Le 2 décembre les Saint-Cyriens célèbrent l’anniversaire de la victoire d’Austerlitz. Et les journalistes de la Zeit fêtent celui d’une grande dame de la presse, la comtesse Marion Dönhoff, celle qui a dirigé pendant près d’un demi-siècle cet hebdomadaire si exceptionnel, pas seulement par sa taille, le fameux format d’Allemagne du Nord (das norddeutsche Format : 57 cm sur 40), mais surtout par son contenu et toutes les valeurs qui le caractérisent. Valeurs que la comtesse n’a pas cessé de défendre tout au long de sa vie : recherche de la vérité, clarté de la langue, appel à l’intelligence, défense de la liberté et défense de la justice, et d’abord de la justice sociale. Il m’est souvent arrivé d’acheter la Zeit lors de mes passages à l’aéroport de Francfort, ou même ici à Luxembourg ou à Paris lorsque je l’apercevais sur l’étalage d’un kiosque à journaux. Et, le lisant, surtout à l’époque où elle partageait la responsabilité d’éditeur avec l’ancien chancelier Schmidt, je me disais que l’ancienne Allemagne de la culture et de l’humanisme, celle de Kleist, Goethe, Schiller, Lessing et des frères Humboldt, n’avait pas entièrement disparu sous la marée brune des nazis.
Le deux décembre dernier était le centenaire de sa naissance. C’est pourquoi la Zeit du 26 novembre 2009 lui a consacré 8 pages entières. Les conceptions qu’avait Marion Dönhoff en matière de journalisme peuvent être comparées à celles que Hubert Beuve-Méry avait cherché à mettre en œuvre dans le Monde d’après-guerre. Beuve-Méry savait que l’objectivité parfaite ne pouvait exister. Mais il fallait tout faire pour s’en approcher. C’est pour cela qu’il demandait à ses journalistes de toujours chercher à rapporter les faits dans toute leur nudité. Et de bien séparer la relation des faits et leur interprétation. Marion Dönhoff, dit Susanne Gaschke dans un article intitulé Die Wortmächtige (celle qui avait la puissance de la parole), a écrit : « Qu’est-ce que la vérité ? Personne n’est entièrement libre de préjugés, et il est rare qu’un investigateur, parti à la chasse de la vérité – sa vérité –, n’ait pas trouvé les traces de ce qu’il a voulu trouver… ». Elle-même utilisait souvent la première personne du singulier, mais une première personne modeste, qui montre au lecteur toute la subjectivité du journaliste, mais qui lui permet d’assister à sa quête de la vérité. Et obtenir ainsi lui-même toutes les informations et tous les instruments nécessaires pour lui permettre de se former son propre jugement. « Marion Dönhoff a marqué le journalisme en Allemagne comme aucune autre femme et que très peu d’hommes », dit encore Susanne Daschke, « Elle nous a laissé quelque chose d’irremplaçable : des repères ». Ses écrits lui ressemblent, dit Theo Sommer dans un autre article intitulé : Die Summe eines grossen Lebens (La somme d’une grande vie) : sincérité naturelle, modestie apparente, subjectivité sympathique, grande tolérance, nature passionnée, mais sans passions, énorme curiosité pour l’époque et pour la vie, toujours en éveil pour suivre les événements du monde. Le style était économe. C’est le message qui lui importait, pas l’emballage. Et sa langue ne se voulait pas brillante mais compréhensible. C’est l’action qui l’intéressait, pas le lustre. Le journalisme d’investigation n’était pas sa préoccupation prioritaire. Ce qu’elle voulait surtout : rationnaliser les émotions, rendre la discussion objective, analyser sans passion, et puis dire : il faut que cela change. Elle était conservatrice pour ce qui est de l’Etat et de la société, libérale pour ce qui touche l’individu. Elle n’arrêtait pas de voyager autour du monde. Et elle s’était faite de nombreux amis nouveaux (après avoir perdu ceux de sa jeunesse) : Richard von Weizsäcker (l’ancien Président de la République fédérale), Helmut Schmidt, Kissinger, Fritz Stern (dont je parle dans mes Trente honteuses), d’autres juifs encore comme le germaniste russe et grand défenseur des Droits de l’Homme Lew Kopelew. Et de toute façon elle avait ses entrées partout dans le monde, et au plus haut niveau.
Trois grands thèmes ont dominé son action journalistique, dit Theo Sommer dans son article : la résistance contre Hitler, la réconciliation avec l’Est et la critique d’un capitalisme déchaîné.
Elle était née le 2 décembre 1909 dans un grand domaine de Prusse orientale (Friedrichsstein près de Königsberg) situé aujourd’hui en Pologne (et Königsberg, devenu Kaliningrad, est maintenant une enclave russe entre Pologne et Lituanie). Elle a étudié la sociologie à Francfort et à Bâle. Et dès sa première rencontre avec Hitler elle comprend toute l’horreur qu’il représente, voit arriver la guerre longtemps à l’avance. « La patrie n’existe plus pour moi », dit-elle. Tous ses amis les plus proches sont entrés dans la résistance. La plupart d’entre eux sont exécutés après l’attentat manqué du 20 juillet 1944. Elle les connaissait tous : Claus von Stauffenberg, Henning von Tresckow, Rudolph-Christoph von Gersdorff, et surtout son cousin Heinrich von Lehndorff. Ainsi que les deux survivants Axel von dem Bussche et Fabian von Schlabrendorff (voir mon étude sur les Trente honteuses). Il n’y a rien de pire que de perdre tous ses amis et de rester seule, écrit-elle en pensant à 1944. Et c’est elle qui publie la première célébration de la résistance à Hitler dans in memoriam dès 1946. Et elle commémore le 20 juillet chaque année dans la Zeit. D’ailleurs c’est surtout grâce à elle, dit encore Theo Sommer, que le 20 juillet 1944 est entré dans le mythe fondateur de la République fédérale. Ce qui, à mon avis, n’était pas évident à l’époque. Je suis persuadé qu’une majorité d’Allemands n’approuvaient pas l’action de Stauffenberg. Même encore après la fin de la guerre. Le régicide était trop étranger à la nature allemande. Un sacrilège. Quel que soit le roi.
Certains ont reproché à la comtesse de vouloir – en défendant la mémoire des conjurés du 20 juillet – défendre une certaine aristocratie allemande, surtout prussienne. C’est faux, dit Theo Sommer. L’aristocratie n’existait plus pour elle. Et elle n’avait aucun droit à servir d’exemple. D’ailleurs deux de ses frères sont entrés dans le parti nazi. Et si elle était prussienne, elle n’avait aucune estime pour le prussianisme de l’obéissance aveugle et pensait que les anciennes valeurs de la Prusse avaient disparu dès 1871. Des valeurs qui, dit-elle, s’appelaient tolérance, sens du devoir et action et pensée personnelles lorsque l’obéissance devenait déshonneur. Le 20 juillet 1944 était un « soulèvement de la conscience » et une dernière illumination des anciennes valeurs prussiennes et de l’ancienne notion de l’honneur.
Voire. Lorsqu’on étudie l’histoire de la résistance allemande à Hitler on se dit qu’elle était bien timide et bien tardive. En juillet 1944 l’armée savait que la guerre était perdue. En tuant Hitler à ce moment-là on ne pouvait qu’espérer éviter une destruction complète de l’Allemagne et une paix négociée. Mais le mal était fait. A ma connaissance il n’y a eu qu’un seul autre attentat, celui, manqué lui aussi, du 13 mai 1943, préparé par Henning von Tresckow et Fabian von Schlabrendorff que celui-ci raconte dans Offiziere gegen Hitler, Europa-Verlag, Zurich, 1946. Ce qui est certain c’est que le nombre d’officiers qui étaient contre Hitler étaient nombreux. J’ai lu récemment les 4 volumes du Journal d’Ernst Jünger qui couvrent la période allant de 1939 à 1946 (j’y reviendrai car c’est un personnage bien complexe ce Jünger) et je me suis aperçu encore une fois que non seulement beaucoup de gens dans l’armée méprisaient Hitler mais qu’en plus un nombre non négligeable d’officiers étaient au courant du complot, sans obligatoirement y participer. Et que beaucoup étaient informés de ce qui se passait sur le front de l’Est, et en particulier de ce que l’on a appelé la Shoa par balles. Mais je crains fort qu’ils méprisaient surtout Hitler pour sa vulgarité. Et à la fin parce qu’il conduisait l’Allemagne vers l’abîme. Pour le reste… Ainsi Jünger, quand il rencontre soudain, en 1942, une Juive dans les rues de Paris arborant l’étoile jaune il dit que pour la première fois il a honte de son uniforme. Ce qui ne l’empêche pas de continuer tranquillement à vaquer à sa vie de pacha à Paris, dînant dans les meilleurs restaurants, rencontrant tous les écrivains et artistes de la collaboration et lisant Rivarol et Bloy.
L’autre grand sujet pour Marion Dönhoff était la politique envers l’Est. Or la perte de sa terre natale devenue polonaise était une grande souffrance pour elle. C’est en janvier 1945, juste avant que les Russes arrivent, qu’elle organise un « trek » pour tous ses gens, monte sur son cheval par une température de -20° C. et chevauche pendant sept semaines avant d’atteindre l’Ouest. Elle avait 35 ans. En automne 1941 elle avait parcouru la Mazurie, magnifique région de lacs et de forêts (située au nord-est de la Pologne actuelle), à cheval aussi, en compagnie de sa cousine Sissi von Lehndorff (sœur du conjuré), reliant en 5 jours la propriété de sa famille au château des Lehndorff. Elle raconte son périple dans un journal de voyage où tout est noté : la nature vierge, les couleurs d’automne, les reflets de la lumière, le souffle des chevaux, le martèlement de leurs sabots sur le sol sablonneux. Faisant de son journal une véritable élégie mazurienne, dit Sabine Rückert qui a refait le même parcours 68 ans plus tard (voir son article : Masurische Elegie). C’est que Marion Dönhoff soupçonnait déjà à l’époque que cette terre serait perdue pour elle. Les gens qui ont perdu la terre de leurs ancêtres après la deuxième guerre mondiale sont légion. Et nos pieds-noirs ont eux aussi perdu l’Algérie où ils étaient nés. Tous conservent une blessure qui ne se referme jamais. J’ai connu d’autres hobereaux prussiens exilés. Ce qu’ils regrettaient le plus : les grands espaces et les chevaux. L’un d’eux, installé au Luxembourg s’était fait maître d’équitation et passait la nuit de Noël dans l’écurie avec ses chevaux en leur lisant des histoires.
Il n’était pas facile pour Marion Dönhoff de surmonter la douleur de cette perte et de l’accepter. Pendant longtemps elle a approuvé la guerre froide. Ce n’est qu’après la construction du mur à Berlin qu’elle change sa position. Dès 1970 elle affirme haut et fort : « Personne ne peut plus espérer aujourd’hui que les terres perdues puissent redevenir allemandes ». Et à partir de ce moment elle s’engage résolument pour la reconnaissance définitive et solennelle de la ligne Oder-Neisse. Et n’a plus qu’une idée en tête : la réconciliation. Quand Sabine Rückert refait, à cheval avec deux compagnons dont une Polonaise, en automne 2009, le parcours des deux cousines de 1941, elle arrive à un lycée privé, le lycée Marion Dönhoff, situé à Nikolaiken, financé par les fondations de la comtesse et de la Zeit, un lycée qui privilégie l’apprentissage de l’allemand et de l’anglais. Et lorsque les voyageurs pénètrent dans le grand hall d’entrée ils remarquent tout de suite une grande inscription au mur, en allemand et en polonais, qui est la phrase par laquelle la comtesse avait conclu son livre de souvenirs publié en 1988, Kindheit in Ostpreussen (Enfance en Prusse orientale) : « Vielleicht ist dies der höchste Grad der Liebe : zu lieben, ohne zu besitzen » (peut-être est-ce là le plus haut degré de l’amour : aimer sans posséder). « C’est pour ces mots que nous l’aimons », dit la Polonaise Ewa.
Le troisième thème qui réapparaît constamment dans ses éditoriaux c’est la critique du capitalisme débridé. L’avidité du gain est contraire à son éthique prussienne centrée d’abord sur l’intérêt général et sur le bien public. Helmut Schmidt, dans un article qui porte le même titre que l’ouvrage publié par Marion Dönhoff en 1997, Zivilisiert den Kapitalismus (Civilisez le capitalisme), dit que ses Douze thèses contre la démesure avaient choqué à l’époque : comment une intellectuelle considérée comme libérale pouvait-elle attaquer le capitalisme d’une manière aussi frontale ! Mais, hélas, aucun politicien, aucun gouvernement, aucun parlement n’en a tenu compte, n’a même fait la moindre tentation pour en tirer les conséquences, dit Helmut Schmidt. Les bornes qu’elle avait réclamées, bornes mises au capitalisme et à l’économie de marché, n’ont jamais été installées. Elle-même avait encore vécu l’éclatement de la bulle spéculative basée sur des espoirs insensés et ses effets destructeurs à la fin du siècle dernier. Mais heureusement elle n’a plus connu la crise économique mondiale actuelle déclenchée par le capitalisme financier américain, dit Schmidt. Les thèses tardives de Marion Dönhoff étaient déjà justifiées au cours des deux dernières décennies du XXème siècle. Pour ce qui est de notre décennie actuelle elles sont encore bien plus pertinentes. Même si la comtesse n’avait pas fait la différence entre capitalisme industriel et capitalisme financier. Et que c’est le capitalisme financier, dit encore Schmidt, qui, au cours des dernières décennies, s’appuyant sur l’absence de règles, a pu satisfaire son avidité débridée, surtout dans les centres financiers de Londres et de New-York, et est devenu un capitalisme de fauves !
Or ce capitalisme de fauves, est bien obligé de constater l’ancien chancelier et expert en économie, n’a toujours pas été bridé. On a évité le danger d’une dépression mondiale par une action parallèle – inimaginable – de tous les gouvernements et banques centrales du monde entier qui ont sauvé de nombreuses banques de la faillite, instillé d’énormes liquidités dans le marché, au prix d’un énorme déficit de tous les budgets nationaux. Mais sur le plan de la réglementation rien n’a été fait. Et moi qui n’ai été ni chancelier ni ministre des finances et qui suit la crise quotidiennement depuis septembre 2008, j’ai fait la même constatation (voir mon post-scriptum à Rocard, le capitalisme financier et moi). Et le danger est toujours présent. Les volumineuses conclusions des réunions du G20 ? Paroles, rien que des paroles. Etablir des règles sur le plan européen ? Impossible dans l’état actuel de notre Union européenne. Reste la possibilité d’agir sur le plan national. Même si c’est la moins bonne de toutes les solutions, dit Schmidt, il faut le faire.
Marion Dönhoff a fait appel à la morale individuelle et à la morale de la société. Sans se faire d’illusions : « l’homme est ainsi », avait-elle écrit. « Si on le laisse s’adonner à son égoïsme, il y aura toujours suffisamment de gens qui seront capables de n’importe quelle inconscience, de n’importe quelle brutalité ». C’est bien pour cela qu’il faut des règles fixées par l’Etat. Et des punitions. Et, ajoute Schmidt encore : « Elle a pourtant raison sur un point : une République libre ne peut exister sans vertu ». La vertu au sens romain ? On en est bien loin !
Le numéro de la Zeit du 26 novembre 2009 comportait 102 pages, toutes de ce grand format d’Allemagne du Nord. Plus deux cahiers, l’un de littérature, l’autre un magazine. A la page 102 j’ai d’ailleurs trouvé un intéressant article concernant mon ami Abraham a sancta Clara mort il y a 300 ans à Vienne (le 1er décembre 1709). Alors la presse allemande n’aurait-elle aucun problème ? Echapperait-elle au lot commun de la presse européenne et américaine ?
Or le journal y consacre justement un grand dossier de trois pages, voir Deutschland, entblättert (l’Allemagne défoliée) de Anita Blasberg et Götz Hamann. Et on s’aperçoit que les problèmes sont les mêmes partout. L’information immédiatement disponible sur le net. Baisse du lectorat. Baisse des recettes en publicité et annonces. Les enquêteurs signalent encore un autre problème qui est généralement passé sous silence : la plupart des actionnaires des journaux sont aujourd’hui des groupes financiers. Et ceux-ci ont besoin que leur investissement rapporte. Et si possible un résultat à deux chiffres. D’ailleurs il n’y a pas que les grands groupes, nous apprennent les deux journalistes, il y a aussi certains groupes familiaux qui contrôlent des journaux régionaux (ils citent le cas du Nordkurier), des journaux, qui à cause de leur position de monopole (et ce doit être également le cas en France), étaient extrêmement lucratifs et qui ne le sont plus (à cause de toutes les raisons connues). Alors ces groupes familiaux veulent retrouver les résultats antérieurs et font, eux aussi, des coupes sombres dans les dépenses, et donc dans l’effectif des journalistes. Mais je crois que, plus simplement, là comme ailleurs, la gestion financière est devenue plus sévère. On n’accepte plus de perte dans n’importe quel département ou n’importe quelle filiale, alors que le grand Springer, nous apprennent les deux journalistes, a attendu 60 ans avant que le journal phare de son groupe, la Welt, soit bénéficiaire. Même des journaux bénéficiaires doivent faire des économies pour devenir encore plus bénéficiaires et permettre aux actionnaires d’investir là où il y a de la croissance : les deux hebdomadaires à succès et très bénéficiaires, le Stern, et Brigitte, tous deux du grand groupe Gruner + Jahr, ont un inconvénient aux yeux du manager du groupe, Bernd Buchholtz : ils n’ont plus de croissance. Et il en est de même de deux autres productions du groupe, également très profitables, Geo et Gala. Alors il faut qu’ils crachent du cash pour pouvoir investir là où il y a de l’avenir, en Chine. Et personne n’est à l’abri. Le grand quotidien de Munich, la Süddeutsche Zeitung, semblait échapper au sort commun. Contrairement à toutes ces entreprises qui n’arrêtent pas d’économiser sur ce qui fait pourtant la valeur d’un journal, je veux parler des journalistes, la Süddeutsche n’a pas cessé d’investir en journalistes de qualité. Et elle a eu des succès mémorables dans le domaine du journalisme d’investigation, un type de journalisme particulièrement onéreux parce qu’il demande du temps et des effectifs. Or c’est ce que les lecteurs recherchent. Or voilà qu’un groupe d’édition a obtenu la majorité du capital, s’est endetté pour cela et est maintenant en difficulté parce qu’avec la crise le chiffre d’affaires est tombé et les résultats aussi. Et voilà que la Süddeutsche doit à son tour réorganiser et licencier !
Les journalistes allemands sont inquiets. Le journalisme n’est plus qu’un produit. Comme l’acier en sidérurgie. Les journalistes sont placés dans des « pools rédactionnels ». Ils sont payés au rabais. Ils doivent faire du commercial (service annonces, prime en cas de nouveaux abonnés). Ils deviennent attachés de presse (« public relation »). D’ailleurs il y a maintenant en Allemagne plus d’attachés de presse que de journalistes. C’est que la moitié des journalistes indépendants n’arrivent plus à vivre de leur activité. Quant aux services marketing des entreprises leur tâche est devenue extrêmement facile : étant donnée la faiblesse actuelle des rédactions des journaux les articles rédigés par les attachés de presse qui travaillent pour le marketing passent comme une lettre à la poste. Certains responsables de journaux se rebiffent. C’est le cas de Bernd Ziesemer, le rédacteur en chef du grand journal économique allemand, le Handelsblatt. Si, dans le monde global dans lequel nous vivons, je n’ai pas mes 18 correspondants je suis incapable de faire mon métier, c. à d. informer mes lecteurs d’une manière correcte, dit-il. Et il va plus loin. « On a perdu la fierté de notre métier… De plus en plus, les gens qui décident chez nos éditeurs sont des analphabètes culturels qui ne lisent plus de journal depuis longtemps, mais qui estiment avoir le droit de nous expliquer comment faire un journal… ».
Il y a une phrase dans l’article des deux journalistes qui m’a frappé tout particulièrement. Ils expriment la crainte de ce Ziesemer du Handelsblatt ainsi que celle du rédacteur en chef de Geo, Peter-Mathias Gaede, de la façon suivante : « Ziesemer et Gaede ont peur de cette spirale descendante : d’abord on économise sur la qualité, puis on perd des lecteurs, alors on économise encore plus pour résorber les pertes, et à la fin on a tellement économisé que le journal est foutu » (le terme allemand : man hat die Zeitung kaputtgespart). Alors j’ai pensé à mon journal préféré, celui que j’ai lu au cours de toute ma vie, le Monde. Et je me suis demandé si le Monde n’est pas déjà entré dans cette spirale infernale.
J’avais parlé de la situation de ce journal en avril 2008 sur mon Bloc-notes. Situation catastrophique à l’époque. Colombani et Plenel étaient déjà partis. Colombani avait choisi de faire entrer des groupes financiers dans le capital. Avait-il raison, était-il obligé, je n’en sais rien. En tout cas en avril 2008 Fottorino était à nouveau forcé de tailler dans la masse : 89 licenciements à la rédaction. Et depuis ce temps-là je lis le Monde très souvent en moins d’une demi-heure alors que dans le temps sa lecture pouvait me prendre des heures ! Je me demandais aussi à l’époque si les responsables d’un quotidien avaient bien analysé la fonction qui devait être celle de ce type de journal après l’avènement de l’internet. Ou plutôt si leurs conclusions étaient justes. Voilà ce que j’écrivais alors : Dans son éditorial de ce jour Fottorino nous promet un nouveau projet pour la rentrée. Un projet axé plus sur l’explication, l’analyse et la diversité des points de vue que «sur la redite des informations». Je suis sceptique. D’abord je pense qu’un quotidien ne peut se passer de la relation des faits. L’internet n’est pas fiable et ne sera jamais entièrement fiable. L’intérêt du Monde était justement celui-ci : donner une information complète et vérifiée. Ce besoin existera encore à l’avenir. Plus que jamais. Quant aux analyses, très bien. Mais les opinions pour et contre on en a assez. Cela me fait penser aux rédactions chères au système d’éducation français : thèse, antithèse, synthèse. Sauf que dans le Monde la synthèse est en général absente. Et puis de toute façon il y en a déjà assez de ces «opinions libres». On veut des journalistes, pas des contributeurs libres. Je n’ai pas tellement changé d’avis. Mais je comprends aussi qu’il est plus difficile de redéfinir son rôle dans la nouvelle donne pour un quotidien comme le Monde que pour un hebdomadaire comme la Zeit. Le quotidien a toujours été considéré – historiquement – comme le support par excellence de l’actualité, comme celui qui apporte les nouvelles. Alors évidemment quand c’est l’internet qui reprend ce rôle et qu’on a l’actualité en temps réel on comprend que le quotidien se pose sa question existentielle. Mais la réponse n’est évidemment pas dans son appauvrissement systématique. Et je reviens à l’article de la Zeit. « Pourquoi il y a-t-il si peu de journaux qui investissent en bons journalistes ? », demandent les deux auteurs de l’article. « A une époque où il y a pourtant un si grand besoin de clarification critique, de mise en ordre et d’information fiable ». Information fiable, c’était ma propre constatation. « Pourquoi ne construit-on pas sur ces forces qui sont propres au bon journalisme (qui le définissent même) : persévérance et approfondissement ? », écrivent-ils encore.
Et ils finissent sur une note un peu moins pessimiste. Ceux qui ont pu appliquer ces principes ne se portent finalement pas si mal, disent-ils. Et en particulier la Zeit. L’œuvre de la comtesse Marion Dönhoff continue. Elle est sauvée. Du moins pour le moment…