Tous les ans se tient à Fameck, petite cité lorraine située près d’Uckange où se dressent encore les silhouettes fantomatiques de trois hauts-fourneaux abandonnés et rouillés, un festival du cinéma arabe qui est probablement aujourd’hui le plus important de France. Il est organisé dans une maison de la culture, dans un quartier difficile, grâce à beaucoup de bonnes volontés locales, et pourrait donner une certaine fierté aux beurs de la cité. Une cité pourtant bien difficile si j’en crois l’amie Joëlle qui y a vécu plusieurs années, son mari travaillant comme intendant au collège local, et qui me parle de drogue, d’agressions, de voitures brûlées et qui y voit apparaître depuis quelques années les silhouettes noires et sinistres de femmes au visage caché par un niqab. Pourtant, au moment du Festival, tous se tiennent tranquilles. Et tout ce monde semble vivre en parfaite harmonie. Il faut dire que le Président du Festival, Mario Gibulei, qui est aussi le Président de la Cité sociale, est un homme à poigne. La Ligue de l’Enseignement, avec la Fédération des Œuvres Laïques, coopère d’ailleurs à l’organisation du festival et son Vice-président, au nom à consonance pourtant juive, René Cahen, est même le Responsable de la Programmation. D’ici quelques semaines va d’ailleurs débuter un autre grand Festival de cinéma dans la région, le Festival du cinéma italien de Villerupt. Ce qui montre l’importance qu’avait la Lorraine en tant que terre d’immigration lorsque les mines de fer et de charbon de la région, toutes fermées aujourd’hui, étaient encore en pleine activité comme l’était la sidérurgie dont il ne reste presque plus rien si ce n’est un unique haut-fourneau que Monsieur Mittal a décidé, pour le moment, de laisser en exploitation.
Nous adorons, Annie et moi, y aller de temps en temps, au Festival de Fameck, en voisins luxembourgeois que nous sommes. Nous y avons ri aux histoires du Kabyle Fellagh. Nous y avons découvert beaucoup de petits chefs d’œuvre anonymes. Même des films iraniens. Et nous nous souvenons de la longue discussion que nous avons eue un jour avec un metteur en scène marocain, homonyme de l’écrivain Draïbi, dont le film racontait la révolte de trois femmes marocaines contre le machisme ambiant. Il y a 40 ans c’était la révolte des garçons, maintenant c’est au tour des filles, avons-nous pensé. Les gens d’Afrique du Nord, pieds noirs comme musulmans, font une passerelle entre nous et le monde arabe, notre voisin. Annie est née au Maroc et moi j’ai beaucoup voyagé aussi bien dans les pays arabes d’Afrique du Nord que de ceux du Moyen-Orient. Alors nous avons tous les deux une certaine sympathie pour leur culture. Une culture qui nous appartient un peu à nous Français. Les Merguez, le couscous, le raï, l’humour berbère, la joie de vivre et la dignité d’une vieille civilisation.
Cette année le Festival fêtait ses 20 ans d’existence. L’écrivain Yasmina Khadra avait fait le déplacement pour présider à l’inauguration. Une dizaine de réalisateurs étaient venus présenter leurs œuvres. Et nous, nous y avons participé pendant deux soirs de suite, dégustant à l’entre-acte leur couscous (très simple : un morceau de poulet et une merguez), toujours préparé par les bénévoles du quartier. Nous y avons vu trois films, un palestinien, un algérien et un irakien.
Le filme palestinien, Le Temps qu’il reste, d’Elia Suleiman, avait été sélectionné pour la compétition du festival de Cannes. C’est l’histoire de Suleiman lui-même, et de sa famille, Arabes israéliens, une histoire émouvante comme l’est celle de tous ceux qui doivent émigrer ou vivre en étrangers dans leur propre pays. Suleiman a divisé son film en trois grands épisodes : 1948 avec la victoire des Israéliens, la résistance du père d’Elia et la vie sous surveillance à Nazareth. 1960 : Elia a dix ans, il va à l’école israélienne, chante des chants israéliens, une certaine coexistence des cultures s’organise, bonne entente même avec les voisins, et pourtant aussi, la méfiance d’un côté, la résistance de l’autre, et puis Elia, adolescent, mal vu, est obligé d’émigrer. Dernier épisode : en 2000 Elia revient. Sa mère est encore là, diminuée, la tante Olga aussi, mais elle va mourir bientôt, très peu d’amis, les cafés vides, désenchantement, mélancolie et regret d’un passé à jamais révolu. Le film est beau mais ne m’a pas entièrement convaincu. Peut-être à cause du style du cinéaste. Un style caustique bien sûr qui convient bien à une situation souvent grotesque et absurde, mais peut-être un peu trop parodique à mon gré.
Inland le film de Tarik Teguia, est un film que j’avais cherché vainement à voir à Paris. Mais malgré une critique dithyrambique du Monde (trois étoiles, synonyme d’excellent), il n’était joué que trois fois dans la semaine chaque fois à une heure et un jour bien déterminés et dans des salles situées dans des arrondissements périphériques. Mais c’est hélas le cas de tous les petits films de plus en plus mal distribués. On ferait mieux, me semble-t-il, de dépenser des sous pour créer un réseau de petites salles où les gens comme moi qui aiment encore le vrai cinéma et surtout celui qui vient d’ailleurs, pourraient encore prendre leur pied, plutôt que de financer les petites merdes franchouillardes de chez nous.
Or Inland est un film rare, envoûtant et triste. Un géomètre, réduit au chômage, déprimé tant par la situation économique et politique de son pays que par son échec personnel, celui de son couple, accepte une mission obtenue par l’entremise d’un ami et qui l’envoie quelque part, dans une région paumée de l’Oranais, faire des relevés pour un vieux projet d’électrification de village, un projet qui n’a de toute façon que peu de chances de se réaliser. Il part avec un 4x4 de service, passe par de nombreux villages déserts et abandonnés, trouve la baraque de chantier où l’équipe précédente de géomètres avait été assassinée par les terroristes (les traces de sang sont encore sur les murs), engage un assistant, commence son travail mais est très vite en butte à des policiers imbus de leur pouvoir. Ceux-ci traquent des immigrés clandestins qui viennent du sud, de l’Afrique noire, cherchant à se rendre en Europe, on ne sait trop comment, peut-être en passant par le Maroc. Une nuit on entend des coups de feu, ou peut-être des explosions de mines, un groupe de clandestins est décimé, il ne reste qu’un grand blessé à l’hôpital et… une fille qui s’était réfugiée dans sa baraque. Les deux ont du mal à communiquer : elle ne parle ni arabe ni français. Là comme ailleurs c’est finalement en anglais qu’ils arrivent à se comprendre. Elle veut rentrer chez elle, et lui, sur un coup de tête, énervé une fois de plus par les policiers, prend la route du sud avec elle et son 4x4 de fonction et, ce faisant, se met hors la loi. Il rencontre des bergers avec leur troupeau de moutons, des moutons qui ne leur appartiennent pas et dont ils ne connaissent pas le propriétaire. Des bergers qui remplacent eux-mêmes d’autres bergers abattus par les terroristes. Car le souvenir sanglant des islamistes est toujours présent. Le 4x4 tombe en panne, un camion arrive pour chercher les moutons, le géomètre et la fille le prennent, arrivent à une ville (Saïda peut-être) où ils prennent le train, et finalement, arrivent à un endroit où le géomètre a un ami qui lui prête une moto, en fait un quad. Et c’est avec ce quad qu’ils s’enfoncent de plus en plus loin dans le désert, rencontrent un petit derrick de pétrole opéré par deux techniciens, symbole à la fois de la richesse de l’Algérie et de l’insuffisance criante des moyens. Les techniciens les dépannent en essence, ils continuent leur route, il y a encore une scène d’amour dans les rochers juste avant la frontière (remerciement de la jeune Africaine ou vraie sympathie) et au poste-frontière c’est l’ami d’Oran qui a retrouvé sa trace et qui l’attend. Comme pour montrer que dans tout ce monde désespérant et gris, il reste quelques valeurs qui sauvent : l’amour, l’amitié, la solidarité. Car sinon le film ne laisse guère d’espoir. Au début, à Oran, on assiste aux conversations entre amis, à toutes ces discussions pour changer les choses qui ne changent rien, on entre dans les bureaux d’études où les grands projets dorment dans des dossiers, puis au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le pays, la caméra se fait lente, extra-lente (et on comprend que le film ne peut trouver un grand succès commercial) et filme les villages morts, les décombres, les détritus, les villes aux chantiers abandonnés, les rails à perte de vue et le désert jaune et gris (l’immensité du pays). Et, en sortant de ce film, on pleure sur l’Algérie. Mon Dieu qu’en avez-vous fait ! Bientôt cinquante ans auront passé depuis l’indépendance. Que d’erreurs : l’économie planifiée introduite par toutes ces élites formées en Russie communiste, les batailles pour le pouvoir d’abord entre ceux de l’extérieur et ceux de l’intérieur, et puis entre toutes sortes de factions, la montée de l’islamisme sanglant, tous ces attentats terribles, ces enlèvements, ces femmes violées et tuées, la guerre civile, l’avènement de l’oligarchie et la corruption générale. Et que d’atouts il y avait au départ : le pétrole, l’infrastructure, et bien d’autres ressources encore, dont le développement du tourisme, et, par-dessus tout, l’homme algérien lui-même, sérieux et travailleur.
Le 3ème film, L’aube du monde d’Abbas Fadhel, était peut-être le plus beau sur le plan formel. C’est en tout cas celui qui m’a le plus touché. Parce qu’il se déroulait dans une région que j’avais l’impression de connaître depuis que j’avais lu, il y a bien longtemps déjà, Les Arabes des marais de l’Anglais Thesiger qui avait paru dans la collection Terre Humaine de Jean Malaurie (voir Wilfred Thesiger : Les Arabes des marais - Tigre et Euphrate, édit. Terre Humaine/Plon, 1983, avec 38 photographies hors-texte et trois cartes). La région des marais c’est cette immense zone lacustre, mélange d’eau et de terres émergées, qui s’étend sur des milliers de kilomètres carrés, là où le Tigre et l’Euphrate se rencontrent pour former le Chatt el Arab qui va se jeter dans la mer à Bassora, l’ancien port d’où, au temps des Mille et une Nuits, Sindbad le Marin est parti pour ses sept voyages. J’avais été méchant avec Thesiger, le soupçonnant d’être un peu pédophile à cause de ses nombreuses photographies de jeunes Arabes dont certains étaient nus dans les roseaux ou debout dans leurs frêles esquifs. En fait c’est un de ces derniers grands voyageurs britanniques, explorateurs, ethnologues et humanistes, il avait fait Eton et Oxford, c’était un intellectuel critique de certaines valeurs de l’Occident, il avait une excellente connaissance de la langue arabe et a vécu six années complètes (de 1952 à 1958) dans la région des marais, dans des conditions extrêmement spartiates, au contact de ce peuple Maadan qui y vit la même existence extraordinaire depuis des millénaires. Terre Humaine a d’ailleurs publié un autre grand ouvrage classique de Thesiger sous le titre : Le désert des déserts et dont j’ai l’édition originale anglaise : voir : Wilfred Thesinger : Arabian Sands, édit. Longmans, Green and Co, Londres, 1959, avec 70 photographes.
Une fois que vous avez lu Les Arabes des marais, ce livre ne vous sort plus de la tête (Annie qui vient de le lire, de la première page à la dernière, pourra le confirmer). Ni ces Arabes qui vivent de pêche et de cultures traditionnelles comme le riz, chassent les sangliers, fabriquent des radeaux de joncs et construisent ces maisons absolument uniques qu’on ne trouve nulle part ailleurs, énormes mudhifs pour les réunions et la réception des hôtes, ou radas, leurs maisons d’habitation, toutes à la voûte en berceau et montées avec des roseaux et des nattes tressées. Et c’est pourquoi j’ai toujours suivi toute l’actualité qui les a concernés. La terrible guerre Irak-Iran d’abord qui s’est déroulée en grande partie sur leur territoire, les marais s’étendant jusqu’à la frontière, et la débordant même par endroits. Et il est facile de s’imaginer les massacres, les destructions, la pollution (guerre chimique). Puis, lors de la première guerre du Golfe, lorsque Bush père a incité les peuples chiites du sud de l’Irak à se soulever contre Saddam Hussein et puis les a laissé tomber, suscitant la vengeance du tyran. Et finalement le terrible assèchement des marais à l’aide de barrages que Saddam a entrepris, certains des grands lacs qui bordent les marais ayant perdu jusqu’aux deux tiers de leur surface (ce n’est que maintenant que l’on a commencé à réparer ce méfait et que les lacs commencent à s’étendre à nouveau).
L’histoire du film est simple. Elle parle d’amour et de mort. Elle commence dans un village lacustre perdu au milieu des roselières. Zahra, magnifiquement interprétée par l’actrice française Hafizia Herzi qui avait déjà illuminé La graine et le mulet, épouse son cousin Mansour, qui est bientôt saisi par les militaires de Saddam et obligé de partir pour la guerre. Il y est tué, et, avant de mourir, demande à son ami Riad de retrouver Zahra, de l’épouser et de la protéger. Mais ce n’est pas si simple. Riad est un Bagdadi, un citadin, et les gens du village s’opposent d’abord au mariage. Seul le cheikh de la tribu soutient Riad. Mais quand celui-ci revient de Bagdad pour demander à nouveau la main de Zahra, le cheikh a été torturé à mort par les sbires de Saddam parce qu’il avait protégé un déserteur, le village a été brûlé, les hommes tous assassinés et Zahra violée. Riad reste, il protégera Zahra comme il l’avait promis. Et la mère de Zahra, jouée par une autre très grande actrice, l’Arabe israélienne Hiam Abbas, celle qui tenait le rôle de la propriétaire spoliée et rebelle des Citronniers, montre sa fille à Riad et finit par ces mots : elle t’apprendra. Elle t’apprendra notre vie, nos coutumes. Paroles d’espoir et de continuité.
Quand, en sortant de la séance, j’ai voulu expliquer au couple d’amis belges qui nous avait accompagnés, pourquoi ce film me touchait tant et ce qu’étaient ces Maadans, j’ai dû m’arrêter de parler. J’avais la gorge nouée. De toute façon nos amis qui s’occupent d’une organisation appelée Paix juste au Moyen-Orient, n’ont qu’un drame en tête, celui des Palestiniens. Et je les comprends. Ils se rendent en Israël tous les deux à trois mois chez des amis sympathisants, passent dans les territoires occupés et reviennent choqués de ce qu’ils ont vu, la vie si difficile, les humiliations, le mur, les colonies qui trônent en haut des collines. Mais, en reprenant la route pour rentrer au Luxembourg, je me suis dit qu’il y avait bien d’autres drames de par le monde. Et certains encore bien pires. Et si nous en Europe de l’Ouest nous sommes à peu près tranquilles après les 30 années horribles que nous avons vécues entre 1914 et 1945, le reste du monde a encore connu bien des horreurs dans la 2ème moitié de ce siècle malheureux. Et continue d’en connaître au XXIème siècle. La liste est longue et bien connue…