Comment j'ai constitué ma bibliothèque

Comment arrive-t-on à constituer une bibliothèque comme la mienne ? Il faut d’abord aimer la lecture et la littérature, une passion que j’ai eue dès mon enfance. D’abord les Signes de Piste comme tous les enfants de ma génération (avec ses valeurs : fidélité, amitié, rectitude, courage), puis la Bibliothèque verte avec Curwood et London. Et là encore bien d’autres jeunes de mon époque ont eu la passion pour le grand Wild. Comme Kenneth White qui parle d’un livre et des images qu’il contient : des Indiens, des Esquimaux, des montagnes, des poissons et des loups blancs hurlant à la lune. Et qui vous marquent pour toujours. Mais j’ai aussi eu la chance de pouvoir puiser dans les bibliothèques de mes parents et de mon oncle et de ma tante. Et c’est là que j’ai eu mes premiers coups de foudre pour la poésie et la littérature : Schiller, la Droste-Hülshoff, Storm et Gottfried Keller. Je parle des trois derniers sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 3 : Trois écrivains germanophones. Avec Schiller et d’autres poètes allemands j’ai découvert cette spécialité allemande, les Ballades. Lors de mes années de taupe j’ai bien dû un peu renoncer à la lecture, le temps me manquant cruellement. Ce n’est qu’une fois arrivé à Paris, à Centrale, que j’ai de nouveau pu m’adonner à mon vice. Et là mes écrivains favoris étaient d’abord Céline, Cendrars (avec ses amis t’Serstevens et Le Rouge), et Giono, première manière. Mais je n’ai jamais laissé tomber la littérature allemande et je me souviens très bien que, lorsque je prenais tous les matins le bus à la Porte d’Italie pour rejoindre le CEA à Saclay, mon premier job, en 1958-59, je lisais l’Homme sans Qualité de Musil, livre que j’avais demandé à ma tante, en Alsace, d’aller chercher à Kehl, de l’autre côté du Rhin. Le livre se trouve toujours dans ma bibliothèque, dédicacé par ma tante en date du 26 février 1959.
C’est un peu plus tard, nous habitions encore Paris, que j’ai eu la première révélation de la littérature du monde avec quatre Hispano-Américains : Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa, Gabriel Garcia Marquez, et Manuel Scorza. Et, avant de visiter le Brésil pour la première fois (c'était dans les années 60) : Jorge Amado. J’en ai lu bien d’autres encore plus tard, il n’y a qu’à voir mes listes de livres 18 et 19, mais je crois bien que ce sont ces premiers Sud-Américains qui m’ont donné cette envie d’ouverture vers le monde ou plutôt l’humanité mondiale qui ne m’a plus jamais quitté. D’autant plus que ces écrivains parlaient des problèmes de leurs pays, la façon dont les populations indiennes péruviennes étaient exploitées chez Scorza et les noires dans le Nord-Est brésilien chez Amado, par exemple. Mais ce que j’ai recherché plus généralement c’est de comprendre l’homme. Voir ce que l’homme dans toutes ces cultures avait de commun. Et ce qui le rendait différent. Etiemble disait la même chose : La littérature générale m’a enseigné, chaque jour encore m’enseigne, qu’en dépit de tous les acquêts de la psychologie historique et de l’anthropologie, quelque chose existe, quoi qu’on dise : la nature biologique de l’espèce humaine… Voir mon Bloc-notes 2012 : Les Invariants d'Etiemble. C’est peut-être pour cette raison que le Conservateur de la Bibliothèque des Dominicains, lors de nos premiers échanges, a parlé d’humanisme à propos de mes sites. Va pour l’humanisme. Cela me va. Et cette recherche de l’homme je l’ai encore continué, plus tard, en m’intéressant aux sciences dites humaines. J’y viendrai.
Pourtant je me suis souvent demandé, à moi-même, comment tout ceci a commencé. Quand me suis-je passionné, par exemple, pour les écrivains et poètes de ce que j’ai appelé l’âge d’or arabo-persan ? Peut-être après avoir pu acquérir chez le frère et la sœur Samuelian de la Librairie Orientale à Paris la magnifique réédition réalisée par l’Imprimerie de la Bibliothèque Nationale du Livre des Rois de Ferdousi. Ce qui montre bien l’importance qu’ont eu pour moi et la constitution de ma bibliothèque les nombreuses librairies de France et d’ailleurs que j’ai pu fréquenter.

Mes librairies.

Et d’abord les françaises. La Librairie Orientale de la rue Monsieur le Prince, je suis allé lui rendre visite à chacun de mes séjours à Paris. C’était la maison de tous les Arméniens de Paris. L'Arménie tenait bien sûr une grande place sur les rayons de la librairie, son histoire, sa langue, sa culture, sa littérature, et le génocide bien évidemment. Mais on y retrouvait aussi tout l'Orient, le Proche et le Moyen-Orient (arabe, persan, même un peu de turc, mais pas trop quand même !) et même l'Extrême-Orient (Inde surtout, mais aussi Chine et Japon). La Russie aussi, ainsi que la Grèce. Aussi bien Littérature que Sciences humaines (religions, mythes, histoire, etc.). C'était aussi un lieu de rencontre. Il m'est arrivé d'y discuter avec un professeur d'arabe du Roman d'Antar. Et les propriétaires de la librairie étaient capables de vous parler aussi bien de t'Serstevens, l’ami de Cendrars (j’ai vu son impressionnante bibliothèque de 6000 livres, m’a dit la sœur Samuelian, dans son appartement de l’île Saint Louis où il a habité pendant toute sa vie) que du grand spécialiste de la littérature persane de l'Age d'Or, l'ami de Massoud, Michael Barry, qui, quand il leur rendait visite, tenait toute la librairie sous son charme (Barry est cet universitaire américain, marié avec une Française, qui a d’ailleurs habité en France pendant un moment, qui a réalisé une merveilleuse traduction en français un peu ancien du Pavillon des Sept Princesses de Nizami et qui lisait des poèmes persans du XIIIème siècle en compagnie de Massoud peu de temps avant que celui-ci ne soit assassiné).
Personnellement j’ai acquis beaucoup de livres chez eux : des livres sur les Mille et une Nuits, le Livre des sept Vizirs, les Contes du Perroquet, la grande Bibliographie des ouvrages arabes de Chauvin, de grands classiques chinois tels que la Chronique de la Principauté de Lou ou les Mémoires historiques de Se-Ma Ts'ien. Et je suis tout particulièrement reconnaissant à Samuelian d'avoir pu acquérir grâce à lui ce Livre des Rois traduit et publié au XIXème siècle par Jules Mohl. Et puis les Samuelian sont décédés et depuis lors la librairie est fermée définitivement semble-t-il, leurs descendants ne se décidant pas à la vendre.
Juste à côté de la librairie des Samuelian il y avait, il y a toujours, la meilleure librairie chinoise de Paris, You-Feng, dont les deux gérants, un Européen et un Asiatique, sont (ou étaient) des monuments d’érudition. La librairie You Feng croule sous les livres chinois d’abord (en français, anglais et chinois), mais aussi japonais, coréens, vietnamiens, etc. Et leur travail d’éditeur n’est pas inintéressant non plus (je pense aux livres sur la poésie et la peinture chinoises de notre Académicien François Cheng par exemple ou les rééditions des livres sur l’art de l’érudit italien, installé en Belgique au début du XXème siècle, Raphaël Petrucci). Impossible de citer tous les livres que j’ai trouvés chez You Feng au cours des années (Un Cendrillon japonais du Xème siècle, un livre sur la réforme de l'écriture au Japon après la Révolution de Meiji, des livres sur les Burakumin, ces Intouchables japonais, et plusieurs livres que le Père jésuite alsacien Léon Wieger avait publiés à Tien-Tsin pour la formation des missionnaires, tels que son Etude des Caractères chinois, entre autres. Mais aussi beaucoup de livres de poésie chinoise et japonaise. Etc. etc.).
Dans le même quartier j’allais rendre visite rue des Ecoles à la Librairie Compagnie et, aussi, à la Librairie L’Harmattan où j’allais surtout, au sous-sol, chercher ce qui m’intéressait de la littérature et de l’histoire de l’Insulinde. Et rue Saint Michel il y a toujours Gibert Jeune qui a le grand avantage de placer côte à côte sur ses rayons, publications originales et seconde main, ce qui plaît aux étudiants. De plus, on peut à tout moment leur laisser son adresse et le bouquin qu’on cherche et on peut être sûr qu’ils vont vous recontacter !
C’est rue Saint Jacques que s’était installé un homme original, un homme originaire de l’un de nos chers Comptoirs de l’Inde que chantait si bien Guy Béart. Cet homme c’est Raj de Condappa né à Pondichéry, élevé au Vietnam, et qui avait créé une librairie française du nom de Kailash à Katmandou, puis, un peu plus tard, avec son épouse française Elisabeth, originaire du Vietnam, la maison d’éditions Kailash. Un magnifique catalogue, beaucoup centré sur l’ancienne Indochine. D’ailleurs j’ai découvert ses livres chez You Feng rue Monsieur-le-Prince bien avant qu’il ne s’installe à Paris (où j’ai fait la connaissance d’Elisabeth de Condappa). Impossible de citer tous les livres que j’y ai achetés, en particulier avant de partir visiter le Laos et le Cambodge (J. A. Pourtier, Bernard Ménaut, entre autres et le passionnant Sur la route mandarine de Roland Dorgelès). Et puis, lors de ma dernière visite, je me suis aperçu que l’édition ne se développait plus guère. Et que les revues que Kailash éditait et dont certaines étaient particulièrement intéressantes (comme les Cahiers du SIELEC, Société Internationale d’Etudes des Littératures de l’ère coloniale ou les Carnets de l’Exotisme co-édités avec Le Torii Editions de Poitiers) avaient disparu des rayons. Encore une librairie aujourd’hui disparue.
Dans la rue du Cardinal Lemoine il y avait une petite librairie dont le nom était Librairie de l’Asie du Sud-Est, qui était essentiellement axée sur l’ancienne Indochine, mais qui avait aussi servi de centre pour notre Association Pasar Malam, association culturelle franco-indonésienne. Et, à côté, la Librairie L’amour du Noir a la plus extraordinaire collection de romans noirs et policiers de France, peut-être du monde (et ce que vous ne trouvez pas sur les rayons, le gérant va vous le chercher dans la cave !), mais aussi un nombre impressionnant de livres de littérature fantastique et de science-fiction, ainsi qu’une formidable collection de revues du cinéma. C’est là que j’ai rencontré un jour un certain Alfred Eibel, originaire de Vienne, et avec qui j’ai pu discuter aussi bien de Fritz Lang que de Lotte Eisner, la spécialiste allemande du cinéma de Weimar et assistante du créateur de la Cinémathèque française, qu’il avait encore connus, tous les deux.
Toujours dans le 5ème Arrondissement il y avait aussi Florence de Chasteney, rue Gay-Lussac, spécialisée en littérature fantastique et de science-fiction. A l’époque c’était encore Madame de Chasteney elle-même qui tenait sa librairie, elle qui avait une longue expérience dans ce domaine. C’est chez elle que j’ai trouvé la version française de We du Russe Evgueni Zamiatine (qui a été l’ancêtre du Meilleur des Mondes et de 1984) et le Gilles de Rais de l’Abbé Bossard qu’on dit être à l’origine du Conte Barbe-bleue (et auquel Leo Mallet a consacré un petit poème où il raconte avec humour ses méfaits et termine avec ces vers : Pour un compagnon de Jeanne d’Arc c’est du propre).
En continuant notre promenade à travers Paris on tombe d’abord sur Bonnefoi, rue Médicis en bordure du Jardin du Luxembourg : il continue encore aujourd’hui à me faire parvenir ses catalogues (mais par le net) qu’il publie à intervalles réguliers. Il s'agit presque toujours, comme l'indique l'intitulé de sa librairie (Bonnefoi Livres anciens), de livres anciens, des livres qui peuvent porter sur les sujets les plus divers mais qui sont toujours intéressants. Son choix est éclectique. Personnellement je lui sais surtout gré d'avoir pu acquérir, à un prix encore assez raisonnable, une magnifique édition de la Bibliothèque Orientale de Barthélémy d'Herbelot (dont le sous-titre était : ou Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connaissance des Peuples de l'Orient, leurs Histoires et traditions, etc. Par Peuples d'Orient on entendait alors essentiellement les Persans, les Turcs et les Arabes). On sait que c'est son ami Galland qui a mis en ordre et soigné l'impression de cet ouvrage magistral, d'Herbelot étant mort en 1695, avant sa publication. Mais j'y ai trouvé bien d'autres livres intéressants, comme le fameux Traité sur Sénèque de Diderot publié à Londres en 1782 (que mon Berger allemand, attiré par l'odeur du vieux cuir, a malheureusement trouvé à son goût), le livre très critique sur la Russie et les Russes de Nikolaï Ivanovitch Tourguenev (à ne pas confondre avec l'auteur des Mémoires d'un Chasseur) et les Nouvelles Considérations sur le caractère des Peuples Sémitiques d'Ernest Renan, publié à Paris en 1859, et où ce dernier énonce déjà certaines critiques de la culture des peuples sémites (influence néfaste du monothéisme le plus pur sur le respect du savoir) qu'il précisera plus tard dans son étude sur Averroës.
Il faut maintenant que je vous parle d’un libraire un peu fou qui m’a énormément apporté et qui a malheureusement disparu. Mystérieusement. Il s’appelait Elliot Klein. Au début sa librairie se trouvait rue Saint-André-des-Arts, toujours dans le 5ème. Les livres étaient stockés dans plusieurs salles dans un désordre incroyable, mais c’était une véritable caverne d’Ali Baba pour moi. Car sa spécialité couvrait la sociologie, l’ethnologie, le folklore, le chant populaire, les contes, les langues, les religions, les mythes, etc. Dans toutes les langues. Et pas cher : je ne peux pas vendre cher, me dit-il, mes clients sont surtout des universitaires. C’était fou. Je ne me suis jamais rendu chez lui sans revenir au moins avec une demi-douzaine d’ouvrages. Sebillot, Cosquin, Delarue, The Types of folktale de Thompson et Aarne, The Trickster de Paul Radin, la fameuse étude sur l’origine musulmane de la Divine Comédie par Palacios, la Tazyah perse, les Anmerkungen sur les Contes de Grimm de Bolte et Polivka, die Quellen des Pancatranta de Falk, the Cinderella cycle de Rooth, des études sur le cycle de Perceval, sur l’épopée de Dietrich de Berne, des histoires des littératures persanes et arabes, les Voyages aux Isles de l’Amérique du père Labat, édités par t’Serstevens, des Alsatiques aussi, de Stoeber, de Weckerlin, de Mündel, etc. etc. Je ne peux évidemment pas les citer tous. Mais je suis certain que sans Elliott Klein je n’aurais jamais pu réaliser mes études sur les Contes de fées (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2, les Contes merveilleux européens) et peut-être même pas sur les Mille et une Nuits.
Un peu plus tard, Elliott Klein, de plus en plus bordélique (il vous envoyait une première liste d’ouvrages de A à L, mais la suite ne venait jamais), en difficulté financière, a déménagé à Montrouge dans les locaux d’un éditeur, Wildman Press. Je m’y suis rendu au moins une fois. Les livres s’étalaient sur de grands rayonnages, toujours aussi excitants. Et puis il m’a dit qu’il partait pour Cuba y acheter des bibliothèques et puis… je n’en ai plus jamais entendu parler. Plus de locaux à Montrouge, disparu du net, des collègues m’ont dit qu’il devait de l’argent à certains d’entre eux, impossible de savoir ce qu’il est devenu. Inexorablement entré dans le grand Cercle des librairies disparues.
Dans le 6ème arrondissement les librairies pullulent aussi (pullulaient). Rue de Vaugirard il y a peut-être encore une librairie grecque, Epsilon. J’y allais souvent car on y trouvait à la fois tout ce qui concernait l’Antiquité (j’y ai acquis les magnifiques traductions par Leconte de Lisle du théâtre d'Eschyle, d'Euripide et de Sophocle, mais aussi des ouvrages sur la Genèse de l'Odyssée, sur les Mystères d'Eleusis ou sur les nombreux avatars du Roman d'Alexandre) que la littérature grecque contemporaine et je m’entretenais avec son propriétaire d’alors, Stavros Lenis qui me parlait de Kazantzaki et de celui qui avait véritablement rénové la langue écrite grecque moderne, Papadiamandis, et qui m’a fait découvrir le roman d’un certain Nikos Kavvadias qui est le roman par excellence du pauvre marin grec qui se nourrit de pain et d’olives et pense aux femmes, celles de l’amour vénal des ports, celle, laissée à la maison et qui le rend cocu, et sa mère, forcément une sainte…
Il y avait encore une autre librairie rue de Vaugirard : Livres anciens René Cluzel. Je me souviens y avoir acheté du Diderot, de l’Abbé Raynal, le Ruy Blas, Erasme, Saint Augustin, et les œuvres de Cyrano de Bergerac. Mais il y a longtemps que M. René Cluzel a fermé boutique. Pendant un certain temps il a encore travaillé à partir de son appartement, sorti des catalogues. Et puis plus rien.
Boulevard du Montparnasse, pas loin de l’intersection avec le Boulevard Saint-Michel, se situait la librairie de Monsieur Ghozzi, la Librairie Abencérage. Je m'y rendais assez souvent et je prenais toujours beaucoup de plaisir à m'entretenir avec M. Ghozzi, qui était Tunisien. La Librairie était spécialisée dans la littérature et la culture arabes en général, même si l'accent était d'abord mis sur l'Afrique du Nord et bien sûr la Tunisie. Il y a quelques années Ghozzi m'avait dit qu'il avait l'intention de préparer une grande collection de livres sur les Mille et une Nuits et je lui avais transmis ma grande étude sur ces Contes, ses thèmes, ses manuscrits et ses traducteurs (voir mon Voyage, Tome 2, Les Mille et une Nuits). Mais j’ai l’impression qu’il n’est jamais arrivé au bout de son projet. Je me souviens pourtant qu'il m'avait montré une superbe édition des Nuits (traduction du Dr. Mardrus) illustrée par l'orientaliste Léon Carré. Celui-ci y pastichait avec beaucoup de brio des miniatures turques, persanes et mogholes qu'il avait vues dans des collections privées parisiennes. J'avais trouvé, à l'époque, que cet ouvrage était trop cher pour moi. Je le regrette aujourd'hui. Mais j'ai trouvé chez Ghozzi beaucoup d'autres livres intéressants tels que le Roman d'Antar traduit en français par l'orientaliste allemand von Hammer à partir des manuscrits qu'il avait rapportés d'Egypte, les Cent et une Nuits que Gaudefroy-Demombynes avait trouvé au Maroc, l'Histoire anonyme de la Première Croisade, les Croyances et Coutumes persanes de Henri Massé, ainsi que diverses biographies et études concernant les traducteurs des Mille et une Nuits, Galland et le Dr. Mardrus. Il avait également comme client mon ami, le Libanais Fouad Debbas. Fouad, exilé à Paris lors des « événements », rêvait de l’ancien Liban et lui réclamait manuscrits et livres anciens de son pays. Il avait aussi réussi à rassembler la plus grande collection au monde du photographe Bonfils (1831 – 1885) qui avait réuni dans ses images tout le passé de toute cette Méditerranée qui était alors sous la domination et l’influence de la Suprême Porte, depuis Alexandrie jusqu’à la Grèce en passant par Istanbul. D’ailleurs beaucoup de photographies de Bonfils illustrent l’Encyclopédie du géographe anarchiste Elisée Reclus, l’Homme et la Terre (le tome 2, consacré à la Phénicie, la Palestine, l’Egypte et la Grèce. Je dispose des six volumes de cette Encyclopédie mais note qu’elle n’est pas répertoriée sur mes listes. Il faut que je l’y ajoute). Fouad avait l’intention de faire don de sa collection Bonfils à l’Institut du Monde arabe. Ghozzi avait servi d’intermédiaire et avait même obtenu que le Musée donne le nom de Fouad Debbas à l’une de ses salles. Et voilà que Fouad meurt et que sa veuve annule tout. Ghozzi était fou furieux. Je crois que ce sont les frères de Fouad qui l’ont rachetée à sa veuve, mais ne sais ce que la collection est devenue plus tard.
Et puis il y avait encore deux librairies intéressantes dans la rue du Cherche-Midi : d’abord L’Intersigne de M. Marchiset qui avait été Président de l’Association des Libraires-Antiquaires et avait été un pionnier de l’utilisation de l’Internet par les libraires-antiquaires. La véritable spécialité de L’Intersigne était le bizarre : alchimie et sciences occultes, astrologie, magnétisme, franc-maçonnerie, prestidigitation, hérésies, etc. Ce qui ne m’intéressait pas particulièrement, même si je lui ai acheté le Diable de Maître Maurice Garçon et la Mandragore de Gustave Le Rouge.
Mais L'Intersigne avait d'autres cordes à son arc et ses catalogues de livres anciens et rares qui concernaient la littérature, l'ethnologie, l'histoire, les beaux-arts et de nombreuses curiosités de toutes sortes étaient toujours bien intéressants. Personnellement j'ai pu acquérir de nombreux livres dans les domaines les plus divers : mythes (Saintyves), policier (l'étude sur la Detective Novel de Régis Messac), science-fiction (les Xipéhuz de Rosny l'Aîné), gnose, esclavage (dans l'Antiquité), les idées socialistes chez les écrivains du XVIIIème siècle (la très belle et importante étude d’André Lichtenberger), le théâtre Nô (l'étude de Noël Peri), la pédérastie dans la Grèce antique (L'amour grec et Socrate), etc. Ou, plus récemment, une belle édition du XVIIIème siècle de la Princesse de Clèves, chère à l’un de nos anciens Présidents de la République, les éditions originales du Mystère de la Chambre jaune et du Parfum de la Dame en noir, l'Histoire de l'Inquisition au Moyen-Âge de Henri-Charles Léa et l'étonnant Etat des Prisons publié au XVIIème siècle par l'Anglais John Howard.
C’est en juillet 2013 que M. Marchiset a rejoint ce que j’ai appelé le Cercle des Librairies disparues (mais continuait à travailler à partir de son appartement).
Ensuite la Librairie Michèle Dhennequin, spécialisée dans les anciennes colonies françaises. Elle existe toujours, autant que je sache, même si l’ancienne Michèle Dhennequin que j’ai encore connue n’y est plus. Il arrivait d’ailleurs quelques fois qu’on dépasse le cadre de nos colonies puisque j’y ai aussi trouvé le plaisant Journal de voyage au Siam de l'abbé Choisy, l’homme qui aimait s’habiller en femme (ce qui lui permettait de s’introduire plus facilement dans le lit de certaines femmes…). Parmi les livres les plus intéressants que j'ai trouvés chez elle, à part le Journal de l’Abbé, il y a des livres sur le Vaudou (Métraux, Kerboull), des reportages d’Albert Londres (Terre d'ébène, Au Bagne), un très beau roman sur la Nouvelle Calédonie (de la journaliste, J. Sénès : Terre violente), une étude critique du grand poème national vietnamien, le Kim-Vân-Kiêu, Biribi de Darien, Les Penseurs de l'Islam de Carra de Vaux, etc.
Il m’est aussi arrivé de rendre visite à d’autres libraires-antiquaires de Paris, mais plus chères et plutôt orientées vers la bibliophilie, les belles éditions, les livres illustrés, mais j’y ai rarement trouvé mon bonheur. Je pense à Auguste Blaizot et Lardanchet du Faubourg Saint Honoré ainsi qu’à la Librairie Thomas Scheler, rue de Tournon. Ou à Privat – L’Art de voir, Boulevard Haussmann, qui a fermé sa porte au début de l'année 2012. C'était pourtant une des plus anciennes librairies de Paris, spécialisée en belles reliures et surtout en livres illustrés. Mais ce qui le distinguait surtout de ses confrères c'était l'originalité de son catalogue, présenté sous une dimension A3 et magnifiquement illustré de petits aplats en couleur (ce qui n’était pas courant à l’époque). Je ne me suis rendu qu'une ou deux fois sur place, boulevard Haussmann, et je n'ai dû y acheter qu'un ou deux bouquins (Mon oncle Benjamin de Tillier) mais j'ai souvent puisé dans ses catalogues : plusieurs ouvrages de Segalen entre autres (une très belle édition des Stèles, son livre sur le peintre Moreau : Gustave Moreau, peintre imagier de l'Orphisme), le livre de Gustave Le Rouge sur les Verlainiens et décadents où l'on trouve son portrait de Rebell, les Mémoires de Lucie Delarue-Mardrus, la femme du Dr. Mardrus, et puis le grand livre sur l'Art japonais de Louis Gonse.
Il y avait aussi un libraire de province, à Toulouse, à qui je n’ai jamais rendu visite, mais avec laquelle j’ai pas mal correspondu, la Librairie Champavert. J’aimais l’humour poétique de son propriétaire : il écrivait son adresse, rue du Périgord à Toulouse, rue du Père Igor, et citait le surréaliste Picabia qui prétendait que l’eau de Lourdes pouvait dépanner une auto. J'ai trouvé chez lui de nombreux Rebell, en particulier des ouvrages un peu plus rares comme le Diable est à table ou le Magasin d'Auréoles, des Segalen aussi, la grande Statuaire et le très intéressant et inachevé Essai sur l'exotisme, ainsi que le si émouvant A ma fille Aline, ce cahier est dédié de Gauguin qu'Aline ne lira jamais, étant morte avant de le recevoir. Et puis l'édition définitive et complète réalisée par Le Dantec chez Albin Michel en 1945 des Poèmes de Pierre Loüys. Est-ce que Champavert existe encore aujourd’hui ? Peut-être. En tout cas il n’édite plus de catalogues depuis longtemps.
Par contre j’ai beaucoup fréquenté les librairies d’Alsace. Et d’abord la vénérable Ancienne Librairie Gangloff qui était alors située sur la Place de la Cathédrale, juste après la Maison Kammerzell. Elle avait été reprise par le couple Rebert dont le mari était notaire et qui m’a souvent représenté lors des Ventes aux Enchères organisées à Entzheim. Madame Rebert était toujours de très bon conseil et me tenait également au courant des publications alsaciennes nouvelles. J'y ai trouvé de nombreux ouvrages pour ma bibliothèque d'Alsatiques. C'est grâce à Gangloff que j'ai pu compléter ma collection d'Annales de la Société historique, culturelle et scientifique du Club Vosgien. Et c'est également là que j'ai trouvé le fameux Dictionnaire des dialectes alsaciens compilé en 1899 par le professeur Martin et ses amis. Puis eux aussi ont vendu et le nouveau propriétaire est parti à Molsheim et… ne connaît plus rien aux Alsatiques.
Pas loin de Gangloff, sur une petite place dont l’entrée est située dans la rue des Orfèvres Bernard Haegeli avait créé sa Librairie de l’Amateur, où l’on pouvait également trouver à l’époque pas mal d’Alsatiques, même si ce n’était pas le principal thème de la librairie. Je lui sais pourtant gré d’avoir déniché chez lui la fameuse Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932 réalisée par les membres du groupe des autonomistes de l’abbé Haegy. Mais aussi 1848, la Révolution du 19ème siècle en Allemagne, (en allemand), par l'écrivaine et historienne Ricarda Huch et l'histoire du yiddish (Jiddisch, das Abenteuer einer Sprache) par Salcia Landmann. Puis, en 2006 c’est son fils Stéphane qui a repris la librairie et, peu intéressé par les Alsatiques, en a fait une librairie-antiquaire ordinaire mais qui gardait quand même une originalité, celle de contenir beaucoup de livres anciens en langue allemande. Et c’est ainsi que je suis tombé chez lui sur une rareté : un livre intitulé Impressionen de Walter Rathenau, fils du Rathenau qui avait créé AEG, mais qui a surtout été le Ministre des Affaires Etrangères de la République de Weimar et a été assassiné par l’extrême-droite allemande en 1921.
Il existait aussi une Librairie Pierre Gangloff à Mulhouse créée par un frère ou un cousin du Gangloff de Strasbourg. Son stock d’Alsatiques était surtout riche en revues anciennes, celle de la Section littéraire, historique et culturelle du Club Vosgien mais aussi celle qui avait été la plus vieille ou l’une des plus vieilles revues culturelles régionales de France, la vénérable Revue d’Alsace. Le Gangloff de Mulhouse a lui aussi vendu sa librairie, il n’y a pas si longtemps.

Mais si je m’étais contenté de ne fréquenter que des librairies françaises je n’aurais, bien évidemment, jamais réussi à constituer une bibliothèque aussi conséquente et trilingue. J’ai eu la chance de me voir offrir la direction d’une entreprise familiale située à Luxembourg qui était petite mais très internationale, tant par son activité commerciale que par les filiales qu’elle avait créées. Je vais probablement vous étonner en vous disant que c’est à Johannesburg que j’ai commencé à fréquenter les libraires-antiquaires et, même, à m’intéresser de plus en plus aux sciences humaines. C’était en 1991. Notre filiale sud-africaine allait très mal. Et l’Apartheid est aboli. On engage un nouveau Directeur financier pour notre filiale et celui-ci m’introduit auprès d’un ami médecin, collectionneur de livres qui me fait connaître quelques librairies-antiquaires de Johannesburg. Qui croulent sous les livres car c’est la débandade des Blancs (enfin pas trop quand même car ils ne savent pas où aller). Et voilà que je me délecte à fouiller dans les rayons, je trouve de tout, même du Molière superbement relié, découvre une écrivaine sud-africaine formidable, Olive Schreiner (fille de missionnaires allemands, écrivaine rebelle autodidacte, athée, socialiste, féministe, défendant les Boers contre les Anglais, plus tard les Noirs contre les Boers, opposant farouche de Cecil Rhodes et auteure de ce très beau roman, une Ferme africaine qui a marqué aussi bien Karen Blixen que Doris Lessing) et j’acquière finalement une œuvre superbe et fondatrice, The Golden Bough de Sir James George Frazer en 11 volumes dans la reliure originale de l’éditeur (il ne manque que le 12ème volume, d’index. Il s’agit de la 3ème édition, la plus achevée, années 1911-14, Frazer ayant commencé à publier cette œuvre, avec le sous-titre A study in Magic and Religion, dès 1890. La légende du Rameau d’Or se trouve dans l’Enéide et a été illustrée dans un tableau de Turner, qui est d’ailleurs reproduit en noir et blanc dans le premier volume de la collection). La librairie en question s’appelait Collector’s Treasury. Cela m’étonnerait beaucoup qu’elle existe encore aujourd’hui. Mais cela ne m’a pas empêché de continuer à m’intéresser aux écrivains sud-africains plus tard (voyez ma liste 10 et ma note qui leur est consacrée sur mon site Carnets et qui est intitulée : Ecrivains d’Afrique du Sud, l’honneur des Blancs). Et c’est peut-être l’œuvre de Frazer qui m’a poussé à me passionner pour les sciences humaines, toutes les sciences humaines.

Ici je vais faire une parenthèse. Je raconte, dans ma note, qu’Olive Schreiner a rencontré à Londres celui que l’on considère comme le premier sexologue, ou au moins l’un des premiers, Havelock Ellis. Et qu’il l’a influencée puisqu’elle écrit dans Women and Labour, que ce n’est pas la mère seule mais les deux parents, d’une manière égalitaire, qui doivent élever les enfants, que le couple doit avoir une vie sexuelle, indépendamment du simple rôle reproducteur de la famille (et ceci en pleine époque victorienne) et que la femme, n’étant plus occupée à plein temps à son travail de maternité et ne participant pas aux nouvelles activités professionnelles (mentales), risque de ne plus exister que par « la pratique passive des seules fonctions sexuelles » et donc de vivre en parasite sur la société et sur les hommes (elle parle de parasitisme sexuel). Quant à Frazer il mêle mythes et religions, publie encore une autre œuvre (qui se trouve également dans ma bibliothèque, en 3 volumes) intitulée les mythes dans l’ancien Testament (ce qui fait que chaque fois que je rencontre la loi juive sur la séparation entre laitages et viande comme ce que j’ai vu à Haïfa où des figures sombres passaient entre les tables du restaurant pour vérifier qu’il n’y avait pas de beurre sur la table ou ce film où l’on voyait un jeune goy, invité dans la cuisine de l’appartement d’une jeune juive orthodoxe à New-York, s’étonner de l’existence de deux frigidaires, l’un pour la viande, l’autre pour les laitages) je pense à ce qu’écrit Frazer sur l’origine magique de l’interdiction chez les Massaïs de manger de la viande en même temps que boire du lait, parce que, si les deux se rencontraient dans leurs estomacs, la vache pourrait ne plus donner du lait !
Quand on pense que dans ce XIXème siècle sont apparus presqu’en même temps un Darwin montrant que l’homme n’est qu’un animal ayant évolué (bien ou mal, cela reste à déterminer), un Ellis qui ose parler de sexualité et un Frazer qui cherche les mythes dans les religions, on se dit que cette époque est au moins aussi révolutionnaire que celle des Lumières !

Peu de temps plus tard (1991-92) on achète une filiale à Toronto. C’était important pour nous car cela nous donnait une position dominante en Amérique du Nord pour l’une de nos activités majeures. Mais la société perdait de l’argent et était dangereusement endettée. Ce qui fait que j’ai dû passer beaucoup de temps dans la ville et que je m’embêtais. Alors, le samedi, et quelquefois le soir en semaine, je passais mon temps chez les librairies-antiquaires de la ville. Il y en avait plusieurs. Les Canadiens anglais de l’ancien temps devaient beaucoup lire lors de leurs longues soirées d’hiver. Il y en avait deux surtout avec lesquels j’ai beaucoup sympathisé : David Mason et Steven Temple.
David Mason, à l'époque où je l'ai connu, avait un stock impressionnant de livres. Ses spécialités étaient déjà, comme aujourd'hui, la littérature anglaise et américaine des XVIIIème et XIXème siècles, et ce que l'on appelle les Canadiana. J'y ai complété ma collection (de premières éditions) de Rider Haggard commencée en Afrique du Sud, j'y ai trouvé une collection pratiquement complète des œuvres de Rudyard Kipling parue chez Scribner à New-York ainsi qu'une monumentale édition (probablement une édition pirate américaine) de la traduction des Mille et Une Nuits par Richard Burton en 10 volumes complétée par 6 volumes sur les mœurs et coutumes arabes de l'époque (et surtout leurs mœurs sexuelles qui intéressaient Burton tout particulièrement), j'ai également acheté de nombreuses autres first editions, en particulier des Jack London et puis bien sûr, puisqu'on est au Canada, l'écrivain préféré de mon enfance, James Oliver Curwood. J’ai passé des heures à m’entretenir avec David Mason. Il avait une véritable passion pour Richard Burton, cet explorateur, ethnologue, traducteur, aux multiples talents, qui avait été à La Mecque, déguisé en marchand persan, qui admirait les Bédouins, avait aussi cherché à trouver les sources du Nil, était reçu chez le Roi sanguinaire du Dahomey, parlait une vingtaine de langues et dont Borges, qui l’admirait beaucoup, trouvait qu’il pourrait assumer avec superbe les vers du Divan d’al-Motanabi : « Le cheval, le désert et la nuit me connaissent - Et l’hôte et l’épée, le papier et la plume »).
Steven Temple, à l'époque où j'ai fréquenté sa librairie, était plus un libraire second hand qu'un vrai antiquaire. J'ai beaucoup acheté chez lui et suis resté longtemps en contact par fax lui envoyant mes wish-lists au gré de mes curiosités. Lui aussi m'a fourni de nombreuses premières éditions de Nabokov, de Malcolm Lowry, de Steinbeck, de Sherwood Anderson, d'Upton Sinclair, de D. H. Lawrence, de B. Traven, de Stevenson, de Peter Matthiessen, mais aussi de Jack London, de J.O. Curwood, de Rider Haggard, de Robert van Gulik, d'Edgar Rice Burroughs, etc. Je lui sais particulièrement gré de m'avoir procuré ce petit livret-pamphlet de Jack London, The Dream of Debs, a Story of Industrial Revolt, qui imagine une grève générale organisée par l'Américain d'origine alsacienne Eugène Victor Debs et ses effets (une paralysie complète de toute l'Amérique), un livret plutôt rare qui a circulé à l'époque dans toutes les organisations ouvrières du pays. C'est également Steven Temple qui m'a trouvé la première édition canadienne du People of the Abyss, illustrée de plus de 70 photographies et véritable cri d'horreur poussé par Jack London après sa visite des bas-fonds de Londres en 1902. Et c'est encore chez Steven Temple que j'ai trouvé cette très intéressante étude des écrivains progressistes américains de la première moitié du XXème siècle (dont les plus brillants étaient évidemment Jack London, Upton Sinclair, Dos Passos, et, après la dernière guerre, Howard Fast, l'auteur de Spartacus, qui a tellement souffert du Maccarthisme) : Walter B. Rideout : The Radical Novel in the United States - 1900-1954, publiée par l'University Press de Cambridge-Harvard en 1956.

Notre filiale américaine était située dans le Massachussetts, pas loin de Boston. Dès que j’avais un peu de temps libre je me rendais en ville. Et souvent y passais un week-end. En visitant, pour commencer la vénérable librairie Buddenbrooks. Parmi ses spécialités il y avait :
Les livres illustrés. On y trouvait tous les grands illustrateurs anglo-saxons, comme Edmond Dulac et Arthur Rackham, les plus connus, mais aussi Rockwell Kent (qui a illustré Walt Whitman et Moby Dick), E.J. Detmold (j'ai acquis le Jungle Book de Kipling illustré par lui), Kay Nielsen (qui a illustré Hans Christian Andersen avant de travailler pour Walt Disney). Et aussi Gustave Doré, Salvador Dali, John Tenniel (l'illustrateur de Lewis Carroll), et une grande partie de l'œuvre d'Aubrey Beardsley.
Les livres de voyages et d'exploration. Dans ce domaine Richard Burton tenait une place importante. J'ai acquis de nombreux ouvrages sur Burton chez Buddenbrooks, entre autres sa biographie par sa femme (Isabel Burton : The Life of Sir Captain Richard Burton) et certaines de ses traductions comme The Gulistân or Rose Garden du poète persan Saadi.
Les livres d'histoire. J'y ai acquis The History of the Conquest of Mexico de William Prescott, The Great Arab Conquests de John Bagot Glubb (le Glubb Pacha de la légion arabe jordanienne), une très belle édition de The History of the Decline and Fall of the Roman Empire d'Edward Gibbon, le Staline de Trotsky, The Great Boer War du père de Sherlock Holmes, Conan Doyle (qui avait commencé à être journaliste), une édition originale de La Démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville, et puis le livre qui est à la base de toutes les études de la civilisation américaine : Max Lerner : America as a civilisation, Life and Thought in the United States today paru chez Simon et Schuster, New-York en 1957.
La littérature des XIXème et XXème siècles. J'y ai acquis de nombreuses premières éditions de Nabokov, de Sherwood Anderson, de Karen Blixen, de Jack London, de Rider Haggard, de Van Gulik (les histoires du Juge Ti), de B. Traven, et même, quand je me suis intéressé à Edgar Rice Burroughs, le père de Tarzan, pratiquement toutes ses aventures martiennes (voir mon Voyage, Tome 2, Haggard et Kipling)
Et puis les gens de Buddenbrooks étaient particulièrement serviables et toujours prêts à rechercher des bouquins pour vous. Ainsi, quand je me suis intéressé aux Mille et une Nuits ils ont trouvé pour moi la très intéressante étude sur le mode de narration des Nuits de Mia I. Gebhardt, The Art of Story-telling : a literary study of the Thousand and One Nights. Quand j'ai cherché une histoire de la science-fiction ils ont déniché pour moi l'énorme travail d'un universitaire spécialisé dans cette matière : Everett F. Bleiler : Science-fiction, the Early Years, publié par la Kent State University Press en 1990 (voir mon Voyage, Tome 2, Fantastique et science-fiction). Et, finalement quand je me suis intéressé à la vie de l'Américain d'origine alsacienne, Eugène Victor Debs, Président du Parti socialiste américain, et qui s'est présenté plusieurs fois aux élections présidentielles américaines, ils m'ont trouvé non seulement des livres sur Debs ou écrits par lui (David Karsner : Debs : His Authorized Life and Letters, paru en 1919 - E. Debs : Walls and Bars, publié par le Chicago Socialist Party en 1927: il faut savoir que Debs a passé de longues années en prison à cause de son opposition à l'entrée en guerre des Etats-Unis lors de la première guerre mondiale) mais aussi plusieurs livres concernant l'histoire du mouvement ouvrier en Amérique (Philip S. Foner : History of the Labor Movement in the United States, 1987 – Foner : Business and Slavery, 1941) (voir à ce sujet mon Voyage, Tome 4, Ecrivains rebelles: Jack London, B. Traven).
Oui, je dois beaucoup à Buddenbrooks. Mais il y avait encore beaucoup d’autres libraires-antiquaires à Boston (ville universitaire de la vieille Angleterre oblige). Comme Boston Book Company à Jamaica Plain, par exemple, un faubourg de Boston. Leur grand intérêt était leur impressionnante collection de livres sur l'art, la culture et la littérature de la Chine, du Japon et de l'Asie de l'Est en général. Ainsi c'est chez eux que j'ai pu me procurer deux livres essentiels sur l'Art d'Extrême-Orient : The Pictorial Arts of Japan de William Anderson, deux gros volumes in-folio, publiés en 1886 à Londres (1ère édition) et abondamment illustrés, ainsi que le fameux Epochs of Chinese and Japanese Art d’Ernest F. Fenollosa, avec des notes du Professeur Petrucci, également en deux volumes et publiés (après le décès de Fenollosa) en 1913 par William Heinemann à Londres. William Anderson, chirurgien et Professeur de Médecine à Tokyo au cours de l'ère Meiji, est à l'origine d'une grande partie des collections d'art japonais du British Museum. Fenollosa, natif de Salem (Mass.), fils d'immigrés espagnols, était non seulement professeur de philosophie à Tokyo mais est également devenu un grand spécialiste de l'art japonais (et du théâtre Nô), et a même été nommé par le Gouvernement japonais Conservateur en chef pour la sauvegarde des œuvres d'art anciennes, ce qui ne l'a pas empêché d'être à l'origine des immenses collections d'art japonais du Musée de Boston (dont il est devenu plus tard curateur).
C'est également grâce à Boston Book que j'ai pu approfondir ma connaissance d'un autre grand spécialiste du Japon, Lafcadio Hearn, dont la vie aventureuse (né hors mariage dans une île grecque d'un médecin militaire irlandais et d'une Grecque illettrée, enfance en Irlande, puis journaliste à Cincinnati, à La Nouvelle-Orléans, séjournant 3 ans en Martinique), s'est terminée au Japon comme enseignant et où il est finalement mort en citoyen japonais (voir mon Voyage, Tome 3, Lafcadio Hearn). J'y ai non seulement acquis plusieurs de ses romans et essais portant sur la culture japonaise mais également ses incroyables articles parus dans les journaux de Cincinnati et de La Nouvelle-Orléans (Lafcadio Hearn : Editorials, édité par Charles Woodward Hutson chez Houghton Mifflin, à Boston en 1926).
C'est encore Boston Book qui m'a fourni non seulement plusieurs premières éditions des aventures du Juge Ti de l'Ambassadeur érudit hollandais Robert van Gulik (voir mon Voyage, Tome 4, Robert van Gullik) mais également sa fameuse étude sur le luth chinois (Van Gulik : Lore of the Chinese Lute). J'y ai trouvé d'autres études intéressantes sur la culture japonaise, en particulier sur leurs religions : Masaharu Anesaki : History of Japanese Religion et Genchi Katô : Le Shinto, religion nationale du Japon. J'y ai même trouvé - c'est un comble - une édition originale, en français, du Hokousai d'Edmond de Goncourt.
Mais la Chine était également bien présente chez Boston Book. C'est ainsi que j'y ai déniché un livre du père jésuite alsacien Léon Wieger : Histoire des Croyances religieuses et des Opinions philosophiques en Chine, parue en 1922 (la première édition datait de 1917) à Hien-hien (Tien-Tsin) en Chine. Et puis un livre assez extraordinaire, celui d'un médecin français qui a travaillé pendant un peu plus de trois ans dans un Hôpital de Pékin (médecin militaire, il a été attaché à la Légation de France à Pékin de 1894 à 1901) et qui montre, entre autres, par des dessins et des photos, ce qui a été la torture des femmes chinoises pendant plus de 8 siècles, le bandage des pieds : Dr. J.-J. Matignon : Superstition, crime et misère en Chine, publié par A. Maloine, Paris, en 1902.
A l'époque où j'étais en contact avec encore une autre librairie de Boston, la librairie Lame Duck Books, elle se trouvait au centre de la ville (Temple Place). Plus tard elle a déménagé à Cambridge. Le propriétaire était un certain John Wronoski. Un libraire-antiquaire qui paraissait s'intéresser plus spécialement à l'Europe, à l'histoire intellectuelle et à la philosophie. Bizarrement quand je cherche à retrouver les livres que j'ai achetés chez lui je tombe surtout sur des livres allemands, un livre sur Nietzsche par Heidegger, un sur Schiller par Thomas Mann, le fameux Franz Kafka de son ami Max Brod, la très belle nouvelle de Schnitzler sur Casanova (Casanova's Heimfahrt) et de nombreuses premières éditions en allemand publiées par la fameuse Maison d'édition de Berlin, la Büchergilde Gutenberg, dont des romans de celui qui se prétendait américain, B. Traven. Mais j'y ai également trouvé des livres de Steiner, de Marcuse, même de Rodinson (Maxime Rodinson : Islam et Capitalisme).
Je me souviens de ma première visite à Ars Libri. C'était au début des années 90. Le taxi m'avait lâché à leur adresse Avenue Hamilton à Cambridge en me disant : be careful, le quartier est dangereux. Et puis je me trouve devant une porte fermée. Aucun passant. Finalement quelqu'un sort de l'immeuble. Et j'arrive à pénétrer dans la librairie située à l'étage. Et là c'est le choc ! Une immense salle, spacieuse, lumineuse, entièrement consacrée à l'art, à toutes les formes de l'art, de l'Antiquité jusqu'aux temps modernes. Je suis resté encore en contact avec eux pendant plusieurs années et ai fait quelques acquisitions intéressantes, entre autres le livre que Fenollosa a consacré aux Maîtres de l'Ukioyé lors d'une grande exposition organisée au Fine Arts Building de New-York en janvier 1896 et qui a fait que Fenollosa qui n'avait au départ pas une grande considération pour ce genre qu'il considérait comme plébeien, a un peu changé d'avis : Ernest Francisco Fenollosa : The Masters of Ukioye, a complete historical description of Japanese paintings and color prints of the genre school, publié en 1896 par la Knickerbocker Press, New Rochelle (N.Y.). Mais aussi un livre de l’Italien Petrucci, résumé de son fameux livre sur la Philosophie de la Nature dans l'Art d'Extrême-Orient récemment réédité par You-Feng à Paris, et qui est le livre de chevet de l'Académicien franco-chinois François Cheng, Raphael Petrucci : Chinese Painters, a critical study, publié chez Brentano à New-York en 1920 avec une note biographique du Conservateur du British Museum, Laurence Binyon. Petrucci était un grand spécialiste des arts japonais et chinois, ami de Fenollosa et de Binyon. D'ailleurs c'est également chez Ars Libri que j'ai trouvé un petit livre, une très fine étude de l'art chinois, Laurence Binyon : The Flight of the Dragon, an Essay on the Theory and Practice of Art in China and Japan, based on original sources, publié pour la première fois chez John Murray, à Londres, en 1911. Et c'est aussi eux qui m'ont fourni l'étude faite par le collectionneur et auteur de best-sellers américain James Michener de la Manga de Hokusai : James A. Michener : The Hokusai Sketch-Books - Selections from the Manga, publié à la japonaise par la Charles E. Tuttle Company de Rutland dans le Vermont et Tokyo en 1958 (voir mon Voyage, Tome 3, l'Art japonais et l'Europe).
J’ai encore connu une autre librairie à Boston, The Brattle Book Shop, plutôt un second-hand bookseller qu’une véritable librairie-antiquaire, mais qui possédait un stock de livres vraiment impressionnant. Moi j'y ai trouvé la monumentale œuvre consacrée par Francis Parkman (13 volumes) aux pionniers français du Nouveau Monde nord-américain et parue entre 1898 et 1901 chez Little, Brown and Company à Boston. Quand on lit cela aujourd'hui on se demande comment on a pu abandonner tout ce continent aux Anglais ! Francis Parkman a consacré toute sa vie à cette histoire.

Il y avait encore un autre libraire-antiquaire intéressant dans la Massachussetts, dans une petite ville nommée Hadley, Ken Lopez. Je ne m’y suis jamais rendu mais j’ai beaucoup correspondu avec lui. Ken Lopez était intéressant à plus d'un titre. D'abord on y trouvait (souvent en 1ère édition ou en pré-édition, mais ceci est affaire de collectionneurs) les écrivains américains que j'aime, pas les intellectuels new-yorkais qui plaisent à nos gourous parisiens, mais ceux qui nous décrivent l'Amérique profonde, avec ses traditions, ses problèmes et ses passions, des écrivains qui se révoltent comme nous contre une certaine culture américaine devenue mondiale qui célèbre le plaisir, l'image, l'argent et le capitalisme financier. C'est ainsi que j'ai acheté chez Ken Lopez des Jonathan Franzen (How to be alone, une collection d'essais dont l'introduction se termine par : « the underlying investigation in all these essays : the problem of preserving individuality and complexity in a noisy and distracting mass culture : the question of how to be alone. »), de nombreux Jim Harrison aussi bien sûr (comme ce livre d'interviews enregistrés entre 1971 et 1999 et complété par une courte biographie et une bibliographie : Conversations with Jim Harrison édité par Robert DeMott et publié à l'University Press du Mississippi), l'auteur de How to teach a stone to talk, Ann Dillard (For the Time being), l'écrivain, explorateur, ethnologue et furieux défenseur des causes indiennes, Peter Matthiessen (Indian Country) et puis un écrivain que je classe parmi les plus grands, un écrivain qui est mort en 2003, Thomas Savage, dont seuls trois titres ont été traduits en français (Le Pouvoir du Chien, La Reine de l'Idaho et le dernier, le plus beau : Rue du Pacifique, tous chez Belfond) bien que Le Monde lui ait consacré une rubrique nécrologique, et dont j'ai pu acquérir grâce à Ken Lopez quelques autres dont For Mary, with Love. Ken Lopez ne se limite d'ailleurs pas à la littérature classique. On peut également trouver dans son catalogue des ouvrages de science-fiction. C'est ainsi que j'ai pu me procurer quelques Philip K. Dick (comme Flow my tears, the Policeman said), une intéressante étude de la littérature de « fantaisie » et de science-fiction par Ursula K. Le Guin (The Language of the Night) et un grand de la science-fiction, le Polonais Stanislaw Lem (Mortal Engines).
L'autre grand intérêt de Ken Lopez c'est qu'il était un spécialiste de littérature amérindienne. C'est ainsi que j'ai découvert chez lui une étude de la si bizarre figure du trickster (sous la forme du Coyote, voir Barry Holston Lopez : Giving birth to Thunder, Sleeping with his Daughter, Coyote builds North America), déjà longuement analysé par l'ethnologue Franz Boas dans son chapitre : Mythology and Folktales of the North-American Indians (dans Race, Language and Culture édité chez Macmillan à New-York en 1956) et par Paul Radin (voir The Trickster, a study in American Indian Mythology chez Routledge and Kegan Paul, Londres, 1956). J'y ai également trouvé l'histoire des Sioux par le chef des Ogalas (My People, the Sioux par Chief Standing Bear) et puis le très émouvant roman de l’Amérindien James Welch, Fools Crow, qui retrace le drame vécu en 1870 par une petite tribu de Black Feet qui voient leur antique way of life disparaître pour toujours (James Welch a eu droit lui aussi à une nécrologie dans Le Monde lors de son décès).

Il y a encore d’autres librairies-antiquaires que j’ai eu l’occasion de découvrir lors de mes pérégrinations à travers l’Amérique du Nord. A New-York, à Montréal, à La Nouvelle-Orléans. Mais la ville dont je me souviens surtout c’est Seattle. J’y participais à l’une de ces grandes fêtes annuelles qu’organisait la SIA, la Scaffolding Industry Association, qui rassemblait tous les ans dans des hôtels de plusieurs milliers de chambres un millier de personnes, tous les Américains qui faisaient partie de la grande famille des fabricants, vendeurs et loueurs d’échafaudages. Dont nous faisions également partie, nous les rois de l’échafaudage suspendu ! Cette année-là, la fête était donc à Seattle, la ville où il pleut tous les jours. Et, une fois de plus, je me suis échappé et j’ai cherché une librairie. Et j’en trouve une. Librairie-antiquaire en plus. Et j’y trouve une merveille : The Grammar of Ornament d’Owen Jones, une pièce magnifique, unique, 1ère édition folio, 100 pages de plats en chromolithographie en doré, argenté et couleurs, représentant l’art décoratif du monde entier, dans une reliure originale, demi-maroquin avec coins dorés ! C’est le genre de trouvaille dont on se souvient ! Elle fait partie de ma bibliothèque. J’y ai d’ailleurs encore trouvé d’autres livres qui m’intéressaient. Je ne me souviens plus que d’un seul : le Dictionnaire du Jazz, en français, de notre Hugues Panassié, qui avait été à un moment donné le grand Pape du Jazz en France et avait créé et animé une célèbre émission de jazz après la guerre. L’homme qui disait : il n’y a qu’un seul jazz, celui de la Nouvelle Orléans !

A Londres où j’avais moins l’occasion de me rendre, notre filiale anglaise se trouvant à Sheffield, j'ai commencé par visiter le quartier de Bloomsbury près du British Museum (les rues Great Russell, Museum Street, etc.) et suis d'abord tombé sur une librairie spécialisée en ouvrages sur l'Asie (Inde, Chine, Corée, Japon), Fine Books Oriental, fermée aujourd'hui (mais chez qui j’ai néanmoins déniché les lettres que Lafcadio Hearn avait adressés du Japon à son amie, la journaliste Elizabeth Bisland et le Things Japanese de l’érudit américain et ami de Lafcadio, Basil Chamberlain.
C'est au 1er étage, juste au-dessus de cette librairie que se trouvait Jarndyce. Mon premier contact n'était pas particulièrement sympathique. Un homme un peu grincheux me demandait ce que je voulais et ne m'a laissé consulter ses rayonnages qu'avec réticence. Un peu plus tard ils sont devenus nettement plus commerçants avec site internet et catalogue. Et j’y ai trouvé un certain nombre de premières éditions ou d'éditions joliment illustrées de Swift, de Stevenson, de Rider Haggard, etc. Et un livre sur la démonologie de Walter Scott (Sir Walter Scott : Letters on Demonology and Witchcraft, édit. John Murray, Londres, 1830). Et, surtout, c'est grâce à Jarndyce que j'ai pu dénicher la fameuse histoire de la patte de singe citée par Roger Caillois dans son Anthologie du Fantastique, une histoire si bien racontée, qui vous fait frissonner et qui renouvelle avec bonheur la vieille histoire des trois vœux que l'on trouve sous diverses variantes, quelquefois sous une forme plutôt grivoise, dans les Souhaits ridicules de Perrault, dans un vieux fabliau cité par Bédier, les Quatre Souhaits Saint Martin, dans le Roman des sept Sages de Rome, dans le Livre des sept Vizirs, et finalement même dans les Mille et une Nuits ! La patte de singe se trouve dans un livre de Jacobs et était d'autant plus difficile à dénicher que c'est la seule histoire fantastique écrite par cet écrivain qui est surtout un spécialiste de la vie des marins et des bateliers, W. W. Jacobs : The Lady of the Barge, Harper & Brothers, Londres/New-York, 1902 (le titre anglais de la nouvelle : The Monkey's Paw).
Toujours dans le quartier Bloomsbury j'avais trouvé deux autres libraires qui présentaient un certain intérêt : Robert Frew et Ulysses.
Robert Frew était spécialisé en littérature et en voyages, Ulysses en premières éditions modernes et en poésie. J'ai trouvé chez lui certains ouvrages littéraires comme la grande étude sur Rimbaud de la spécialiste anglaise Enid Starkie et plusieurs études de littérature arthurienne (Jessie L. Weston : The Legend of Sir Lancelot du Lac, édit. David Nutt, Londres, 1901 et S. Humphreys Gurteen : The Arthurian Epic, édit. Putnam's Sons New-York/Londres, 1895, une étude comparative des versions cambrienne, bretonne et anglo-normande).
Peter Ellis était un des associés de Ulysses. Il s'en est séparé et est maintenant installé à Cecil Court dans le West-End de Londres. Il est lui aussi spécialisé en premières éditions modernes et en livres illustrés, ainsi qu'en poésie. Il est très actif. Je continue encore aujourd’hui à recevoir ses catalogues. J'ai également eu des contacts avec trois autres libraires qui sont de vrais antiquaires, plutôt chers, un peu semblables à nos libraires-antiquaires du faubourg St. Honoré : Bernard Quaritch, Bertram Rota et Henry Sotheran à Piccadilly.
Mais le libraire-antiquaire de Londres qui m’a le plus apporté pendant une longue période c’est Hanshan Tang Books avec lequel j’étais entré en contact déjà en 1995 et dont j'ai connu le fondateur de l'entreprise, un Suédois, M. Christer von der Burg. Celui-ci explique d'ailleurs sur le site de Hanshan Tang comment l'entreprise fut créée en 1975 sur une idée commune de M. von der Burg et du professeur Sören Edgren, un Américain d'origine suédoise, grand érudit en bibliographie chinoise et japonaise et qui était venu travailler et enseigner pendant quelque temps à Stockholm. C'est en 1978 que Hanshan Tang s'installe à Londres. Pendant longtemps ce fut probablement l'un des plus grands libraires-antiquaires européens spécialisés en littérature, arts et sciences humaines d'Extrême-Orient. Hanshan était, en fait, ce que j'appelle un libraire spécialisé, puisqu'il offrait non seulement des livres anciens tels que les vendrait un pur antiquaire mais également des livres d'occasion et des publications récentes. Il était axé sur la Chine, le Japon, la Corée et l'Asie centrale et ses thèmes de prédilection étaient la littérature, les arts sous toutes les formes et les sciences humaines, c. à d. histoire, religions et mythes, linguistique, écriture, ethnologie et folklore, etc.
J'ai trouvé énormément de livres chez Hanshan Tang. Impossible de les citer tous. Les plus intéressants : des livres sur les minorités japonaises, les Aïnous (The Ainu of Northern Japan par l'historien japonais spécialiste en ce domaine Takakura Shinishiro, The Conquest of Ainu Lands par Brett L. Walker ainsi que le fameux The Ainu of Japan du Révérend John Batchelor), les Burakumin, ces Intouchables japonais (George de Vos : Japan's Invisible Race), les Coréens du Japon (Gerhard Gohl : Die Koreanische Minderheit), les romans policiers chinois du Juge Ti, écrits en anglais par le diplomate érudit hollandais Robert van Gulik, ainsi que sa fameuse étude des estampes érotiques chinoises (Erotic Color Prints of the Ming Period), un ouvrage sur le bandage des pieds des Chinoises (Howard S. Levy : Chinese Footbinding), de nombreux ouvrages sur l'art japonais, son influence sur l'art occidental, sur les idéogrammes (dont l'étude inachevée de Ernest Fenollosa, complétée par Ezra Pound : The Chinese written character as a medium for Poetry), sur l'art décoratif japonais (George Audsley : The Grammar of Japanese Ornament et Thomas W. Cutler : A Grammar of Japanese Ornament and Design), le Journal du père Ricci jamais traduit en français (Louis Gallagher : China in the sixteenth century - The Journals of Matthew Ricci, traduit de l'italien en anglais), beaucoup de livres sur les religions et les philosophies de l'Extrême-Orient (comme l'étude de Max Weber : The Religion of China, Le Taoisme et les Religions chinoises de Henri Maspéro, The Religion of the Samurai de Kaiten Nukariya, Hinduism and Buddhism de Sir Charles Eliot), etc…
Et puis, un beau jour, sans crier gare, l’envoi de catalogues s’est arrêté. Sans prévenir. Et aucune réponse à mes relances.

Pour finir je vais vous parler d’une autre librairie disparue, une disparition qui m’a rendu bien triste à l’époque. Il s’agissait d’une librairie hollandaise, située à Leiden (ou Leyde). Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une librairie-antiquaire qui l’est depuis 1683. C’était pourtant le cas de la maison Het Oosters Antiquarium à Leiden en Hollande dont le dernier propriétaire était un certain M. Smitscamp. On dit que la ville avait reçu, pour la récompenser de son attitude héroïque lors des guerres des Pays-Bas contre les Habsbourg, la première université du pays. Une université qui a toujours été tournée vers l’Orient. Et c’est probablement à cause de cette université que l’on trouve également à Leiden la prestigieuse maison d’édition universitaire Brill. En tout cas c’était une vraie jouissance de pouvoir fouiller (ah, l’odeur du cuir !) parmi tous ces ouvrages anciens étalés sur ces vieilles étagères en bois installées sur deux étages de cette pittoresque maison qui abritait Het Oosters et qui datait du XVIIème siècle !
Qu’y trouvait-on ? Je dirais surtout l’Orient et les Religions. Le Moyen-Orient ancien et actuel. L’Islam, les langues et cultures arabes et persanes. Des études bibliques, judaïques et hébraïques. Les Chrétiens d’Orient. L’Antiquité classique aussi. L’Extrême-Orient et l’Asie centrale. C’étaient là les thèmes principaux qui constituaient les divers chapitres des catalogues, ou plutôt des listes de livres que Het Oosters envoyait à ses clients. Personnellement j’ai acquis énormément de livres chez eux. Cela n’aurait aucun sens de vouloir les citer tous : sur Zoroastre, sur l’ancienne littérature persane, sur la civilisation d’or de l’Islam, sur les Mille et une Nuits, sur la Bible, sur la naissance de l’écriture, sur Alexandre, sur la Mongolie, etc.
Et puis voilà qu’un jour M. Smitscamp ferme boutique. J’ai beaucoup cherché, nous dit-il, mais n’ai trouvé aucun successeur valable. Il a transmis le reste de ses trésors à la Librairie universitaire Brill, dont il était un ancien, et est parti à la retraite. Cela s’est passé en 2009. Et c’est ainsi que cette maison plus que tricentenaire a rejoint à son tour mon Cercle des librairies disparues. Je lui en accorderais volontiers la Présidence d’honneur.

Avant de terminer il faut quand même que je vous parle encore d’un Français, Ghislain de la Hitte, qui a, dès le début, misé uniquement sur le net, en créant une librairie en ligne, la Librairie L’Opiomane, qui envoie ses catalogues par le net. Je l’avais rencontré à ses débuts et il m’avait expliqué, à l’époque, que le net allait montrer, et avait déjà commencé à montrer, que beaucoup de livres anciens étaient beaucoup moins rares que les libraires-antiquaires se l’imaginaient et que cela allait d’ailleurs jouer sur le niveau des prix. La Librairie L’Opiomane s’est tout de suite spécialisée en livres et documents anciens de l’Extrême-Orient, et plus particulièrement de l’ancienne Indochine. Elle est toujours très active et j’y ai beaucoup acheté. Comme les fameux Poèmes de la Libellule de Judith Gautier (première transposition en français de tankas japonais), La Danse dans le théâtre javanais de Th. B. Van Lelyveld de 1931, une thèse de doctorat sur le grand roman chinois classique, un Songe dans le Pavillon rouge, le Pèlerin d’Angkor de Pierre Loti, le grand poème malais Bidasari, Cinq cents contes et apologues du Tripitaka chinois (grand recueil d’écrits bouddhiques anciens), en 4 volumes et traduites par le Professeur au Collège de France et Membre de l’Institut Edouard Chavannes, et encore tout récemment une étude sur la littérature siamoise de P. Schweisguth qui m’a fait découvrir les nirats siamois (voir mon Bloc-notes 2024 : Les nirats siamois).


Les wish-lists.


Mais pour constituer une bibliothèque de manière plus ou moins rationnelle il ne suffit pas de visiter des librairies et consulter des catalogues au hasard. A partir du moment où je commençais à vouloir approfondir l’étude de certains sujets j’ai commencé à établir des listes des « chaînons manquants », que j’ai appelées wish-lists et profiter du réseau de librairies que je m’étais constitué pour les leur envoyer selon leurs spécialités. A l’époque cela se faisait par fax et c’est ma secrétaire qui s’en chargeait, ce qui l’amusait d’ailleurs. Je joins à la suite de ce paragraphe deux exemples de ces listes, l’une relative aux Mille et une Nuits, l’autre à l’influence de l’art japonais sur notre Art nouveau. On peut voir, en consultant mes notes sur ces deux sujets, que cela a marché et que j’ai réussi, de cette manière, à acquérir tout ce dont j’avais besoin. Voir Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2 : Les Mille et une Nuits, textes et traducteurs et Tome 3 : l'Art japonais et l'Europe.
J’ai aussi retrouvé la liste des libraires auxquels j’envoyais mes wish-lists selon les spécialités de chacun. La voici par ordre alphabétique :
Abelard Books, Toronto, Canada
Librairie Abencérage (M. Ghozzi), Paris
Librairie Alphabets (M. Philippe Henry), Nancy
Librairie de l’Amateur, Strasbourg
L’Amateur du Noir, Paris
Noël Anselot, Redu, Belgique
Antiquariat am Dom, Trèves, Allemagne
Argosy Book Store, New-York, Etats-Unis
Ars Libri, Boston, Etats-Unis
Béguin-Billecocq, Paris
Between the Covers Rare Books, Merchantville, NJ, Etats-Unis
Librairie Auguste Blaizot, Paris
Bonnefoi Livres Anciens, Paris
Boston Book Company, Boston, Etats-Unis
Bowie and Company, Booksellers, Seattle, WA, Etats-Unis
The Brattle Book Shop, Boston, Etats-Unis
Brill Academic Publishers, Leiden, Pays-Bas
Buddenbrooks, Boston, Etats-Unis
Bücherwurm, Antiquariat, Kiel, Allemagne
Librairie Champavert, Toulouse
Librairie Florence de Chastenay, Paris
Librairie René Cluzel, Paris
Collector’s Treasury, Johannesburg, Afrique du Sud
Michèle Dhennequin, Paris
Peter Ellis Booksellers, Londres, Grande Bretagne
Librairie Epsilon (M. Stavros Lenis), Paris
Faulkner’s House Books, New Orleans, Etats-Unis
Robert Frew, Londres Grande Bretagne
Ancienne Librairie Gangloff, Strasbourg
Librairie Pierre Gangloff, Mulhouse
Librairie Orientale Paul Geuthner, Paris
Librairie Guénegaud, Paris
Ken Lopez Bookseller, Hadley, MA, Etats-Unis
Hanshan Tang Books (M. Christer van der Burg), Londres, Grande Bretagne
L’Intersigne (M. Alain Marchiset), Livres anciens, Paris
Jarndyce Antiquarian Booksellers, Londres, Grande Bretagne
Librairie René Kieffer, Paris
Elliot Klein, Paris
Librairie Léonce Laget, Paris
Librairie Lardanchet, Paris
Lame Duck Books, Boston, Etats-Unis
David Mason Books, Toronto, Canada
Het Oosters Antiquarium (M. Smitskamp), Leiden, Pays-Bas
Librairie L’Opiomane (sur internet), Paris
Fine Books Oriental, Londres, Grande Bretagne
Antiquariat Marco Pinkus, Zurich, Suisse
Librairie du Pont Neuf – C. Coulet et A. Faure, Paris
Privat L’Art de Voir, Paris
Bernard Quaritch, Londres, Grande Bretagne
Librairie Rossignol, Cannes/Les Arcs
Bertram Rota Booksellers, Londres, Grande Bretagne
Librairie Orientale H. Samuelian, Paris
Librairie Thomas Scheler, Paris
Henry Sotheran, Londres, Grande Bretagne
Steven Temple Books, Toronto, Canada
Ulysses, Londres, Grande Bretagne
Wildman Press (Elliot Klein), Montrouge
Librairie You Feng, Paris

J’ai dû commencer à envoyer mes premières wish-lists aux libraires en 1994 et ai continué jusqu’en 1999. Je voudrais insister sur ce point. Car il est essentiel. La visite d'un libraire qu'il soit antiquaire ou spécialisé laisse le simple hasard décider de vos achats. Le recours à des wish-lists vous permet de cibler vos achats et de, je ne dirais pas épuiser un thème de recherche, on n'arrive jamais à l'épuiser, bien sûr, mais de constituer un ensemble d'ouvrages suffisant pour en faire une étude plus ou moins complète.  C’est ainsi que ma bibliothèque s'est développé avec le temps. Et est devenue assez complète sur de nombreux sujets. C'est aussi la raison pour laquelle je n'ai pas voulu qu'elle soit dispersée. 

Spécificités de ma bibliothèque.

On comprendra aisément que, dans ces conditions, ma bibliothèque n’est pas seulement celle d’une littérature vraiment mondiale, mais qu’aussi bien en matière de littérature qu’en de nombreux domaines des sciences humaines, les livres collectés permettent de traiter beaucoup de thèmes, non pas de manière complète, parce que c’est impossible, je l'ai dit, mais de la manière la plus approfondie possible. J'ai parlé, à propos des wish-lists, des Mille et une Nuits et de l'influence de l'art japonais (les Ukiyo-e) sur notre art nouveau, mais je pourrais citer une bonne centaine d'autres sujets, mais cela nous entraînerait beaucoup trop loin. Je me contenterai à en énumérer quelques-uns :
Giono (l'influence de sa relation avec Blanche Meyer), Segalen, t'Serstevens, Canetti, Musil, Kraus (et la Fackel), B. Traven (vie et oeuvre), Nabokov (presque toute l'oeuvre présente dans la bibliothèque), D. H. Lawrence, Rider Haggard, Kipling (toute l'oeuvre présente), Orwell, Jack London (socialiste), Olive Schreiner (et écrivains sud-africains), Verga (et écrivains siciliens), Istrati, Ecrivains des Balkans, Sagas islandaises, Contes de fées européens, Yachar Kemal, Livre des Rois (et âge d'or arabo-persan), Taha Hussein (et écrivains égyptiens), Pramoedya Toer (et quatuor de Buru), Pantouns malais, Romans classiques chinois, caractères chinois, débuts de l'écriture, littérature classique japonaise, fantastique et science-fiction, roman noir et cinéma noir américains, Fritz Lang (et Lotte Eisner), poésie alsacienne, histoire alsacienne,  histoire de l'antisémitisme, histoire des Amérindiens, histoire européenne de 1914 à 1945 (les trente honteuses), etc, etc. Et je pourrais encore continuer longtemps.
Présentée ainsi cette liste ressemble à un grand fourre-tout, à des études conduites au bonheur la chance. Il n’en est rien. Il suffit d’étudier de plus près mes listes de livres ou mon Voyage autour de ma Bibliothèque pour constater une certaine logique dans la poursuite de mes recherches. Et qu’il y a quelque chose qui les lie entre toutes – je l’ai déjà dit – une inlassable curiosité pour la nature humaine. L’envie toujours renouvelée d’essayer de comprendre l’Homme. Sans jamais y arriver d'ailleurs...