateurs du cinéma allemand expressionniste attachaient beaucoup plus d’importance aux décors qu’au montage. Ce n’était certainement pas le cas de Fritz Lang. S’il avait d’excellents collaborateurs décorateurs, architectes de décors, opérateurs, électriciens d’éclairage, avec lesquels il collaborait étroitement, il s’occupait lui-même directement du découpage. C’était essentiel pour lui. Et cela me rappelle Eisenstein. J’en avais déjà parlé à propos des caractères chinois (dans mon Voyage, tome 4). Eisenstein avait commencé à apprendre le japonais et avait découvert les caractères chinois. Et il comparait le résultat du travail du montage (élément essentiel pour lui dans le processus de création d’une œuvre d’art) à ce qui se passe avec les idéogrammes : le caractère représente un mot qui est d’abord un son qui a un sens, mais de par sa représentation pictographique, il est également une image qui touche au subconscient, à l’imagination. Et lorsqu’on a une suite de caractères on n’a pas seulement une phrase qui signifie mais une suite d’images qui, se juxtaposant, en créent une nouvelle. « C’est justement ce mode de pensée tout à fait inhabituel qui m’a aidé plus tard à maîtriser la nature du montage», dit-il dans un long chapitre de ses Mémoires intitulé Montage in 1938 (voir Sergei Eisenstein : Notes of a Film Director, édit. Lawrence & Wishart, Londres, 1959). Il y explique comment deux séquences juxtaposées doivent créer et créent en fait quelque chose de nouveau. L’émotion, le thème, l’image du thème que doit percevoir le spectateur. Or, dit Eisenstein, «du point de vue de la dynamique, toute oeuvre d’art est un processus qui fait naître une image dans les sens et l’intelligence du spectateur». A Hollywood Fritz Lang découvre un autre monde, une industrie cinématographique parfaitement bien organisée et dont l’objectif final est de créer du profit. Et dans cette industrie il y a des spécialistes pour tout. Et Fritz Lang ne doit pas seulement se battre avec les producteurs et les scénaristes mais doit même laisser le travail de découpage aux spécialistes. Qui doivent terminer le travail dans les meilleurs délais. Et tout contrat comporte une clause immuable : le droit du producteur de redécouper le film s’il le juge nécessaire avant de le distribuer. Des réalisateurs comme Fritz Lang ou Eisenstein, quand ils maîtrisent à la fois la mise en scène et le montage, créent des œuvres d’art. L’industrie cinématographique américaine produit des films.
Mais ce qui m’a le plus passionné lors de la visite du site de la Cinémathèque c’est la lecture d’une longue note rédigée par l’écrivain et historien du cinéma, Laurent Mannoni, intitulée Lotte H. Eisner, historienne des démons allemands. Laurent Mannoni qui a connu Lotte Eisner dans sa jeunesse, est aujourd’hui Directeur du patrimoine de la Cinémathèque française et du Conservatoire des techniques cinématographiques (on peut lire une interview de lui sur le site de l’Association française de la photographie cinématographique). L’essentiel de ce qui suit est extrait de l’article de Mannoni.
Lotte Eisner qui était née à Berlin dans une famille juive aisée avait fait des études d’histoire de l’art (thèse de doctorat sur les images des vases grecs), avant de devenir journaliste, critique de théâtre et finalement de cinéma. Elle était polyglotte (anglais, français, italien et espagnol en plus de l’allemand) et connaissait le latin et le grec. Elle avait connu Murnau (qu’elle admirait énormément), Fritz Lang, l’acteur Peter Lorre, était devenue l’amie de Bertold Brecht, avait rencontré Eisenstein (déjà très sceptique sue la Révolution soviétique, en 1928) et Louise Brooks (plongée dans la lecture de Schopenhauer entre les prises de vues de Loulou !). Elle quitte l’Allemagne pour la France en mars 1933, travaille d’abord pour des revues d’exilés allemands, puis pour des journaux français avant de rencontrer deux fous de cinéma qui lui plaisent énormément : Georges Franju et Henri Langlois. Ils avaient déjà créé un ciné-club (en 1935), parlaient de fonder une cinémathèque (en 1936) et puis démarrent une nouvelle revue de cinéma, Cinématographe (1937), à laquelle ils demandent à Lotte de collaborer. C’est la même année, 1937, que Langlois et Eisner rencontrent Erich von Stroheim qui restera un ami fidèle de la Cinémathèque française. La revue Cinématographe a une vie extrêmement brève (deux numéros) mais entre-temps Langlois a réussi à faire comprendre à Lotte Eisner tout l’intérêt qu’il y a à sauver « tout l’univers de création qui accompagnait la naissance et l’avancée du cinéma » (Mannoni). Elle commence alors à travailler pour la nouvelle Cinémathèque. Puis survient la guerre. Lotte Eisner est internée comme Allemande, d’abord au Vel d’Hiv, puis dans un camp du Sud-ouest, s’en évade et va se cacher, aidée par Langlois, dans la région de Montpellier. Langlois lui apportera son soutien pendant toute la durée de la guerre, ce qui explique probablement pourquoi Lotte lui est restée fidèle plus tard, jusqu’au bout, malgré son caractère difficile. Il va même lui procurer un travail : faire l’inventaire des films qu’il a réussi à sauver et à stocker à Figeac, et même obtenir pour elle un certificat de travail officiel sur en-tête de Vichy. Elle-même a changé de nom et s’appelle maintenant Hélène Escoffier. Et puis à la fin de la guerre elle devient Conservateur à la Cinémathèque.
Commence alors « la chasse au trésor », raconte Mannoni. Langlois veut tout. Les films bien sûr, mais tout ce qui les documente : scénarios, décors, photos, etc. Dès le départ il pense à un musée du cinéma. En 1952 Lotte Eisner publie son premier livre (L’écran démoniaque) et marque un sacré point aux yeux de Langlois : il a dans son organisation une universitaire ! Le livre la fait également connaître des spécialistes et de tous ceux qui ont collaboré au cinéma allemand d’avant-guerre. La même année 1952 elle prend la nationalité française. Elle en veut énormément à son pays d’origine. J’y reviendrai. Mais cela ne l’empêche pas, tout au contraire, de chérir l’ancienne Allemagne qu’elle a connue et ses créateurs. Elle reprend contact avec ceux qui sont partis, Fritz Lang en premier lieu, les critiques de cinéma Kurtz et Kracauer, et puis, en 1953, se rend pour la première fois en Allemagne. Et peu à peu retrouve presque tous les grands décorateurs des films allemands d’avant 1933. Et persuade tout le monde (aussi bien les décorateurs que Fritz Lang, Erich von Stroheim et le frère de Murnau) à fournir tout ce qu’ils peuvent à la Cinémathèque française. Ce serait bien trop long de donner ici tous les détails de cette quête. Un seul exemple suffira : Hermann Warm, le décorateur le plus important de tous, réfugié en Suisse pendant la guerre, ne lui fournit pas seulement les dessins originaux de Caligari mais va même jusqu’à reconstituer pour Lotte la copie des maquettes originales. Et pourtant lorsque le Musée du Cinéma voulu par Langlois est inauguré en 1972, celui-ci ne mentionne même pas le nom de Lotte Eisner alors qu’il aurait avoué en privé, dit Mannoni : « Les trois quarts du musée, c’est Lotte qui les a apportés ». « J’étais le chien qui rapporte », aurait-elle dit, bien amère.
Et voilà que se révèle – ce qui a dû être une grande satisfaction pour Lotte Eisner – une nouvelle vague de jeunes cinéastes allemands qui viennent – incroyable paradoxe – en grand pèlerinage à la Cinémathèque française et vénérer celle qui a tant fait pour valoriser le cinéma des grands Allemands d’avant-guerre. En 1974 Werner Herzog lui dédie son Enigme de Kaspar Hauser, et, un peu mystique, se propose de traverser à pied l’Allemagne et la France pour sauver son amie malade (c’est toujours Mannoni qui le raconte). En 1977 c’est Wim Wenders qui lui dédie son Ami américain (un film qu’Annie et moi venons de revoir à la Cinémathèque de Luxembourg). Rainer Fassbinder était un autre membre de cette nouvelle vague allemande. Je n’ai pas encore fini de voir la totalité de cette œuvre gigantesque (près de 15 heures) qu’il a tirée du roman de Döblin en 1980, mais je trouve – et je suis un peu étonné qu’aucune des critiques du film que j’ai pu consulter sur le net ne le mentionne – qu’il y a un certain rapport entre ce film et ceux de l’époque d’avant Hitler. Peut-être est-ce le sujet si noir du livre lui-même, où ne subsiste aucun espoir, aucune échappatoire, peut-être les décors sombres, les ruelles, les passages, les escaliers, les chambres obscures, peut-être cet acteur gigantesque, Gerhard Lamprecht qui joue Franz Biberkopf, aussi impressionnant que Peter Lorre dans M, peut-être les éclairages, le rouge clignotant des enseignes lumineuses, tout me fait penser une fois de plus à Fritz Lang. Fassbinder est mort d’une overdose quelques années plus tard, en 1983. La même année où est morte Lotte Eisner, âgée de 87 ans.
J’ai demandé à mon frère Pierre qui est plus habitué que moi à acheter des livres sur le net de me procurer l’autobiographie de Lotte par l’intermédiaire de amazon.de. C’est que j’ai été particulièrement touché par le titre de ce livre (voir Lotte H. Eisner : Ich hatte einst ein schönes Vaterland, écrit par Martje Grohmann, édit. Wunderhorn, Heidelberg, 1984). Car ce titre c’est un vers de Heinrich Heine, un poème que je n’ai d’ailleurs pas trouvé dans les livres de Heine de ma bibliothèque (voir Heinrich Heine : Gedichte, édit. Insel, Francfort, 1968) mais sur le net (une fois de plus grâces soit rendues au net !). Voici le poème :

Ich hatte einst ein schönes Vaterland.
Der Eichenbaum
wuchs dort so hoch, die Veilchen nickten sanft.
Es war ein Traum.
Das küßte mich auf deutsch, und sprach auf deutsch
(Man glaubt es kaum,
wie gut es klang) das Wort: "ich liebe dich!"
Es war ein Traum.

(J’avais, jadis, une belle patrie. Le chêne y poussait grand et fort. Les douces violettes inclinaient leurs têtes. C’était un rêve. Elle m’a embrassé. En allemand. Et elle m’a dit ces mots, en allemand (si doux, on a peine à le croire) : « Je t’aime ». C’était un rêve.).

C’est aux alentours des années 1830 que Heine a écrit ce poème, intitulé In der Ferne (à l’Etranger), qui fait partie de ses Neue Gedichte. Peu de temps après, en 1833, tous ses écrits furent interdits en Prusse et, en 1935, dans tous les Etats allemands, Autriche comprise. A partir de ce moment il adoptera un ton beaucoup plus agressif et persifleur, même si dans son dernier grand poème, Deutschland, eine Winterreise, il mélange encore souvent l’émotion à la satire (je pense en particulier à ces vers où il évoque ce conte de la belle princesse qui a dû céder sa place à sa sorcière de servante, qui converse encore tristement avec la tête coupée de son cheval qui parle, et qui peigne ses longs cheveux d’or, assise seule sur la lande. Je les ai cités dans mon Voyage au tome 2 au chapitre Contes de Fées :

«Wie pochte mein Herz, wenn die alte Frau
Von der Königstochter erzählte,
Die einsam auf der Heide sass
Und die goldenen Haare strählte
...»

Je me suis souvent demandé ce que l’on pouvait éprouver quand votre patrie vous avait rejeté. Comme nos protestants français après l’abolition de l’Edit de Nantes, comme Heine au XIXème siècle et comme, au XXème siècle, les anti-nazis et surtout tous ces juifs allemands qui n’étaient pas seulement vomis par leur patrie mais carrément voués par elle à l’extermination. Je n’ai pas l’impression que les Huguenots aient gardé beaucoup de sympathie pour leur ancien pays. Beaucoup d’entre eux sont devenus d’excellents officiers prussiens qui ont combattu la France. En Afrique du Sud ils n’ont rien conservé de la culture française à part celle de la vigne (je me souviens d’avoir engagé un dirigeant pour notre filiale sud-africaine qui portait le beau nom de François Duplessis mais ne parlait pas un mot de français et n’avait absolument pas la moindre curiosité pour le pays de ses lointains ancêtres). Et pourtant j’ai souvent rencontré dans mon étude des Trente honteuses (voir mon Voyage, tome 4) des Allemands, juifs, qui restent ou reviennent, attachés malgré tout à la langue et l’ancienne culture. Est-ce parce que notre amour de la patrie à la française est trop intellectuel, rationnel (parle à notre raison) et que l’amour de la patrie allemand est plus sentimental (parle au cœur, aux tripes) ? Voyez Victor Klemperer qui a vécu jusqu’au bout en juif marié à une non-juive sous le régime nazi, subissant les humiliations les plus incroyables et les plus insupportables, tous les jours la peur au ventre, qui déclare souvent qu’il ne sera plus jamais allemand. Et en même temps, et jusqu’à la fin, que personne ne peut lui enlever sa germanité. Voyez Fritz Stern, devenu américain, et qui revient pourtant en Allemagne, ami du Président Weizsäcker, de Helmut Schmit et Marion Dönhoff, qui, tout en demandant constamment aux Allemands de ne jamais oublier ce qui s’est passé car c’est une tâche qui restera à jamais attachée à leur histoire, est aussi quelqu’un qui a fait la paix avec son ancien pays et qui regarde vers l’avenir. Regardez Marcel Reich-Ranicki, expulsé comme Polonais, enfermé dans le ghetto de Varsovie, réussissant à deux reprises à sortir sa femme des rangs de ceux que l’on envoie aux camps de la mort, réussissant finalement à sortir du ghetto, sauvant sa vie mais ayant perdu toute sa famille à Auschwitz, et qui revient en Allemagne, toujours aussi amoureux de la littérature allemande, de sa langue, jusqu’à devenir le pape de la critique littéraire dans son pays. Voyez un écrivain tchèque de langue allemande comme Leo Perutz, parti s’installer en Israël et revenu en Autriche pour y habiter, y finir sa vie et y être enterré. La patrie pour tous ces gens-là ce ne sont pas seulement les paysages, les filles, les anciens contes que chante Heine. C’est l’ancienne culture, l’ancienne littérature, la langue. Pour les Canetti, juifs du Danube bulgare, la langue allemande était la langue de la culture (et se rendre en Allemagne c’était se rendre en Europe). Et pour Lotte Eisner qui a perdu sa mère dans les camps d’extermination sa patrie c’était toujours l’Allemagne intellectuelle et artistique d’avant Hitler, son théâtre, son cinéma, ses créateurs.
Laurent Mannoni termine son article écrit à l’occasion de l’exposition de 2006/2007 avec ce bel hommage à Lotte : « L’exposition sur l’expressionnisme présentée par la Cinémathèque française, en son nouveau siège du 51, rue de Bercy, et à l’occasion du 70ème anniversaire de sa création, doit absolument tout à Lotte Eisner. Nul doute que son esprit plane sur les lieux, comme l’ombre de Méphisto dans Faust, le chef-d’œuvre de Murnau ».
 Post-scriptum (17 mai 2010): J'ai refondu mes différentes notes sur Lotte Eisner, la Cinémathèque, le cinéma de la République de Weimar et Fritz Lang en une note de synthèse illustrée placée sur mon site http://www.bibliotrutt.lu/ (Voyage autour de ma bibliothèque) sous Portraits et Compléments: Lotte Eisner, la Cinémathèque et le cinéma de Weimar.