Le 7 octobre dernier le Nobel de littérature a été décerné à l’Allemande originaire du Banat en Roumanie Herta Muller. Je n’en avais jamais entendu parler. Huit jours plus tard, passant chez mon libraire, je lui demande s’il a quelque chose de cette écrivaine. Pensez-vous, me dit-il, je n’ai pas été livré, il n’y a pas de stock, personne ne la connaissait. D’ailleurs, ajoute-t-il, je ne sais pas ce qui leur est passé par la tête, aux Norvégiens. Mon Dieu, pourquoi pas, lui ai-je répondu, pourquoi ne pas donner le Nobel de la littérature à une écrivaine inconnue, ils ont bien donné le Nobel de la paix à Obama, alors qu’il n’a fait que la rêver. Et puis quelques jours plus tard, me souvenant qu’on avait une librairie allemande en ville, le Bücherkasten, j’y suis entré et j’ai trouvé effectivement deux volumes de l’œuvre la plus récente de la dame, Atemschaukel (beau titre : la balançoire du souffle) et deux autres de ses romans, l’un parlant de transferts de populations, l’autre de la vie en régime totalitaire, les trois évoquant la vie des Allemands de Roumanie. Les livres allemands sont toujours entièrement enveloppés d’un plastique transparent. Il est donc impossible de les feuilleter comme nous faisons en France, s’en faire une idée, en lire l’introduction ou la postface, lire les premières lignes, voir s’il vous paraît sympathique, s’il vous goûte comme diraient les Belges. Alors je m’adresse au patron, en lui montrant les 3 bouquins. Vous les avez-lus ? Non, me dit-il. Mais vous connaissiez Herta Muller ? Non, me dit-il encore. Et il ajoute : hier a commencé la Foire du Livre de Francfort, alors les journalistes ont demandé au grand Marcel Reich-Ranicki, le pape de la critique allemande : qu’en pensez-vous ? Je ne la connais pas, a-t-il répondu.
Alors j’ai voulu savoir. J’ai acheté le plus récent (Herta Muller : Atemschaukel, édit. Carl Hanser, Munich, 2009) et un autre dont le titre m’a paru amusant, celui qui était censé parler du régime de Ceaucescu (Herta Muller : Der Fuchs war damals schon der Jäger, édit. Carl Hanser, Munich, 2007. En français : Déjà à l’époque, c’était le renard qui était le chasseur).
Atemschaukel est l’histoire totalement inconnue de ces Allemands de Roumanie que Staline force, pour se venger des exactions perpétrées en Russie par les Nazis, à être enfermés pendant 5 longues années dans des camps de travail en Ukraine. Herta Muller raconte dans sa postface que sa mère a été elle-même déportée dans un de ces camps pendant 5 ans (elle ne parle pas de son père qui était pourtant officier SS), mais que personne n’en parlait de cette expérience douloureuse, ni dans sa famille, ni dans son entourage. Le sujet était tabou, dit-elle. Il rappelait le passé fasciste de la Roumanie. Alors elle commence à en parler avec d’anciens déportés dont Oskar Pastior, poète originaire de la Transylvanie et apparemment bien connu en Allemagne. Pastior avait même projeté d’écrire un livre sur les camps en coopération avec Herta Muller avant de mourir brusquement en 2006, tout en lui laissant de nombreuses notes. Je me demande même si ce n’est pas sous son influence qu’elle a adopté cette forme littéraire, peut-être poétique, mais si souvent tellement obscure qu’on se demande toujours s’il faut y trouver une métaphore, une allégorie ou s’il faut renoncer complètement à y chercher un sens. Car, sur le net, je constate que « Oskar Pastior est considéré comme l'éminent représentant d'une poésie fondée sur le jeu avec le langage et les mots, où la frontière avec la poésie de nonsense est fluctuante… ». Il a même été coopté par Oulipo en 1992. C’est tout dire !
Je reviendrai sur cette question de la forme quand je parlerai de l’autre livre de Herta Muller que j’ai lu à la suite de celui-ci. Ce qui est certain c’est que le choix stylistique fait par l’écrivaine pour Atemschaukel en rend la lecture difficile. J’en suis néanmoins venu à bout (300 pages), d’abord parce que je me sens chargé d’une certaine mission envers mes lecteurs qui ne sont pas germanophones, et ensuite parce que l’histoire qui transparaît, malgré tout, à travers l’écriture m’a intéressé et que j’ai voulu en connaître la fin. Les hommes et les femmes du camp sont employés aux travaux les plus divers : terrassements, charbon, ciment, usines chimiques, agriculture. Hommes et femmes sont dans le même camp, mais séparés la nuit. Herta Muller, dans sa postface, dit que tous les hommes et toutes les femmes, Allemands de Roumanie, entre 17 ans et 45, ont été déportés. Le travail est très dur. On souffre affreusement du froid. Le chef du camp, un Russe, et son capo, augmentent la souffrance en faisant l’appel soir et matin et le font durer de manière absurde et cruelle. Mais le pire c’est la faim. La faim devient l’idée fixe, devient mythe. Elle est personnifiée par « l’Ange de la Faim » qui flotte au-dessus de tous comme l’Ange de la Mort. Voler du pain à un autre est un crime qui horrifie les prisonniers du camp à un point tel qu’ils lynchent le coupable. La faim rend égoïste au point qu’un des prisonniers, un avocat, exige que sa femme s’asseye à côté de lui et plonge sa cuillère dans son assiette à elle. D’ailleurs sa femme mange de moins en moins et se laisse mourir. Pourtant leurs instincts sexuels ne sont pas morts. Des couples se retrouvent sous la couverture. Au bout du camp sont interposés d’énormes tuyaux en fonte dans lesquels des femmes du camp retrouvent des prisonniers de guerre allemands d’un camp voisin. Le sexe permet d’échapper, pour un moment, à son malheur. Et quelquefois à la faim, l’amour pouvant s’acheter pour une pomme de terre. Et puis, dès qu’on en a la possibilité, on va mendier au village voisin (chez les Russes, dit Herta Muller, en fait on est en Ukraine), ou on essaye de faire du troc, mais Russes ou Ukrainiens, ils n’ont eux-mêmes guère de ressources. Ce n’est que lorsque débute la 5ème année que les prisonniers ont enfin suffisamment à manger. Et l’espoir renaît d’un retour. Car le mal du pays n’a fait que croître au fur et à mesure que les années passent. Et ce mal-là est venu s’ajouter aux autres souffrances. Mais lorsqu’ils sont enfin rentrés chez eux, ils restent longtemps prostrés dans leurs souvenirs. Et comme les rescapés de tous les camps, des camps de la mort, des camps de concentration nazis, des camps de prisonniers russes, ils restent silencieux, ne veulent plus en parler, et se demandent néanmoins pourquoi on ne leur pose pas de questions… On n’a pas oublié le capo par contre. On apprend que pendant 4 ans lui et le chef russe se sont enrichis sur leur dos en confisquant une partie de leur nourriture. Et, comme par hasard, on le retrouvera un jour sous un pont de Vienne, avec une hache enfoncée dans son crâne.
L’autre roman, celui du renard qui était déjà le chasseur est une œuvre plus ancienne puisque la première édition date de 1995 et que je viens de voir sur le net qu’il a déjà été traduit en français sous le titre : Le renard était déjà le chasseur (voir Herta Muller : Le renard était déjà le chasseur, édit. Le Seuil, 1990). C’est amusant : je viens aussi de me rendre compte qu’en allemand le titre pourrait aussi signifier son contraire: Il était déjà le renard, à l’époque, le chasseur ! En tout cas l’expression littéraire créée, inventée, par l’écrivaine était déjà très complexe. Non par sa forme car dans ce roman les phrases sont étonnamment courtes pour une œuvre littéraire allemande. Sujet – verbe – complément. Et toutes sont au présent. Ce qui donne du rythme à sa prose. Ce qui est à nouveau une très grande qualité. Mais, par ailleurs, on est aussi comme dans son œuvre plus tardive, dans l’incertain et dans l’irréel. Métaphores, jeux de mots, allégories. On y trouve beaucoup de poésie. Une poésie un peu surréaliste.
Alors on a un peu de mal à entrer dans l’histoire. Au début on voit surtout des images. Les phrases si courtes se regroupent comme dans un bouquet. Et de ce bouquet de phrases, de ce fouillis, se forme une peinture, se dégage un tableau. Et puis progressivement s’en détachent les personnages. Adina, l’institutrice, Clara, son amie, qui couche avec son ancien amant, Paul, le médecin, mais qui est aussi la maîtresse de l’homme à la cravate aux pois rouges et bleus qui se dit avocat mais qui est de la police secrète. Car c’est progressivement aussi qu’apparaissent les traits de la dictature qui conditionnent la vie de tout ce monde-là. On est soudain frappé par une évidence : le dictateur fait des petits. C’est quelque chose que l’on avait oublié ou que, simplement on ne savait pas. Si on vit dans la peur ou si on doit accepter l’injustice, ce n’est pas parce qu’on dépend directement, à chaque instant, de celui dont les portraits ornent tous les murs, l’homme à la boucle de cheveux et aux yeux noirs, comme l’appelle Herta Muller, mais parce que plein de gens autour de vous procèdent de son pouvoir, en ont recueilli des parcelles, mais des parcelles suffisantes pour vous détruire à chaque instant. Voilà l’homme qui a son bras arraché par une presse, meurt par la douleur et le sang qu’il perd. Et voilà le Directeur qui s’amène, fait porter le grand blessé dans une remise, en ferme la porte, ouvre une bouteille de tswika, la lui verse dans la bouche. L’homme a eu son accident parce qu’il était soûl. L’usine n’est pas en cause. Elle ne payera rien. Et personne ne proteste. Voilà un homme jeune, fumant une cigarette, qui fait des propositions insultantes à Adina, et puis s’introduit dans son studio quand elle n’est pas là, laisse son urine ou un mégot dans la cuvette de son WC, coupe la queue, puis les pattes, de sa peau de renard (le fameux renard qui devient chasseur), lui faisant ainsi comprendre qu’il est de la police secrète lui aussi, qu’elle est surveillée, mais qu’elle a peut-être intérêt à coucher avec lui. Et puis voilà tous ces officiers et tous ces policiers et tous ces petits chefs qui sont intouchables, participent à tous les avantages (café, chocolat, etc.) et peuvent se permettre de tyranniser tous les autres qui ne sont rien. Et à la frontière, là où le Danube borde la Yougoslavie ou la Hongrie, on entend des coups de fusil toutes les nuits (pour ceux qui cherchent à fuir la tyrannie). Et Liviu, l’ami de Paul, qui est instituteur dans un de ces villages au bord du Danube, dit : les paysans roumains mangent et boivent trop parce qu’ils n’ont pas assez et ils ne parlent pas assez parce qu’ils en savent trop. Et puis, juste avant que le régime s’écroule, Clara prévient encore Adina : tu es sur une liste, on va t’arrêter demain. Alors elle va chercher Paul et, ensemble ils vont se cacher chez Liviu, se terrer littéralement comme des rats, car dans un village tout le monde sait ce qui se passe dans la maison des autres et dans chaque village il y a des délateurs et au moins un policier.
Et puis c’est la délivrance. A la téle Ceaucescu ne peut faire son discours, il est enlevé, l’hélicoptère disparaît dans les airs, Liviu embrasse l’écran de la télé. Plus tard on voit la femme du tyran dire : je vous ai aimés comme mes enfants, et puis on voit le mur, un coin d’une caserne, les tirs, et deux corps à terre, comme les corps de deux paysans pauvres. « Là où chez les autres se trouve un cœur », dit le médecin Paul, « eux avaient un cimetière. Et entre leurs tempes que des morts, petits et sanglants comme des framboises gelées ». « Ses yeux se remplirent de larmes. Ils me dégoûtent. Et puis je pleure sur eux. D’où vient cette pitié ? »
Alors Paul et Adina rentrent chez eux. L’homme de la police secrète a fui. A l’usine, le magasinier devient Directeur, le Directeur contremaître, le portier magasinier et le contremaître portier. A part cela tout est comme avant. Et quand l’autre institutrice, celle que l’on appelle constamment la fille de la bonne, la vieille bonne qui travaillait chez l’officier, alors qu’à l’école on fait des tas avec les tableaux du dictateur, les uniformes, les brochures, les journaux et les discours, quand l’autre institutrice y met le feu et dit : « Ah combien j’ai attendu ce moment-là ! » Adina lui répond : « cela ne se voyait pas ! » « Mais », dit alors la fille de la bonne de l’officier : « que pouvais-je faire ? J’ai un enfant. » « Oui, je sais », dit Adina, « les hommes avaient des femmes, les femmes avaient des enfants, les enfants avaient faim. » La fille de la bonne réfléchit, tire sur une mèche de cheveux, la mordille puis dit : « oui, mais maintenant c’est fini et nous vivons. »
Dans une chronique du Monde datée du 6 octobre de cette année on cite une parole de Barek Edelman, le héros de la révolte du ghetto de Varsovie, le militant du Bund, le survivant qui vient de mourir seulement maintenant (le 2 octobre 2009) : « Indifférence et crime ne font qu'un. » Il me semble que Herta Muller montre dans son roman que les choses ne sont pas aussi simples. Adina, quand elle apprend que Clara couche avec l’homme de la police secrète, ne veut plus la voir, ne veut plus lui parler. C’est pourtant Clara qui, apprenant par son amant que Adina est sur la liste, lui sauve la vie…
Cette histoire me touche aussi parce que j’ai bien connu la Roumanie dans les années 60 (j’en parle dans mon Voyage au tome 2 dans I comme Istrati). C’était déjà l’un des plus policiers de tous les Etats d’Europe de l’Est. Les gens disparaissaient mystérieusement, envoyés paraît-il dans des camps de travail dans le delta du Danube où ils tombaient comme des mouches atteints par la malaria. La police secrète était partout, les chambres d’hôtel étaient sous écoute et les ingénieurs que nous rencontrions lors de la discussion des grands projets parlaient tous le français mais n’avaient pas le droit de nous parler. Plus tard la mégalomanie de Ceaucescu n’a fait qu’augmenter encore jusqu’à sa minable fin. Et la Roumanie souffre encore aujourd’hui des conséquences de la dictature : désorganisation, combines et corruption.
Quant aux Allemands de Roumanie, Saxons en Transylvanie (Siebenbürgen), Souabes au Banat (région dont est originaire Herta Muller), ils étaient 760000 en 1930 selon Wikipédia, 360000 en 1977 et ne sont plus que 60000 aujourd’hui. L’Allemagne pratiquant toujours le droit du sang et le droit au retour ils ont émigré en masse vers l’Allemagne. De toute façon ils n’étaient pas la seule minorité ethnique en Roumanie : les Hongrois étaient encore plus nombreux, près d’un million et demi. Quant aux pauvres Tsiganes, miséreux et méprisés, des journalistes qui ont effectué une grande étude de tous les Tsiganes d’Europe en 1989 (Roma), ont estimé que ceux de Roumanie étaient au nombre d’un million.
Alors, finalement, Herta Muller mérite-t-elle le prix Nobel de littérature ? Je n’en sais rien, ne connaissant guère les critères du jury. Quand on va sur le net on se rend compte qu’elle n’est pas si inconnue que cela, qu’elle a plusieurs prix littéraires à son actif et que son œuvre est déjà considérable. Elle fait certainement preuve d’un certain humanisme tant par le choix de ses thèmes que par la manière dont elle les traite. Reste la forme. Elle me laisse perplexe. Dans son dernier livre elle est nettement rébarbative. Elle m’a semblée bien plus plaisante dans le Renard écrit 14 ans plus tôt. Peut-être parce quelque chose s’en dégage malgré tout. Quelque chose qui pourrait bien être de la poésie…