Les Polanski, père et fils

(Roman Polanski : Ne courez pas ! Marchez ! – suivi de Lettres à mon fils de Ryszard Polanski, Flammarion, 2025)

J’ai déjà raconté dans une note précédente combien j’admirais le cinéaste polonais Roman Polanski, peut-être encore plus l’homme que le cinéaste, malgré le harcèlement auquel l’avaient soumis certaines féministes acharnées pour un fait qui remontait à plus de 40 ans et pour lequel il avait été condamné et avait payé. Voir sur mon Bloc-notes 2020 : Polanski et les Sorcières. C’était l’incroyable résilience de Polanski que je trouvais admirable, lui qui avait subi, enfant, l’horreur nazie de la persécution des juifs en Pologne, seul, sans ses parents, chez une famille pauvre de la campagne et crevant de faim ; puis, plus tard encore l’assassinat par des monstres de sa jeune épouse enceinte de plus de huit mois et dont il était éperdument amoureux. Le livre dans lequel il raconte tout cela avait paru en français en 2016. Voir : Roman Polanski : Roman par Polanski, Fayard, 2016. Une première auto-biographie avait été publiée en 1984, puis entièrement reprise et complétée plus tard, en y incorporant également l’affaire de sa relation sexuelle avec une fille d’à peine 14 ans en 1977.
Le livre qui vient de sortir est encore bien plus intéressant parce qu’on y trouve une longue contribution de son père qui relate, à son tour, son expérimentation de la persécution nazie et de sa vie dans les camps de concentration dirigés par d’authentiques psychopathes SS. Parce qu’on reconnaît chez le père les mêmes qualités que celles de son fils : un incroyable désir de vivre. De survivre !
A la base du livre il y a un entretien, mené par Catherine Bernstein, le 5 mai 2006, à l’instigation de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (et de l’ami de Polanski, Steven Spielberg) et de l’INA. Il faut dire que Spielberg, après avoir tourné son film La Liste de Schindler, a eu l’idée de rassembler sur le plan mondial les témoignages de tous les survivants de la Shoah (c’est la Shoah Foundation créée en 1994 et qui a été un vrai succès puisqu'un article du Monde du 09/05/2025 nous apprend qu'à ce jour la Fondation a recueilli 56000 témoignages de survivants dans 65 pays et en 44 langues !). C’est en automne 2024 que Polanski a accepté de faire de son témoignage oral un texte écrit qu’il a entièrement relu et corrigé. Et auquel il a ajouté deux lettres de son père à qui il avait demandé un témoignage sur son expérience de la guerre. La première lettre est datée du 23 octobre 1973. La deuxième est tout un manuscrit qu’il a envoyé à son fils en automne 1975. Ces documents ont été écrits en polonais et traduits et annotés par Piotr Kaminski. Ils représentent la plus grosse part du livre : 160 pages sur 250.
Il n’empêche : le journaliste qui commente le livre dans le Monde du 15/05/2025 (Samuel Blumenfeld) se croit obligé de faire à nouveau allusion au passé soi-disant « pédophile » de Polanski. « Aussi graves soient les faits de violences sexuelles pour lesquels il a été depuis condamné ou accusé, il serait odieux de refuser de lire Roman Polanski ». Mon Dieu, qu’on le laisse enfin tranquille !

Alors que le livre de Roman Polanski de 2016 racontait sa vie entière, celui-ci se limite aux années de guerre. Les faits sont ceux qu’on connaît déjà. C’est peut-être le ton qui change. Plus serein. Voici les plus marquants :
La famille de Roman fait partie de la classe moyenne, le père est commerçant. La grand-mère maternelle qui ne vit pas en Pologne, est russe. Pas de pratique religieuse. Les parents de Roman comprennent le yiddish, mais ne le parlent pas (mais ils parlent couramment le français et l’allemand en plus du polonais). Ils se sont installés à Paris où Roman est né en 1933. Puis ils reviennent en Pologne, à Cracovie en 1936. Roman a six ans quand les Allemands envahissent la Pologne le 1er septembre 1939. Le 17 septembre c’est l’URSS qui entre à son tour en Pologne en venant de l’Est. Un défilé commun entre Russes et Allemands a lieu le 22 septembre à Brest-Livorsk auquel président le fameux général Guderian d’un côté et le général-lieutenant Siemyan Krivocheïn de l’autre côté. Ce qui n’empêche pas Poutine de raconter que c’est la Russie qui a sauvé la Pologne !
Très vite les juifs de Cracovie sont obligés d’habiter dans un ghetto comme à Varsovie. Roman et sa demi-sœur Annette, plus âgée de dix ans, voient avec consternation le début de la construction du mur censé les séparer définitivement des autres Polonais. L’un de ses trois oncles paternels est également enfermé dans le ghetto, un autre reste caché auprès de sa femme qui est juive également, mais a des traits « aryens ». Les déportations sont progressives et ne semblent suivre aucune règle. Chaque fois le périmètre du ghetto est réduit, ce qui fait que les murs font souvent place à des clôtures en fils de fer barbelé par lesquels les enfants peuvent se faufiler. C’est en se baladant en ville que Roman assiste pour la première fois à l’assassinat d’une vieille femme. Elle n’arrive pas à suivre un groupe de prisonniers, est à quatre pattes et implore le soldat SS en yiddish et celui-ci lui tire un coup de pistolet dans le dos, le sang gicle. Dans le ghetto, il faut rendre les fourrures et on n’a pas le droit de garder de la nourriture chez soi. La mère travaille comme femme de ménage dans l’immense palais du General-gouvernement, le père dans une usine. Les Nazis exploitent la force de travail des juifs avant de les éliminer. Et puis, un jour, quand Ramon revient d’une escapade, il voit son père pleurer et lui annoncer l’arrestation de sa mère. Pendant longtemps, lors de son séjour à la campagne, Ramon pense à elle et, après la fin de la guerre, il a encore l’espoir de la revoir. Puis lui et son père apprendront qu’elle a tout de suite été gazée dès son arrivée au camp. Sa grand-mère paternelle, aussi, est arrêtée, mais femme de caractère elle aussi, elle avait pris ses précautions, elle s’est empoisonnée. On comprend, même si Polanski ne le dit pas, que les juifs de Cracovie, comme ceux de Varsovie, ont vite compris que les Nazis allaient les exterminer. Je me souviens de ce que racontait Marcel Reich-Ranicki : quand les habitants du ghetto de Varsovie voient revenir les mêmes wagons quelques heures seulement après être partis, ils comprennent qu’il ne s’agit pas d’un transfert vers l’Est, mais que la destination est la mort. Le Président du Conseil des Juifs, Adam Czerniakow, se suicide aussitôt. La demi-sœur de Ramon, Annette, est arrêtée également, mais elle survivra. Le jour de la liquidation définitive du ghetto de Cracovie, les derniers occupants sont tous rassemblés sur la place centrale (Polanski reprendra cette scène dans son film Le Pianiste). Roman cherche son père dans la foule, retrouve un de ses copains et a l’idée, comme ils ont faim, de demander à un jeune Polonais qui se trouve là (les hommes polonais étaient tous obligés d’entrer dans un service appelé Baudienst – Service construction, pour rendre différents services aux Nazis, ici service d’ordre) s’ils ne pourraient pas chercher du pain à la maison. Oui, dit celui-ci et il ajoute : « Ne courez pas ! Marchez ! ». Ce qui sera le titre du livre de Polanski. Car il leur aura sauvé la vie. Provisoirement.
Plus tard encore il y a la fameuse scène où il voit son père pris dans un groupe de prisonniers et celui-ci lui dit : « fous le camp ! ». Ramon se retrouve seul dans la ville (le ghetto de Cracovie a été liquidé les 13 et 14 mars 1943). Il n’a pas tout-à-fait dix ans. Et il est juif. Heureusement son père avait tout prévu. Demandé tous ses bijoux à sa femme et les a donnés avec de l’argent à une famille amie, les Wilk. Ceux-ci se sont arrangés avec un autre couple, les Putek, qui sont concierges dans un immeuble entièrement occupé par des officiers allemands. La planque idéale. C’est là qu’il va d’abord rester pendant un certain temps. Sous le nom de Ramon Wilk. Les Putek ont un fils un peu plus âgé que lui, Mietek, qui ignore que Roman est juif et avec lequel il se balade en ville et vend des journaux. Et va à la messe. Les Putek sont une vraie famille prolétaire polonaise, dit Polanski. Puis on l’envoie à la campagne dans la famille du père Putek. On y est d’une pauvreté extrême, la vie est moyen-âgeuse et la faim règne. Les Buchala gardent la vache du voisin mais elle ne donne même pas du lait. Mais la mère Buchala est très active et très gentille. Elle est la seule à savoir que Roman est juif. On ne voit presque jamais d’Allemands dans cette campagne. Pourtant, un jour, sur la route il rencontre une charrette menée par un paysan accompagné par un soldat. Et, un peu plus tard, il est en train de cueillir des mûres, l’Allemand lui tire dessus. Il ne saura jamais si le soldat a voulu s’amuser ou s’il voulait vraiment le tuer. Et pourquoi.
« J’ai passé là-bas des moments où la vie quotidienne était extrêmement dure, mais cet aspect ne me gênait pas du tout », dit-il. « L’enfant s’habitue aux conditions de vie et ça ne me rendait pas triste. Un enfant est triste parce qu’il est séparé de ses parents. Et ma souffrance, c’était ça, alors je pensais au moment où on allait être à nouveau réunis, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même en dormant, je pensais à ça ». Et puis, lui qui n’a pas été à l’école à cause de l’invasion allemande, et a appris un peu à lire en vendant des journaux, trouve ici, chez les incultes Buchala, un coffre rempli de livres de la sœur de la mère Buchala qui était institutrice. Et va perfectionner sa lecture. En lisant, entre autres, une traduction polonaise de la Chanson de Roland !
Entre août et octobre 1944 c’est le soulèvement de Varsovie. Les Russes sont de l’autre côté du fleuve et ne bougent pas. Encore une chose qu’il ne faut pas dire à Poutine : vous risquez la prison ! Une fois les Allemands partis, Roman retourne à Cracovie chez les Putek. Un oncle le retrouve, puis un autre oncle, Dudek, qui a survécu aux camps, le prend chez lui, avant que son père ne réapparaisse à son tour, ayant survécu lui aussi. Mais la mère, elle, ne reviendra jamais. Sur les six millions de juifs exterminés par les Nazis, presque la moitié, deux millions sept cent mille étaient des juifs polonais, écrit Piotr Kaminski, le traducteur des textes du père de Ramon, dans une note de bas de page.
Polanski parle de l’antisémitisme polonais avec beaucoup de mesure. Il est d’ailleurs probable que cet antisémitisme était beaucoup plus violent à la campagne que dans les villes. « Il ne faut pas oublier que les catholiques étaient les héritiers de mille ans de propagande du Vatican », écrit-il. « Ils pensaient que les juifs avaient tué leur Jésus-Christ. A ce sujet, ils ne pouvaient pas changer de représentations. Si vous aviez dit à quelqu’un dans Wysoka (c’était le village des Buchala) que Jésus était juif, il vous aurait tué. Pire encore que si vous prétendiez que la Sainte Vierge était juive. C’étaient des notions inacceptables. Et cependant, ces paysans étaient des gens très bons ».
Plus loin encore il dit : « Je suis attaché à la Pologne, c’est le pays où j’ai passé toute mon enfance et ma jeunesse. Et même tous ces problèmes d’antisémitisme, il faut les mettre en balance avec le fait que beaucoup de gens comme moi ont pu survivre grâce à des Polonais. Ce sont des choses qui s’équilibrent. L’antisémitisme en Pologne est dans un sens folklorique. Les Polonais ne se rendent pas compte de leur antisémitisme. Bien sûr, il y avait, pendant la guerre, ceux qui profitaient physiquement ou moralement, de la misère des Juifs. Mais c’étaient des individus. On ne peut pas dire que la nation entière était concernée. Il y a quand même beaucoup de Polonais qui ont aidé les Juifs pendant la guerre ». Dans une autre note de bas de page on apprend que les parents Buchala ont été récompensés, grâce à Polanski, par les Médailles des Justes parmi les Nations. Ils ne vivaient plus et c’est un de leurs petits-fils qui les a reçues.
Quant aux Polonais et la question juive, la position de Polanski me rappelle celle de Marcel Reich-Ranicki. « On reproche aux Polonais leur antisémitisme », écrit-il. « Et pourtant, ce sont bien deux Polonais qui nous ont sauvé la vie, à ma femme et moi. Malgré des risques immenses ». « Pourquoi ? », demande-t-il. « On ne peut employer que des mots bien usés », répond-il, : « la pitié, la bonté, l'humanité ». Il aurait pu ajouter : le courage. Car on risquait la mort. Ryszard Polanski, dans ses Lettres à son fils, le rappelle : « Tu te souviens sans doute que cacher un Juif était puni de mort, ou, dans le meilleur des cas, de camp de concentration ».

Les récits du père de Ramon sont également passionnants à lire. D’abord à cause de l’exceptionnel témoignage qu’ils constituent d’un survivant de ces camps qui n’avaient pas pour fonction essentielle de servir à l’extermination des juifs, mais où les chances de survivre n’étaient pas très grandes non plus. Ensuite à cause de la façon avec laquelle il raconte les choses, la manière drue de rapporter certains aspects inhérents à la nature du corps humain, mais aussi l’humour qui n’est jamais loin, cet humour noir que les juifs d’Europe de l’Est appelaient le Galgenhumor, l’humour des potences.
Ryszard Polanski quitte le ghetto avec le dernier groupe de juifs qui sont conduits au camp de Plaszów situé près de Cracovie. Ceux qui restent seront fusillés. Si, au début, les prisonniers du camp vont encore travailler dans une usine de la ville, le chef du camp et son adjoint sont de véritables psychopathes. Le chef est un Viennois du nom de Amon Goeth (s’il avait un e à la fin de son nom il serait l’homonyme du plus grand de tous les Allemands). « Le commandant du camp, Amon Goeth, psychopathe et paranoïaque, était le seigneur et maître de dix-huit mille personnes, hommes et femmes… », écrit Ryszard et donne de nombreux exemples. Lors d’un rassemblement de prisonniers, Goeth les passe en revue, puis soudain en tue deux parce que « ils l’ont regardé bêtement dans les yeux ». Puis tout de suite après deux autres, parce que « ils ne le regardaient pas dans les yeux ». Un prisonnier, beau garçon, qui est bon cavalier, est chargé d’apprendre à monter à cheval à la maîtresse de Goeth, puis, lorsqu’il les voit arriver côte à côte alors qu’il devait rester derrière elle, il ordonne à la fille de le tuer d’un coup de revolver. Un jour il fait chercher dans le camp dix femmes dactylographes, les fait taper toute la nuit, puis, au petit matin, les fait fusiller par des auxiliaires ukrainiens. Il était toujours accompagné de deux magnifiques dogues qui étaient soignés et nettoyés par une internée et auxquels il fallait s’adresser en les appelant Herr Ralf et Herr Rolf. Une nuit il entre, ivre, dans l’usine où travaillait un groupe de 105 « serruriers ». Il les compte : ils ne sont que 95. Où sont-ils ? demande-t-il au chef de groupe, kapo. Aux latrines. Pourquoi ils n’ont pas signé sur le registre. Après 5 minutes d’attente, les dix qui manquent n’étant toujours pas revenus, il le fait déchiqueter par ses dogues, puis lui donne le coup de grâce, en disant : j’ai pitié de toi. Et à la place des dix manquants il fait fusiller le lendemain 50 prisonniers. Et, au moment de liquider définitivement le camp de Plazów, il a tué lui-même tous les juifs de l’Ordnungsdienst qui étaient à son service et qui espéraient survivre.
Son adjoint est aussi psychopathe que lui. C’était un Allemand de Pologne, espion et saboteur, devenu SS lui aussi. Trois fois Ryszard est tout près d’être tué par lui. Alors qu’il était kapo, pas kapo assassin, précise Ryszard pour son fils, mais chef d’un groupe et responsable sur sa vie lorsqu’un prisonnier est manquant. S’il échappe à la mort c’est chaque fois parce qu’il parle un excellent allemand, présente les choses d’une manière objective, ne demande pas pardon, et répond toujours d’un court : « zu Befehl » (à vos ordres). Et la dernière fois parce qu’un autre prisonnier est introduit au bureau, un type qui a fait une erreur et qu’il en profite pour le descendre. « Le garçon, que Zdrojewski a assassiné m’a sauvé la vie. A cet instant particulier, Zdrojewski devait impérativement mettre une balle dans la tête de quelqu’un, assouvir sa passion, sa pulsion intérieure qui l’obligeait à donner la mort ». Comme un toxicomane, dit-il encore. Et il ajoute : « Qu’il repose en paix. Trente-deux ans se sont écoulés depuis ce moment. De lui il ne reste plus rien (il a été pendu en octobre 1948), et moi je traîne toujours ma carcasse ».
Ryszard Polanski est moins indulgent que son fils pour tous ceux, Polonais, même juifs pour certains, qui ont profité de la situation pour gagner de l’argent ou ont même collaboré avec les Nazis pour survivre. Il pense que les Wilk ont profité de l’argent qu’il leur a laissé pour leurs propres besoins et ont gardé les vêtements qu’il leur a confiés pour eux-mêmes. Il raconte l’histoire de la femme qui devait garder Roman, puis a demandé de le reprendre mais a gardé l’argent et la valise d’habits qu’il lui avait remis. Il explique aussi que le fameux Ordnungsdienst constitué par l’autorité juive du ghetto pour maintenir l’ordre était aussi chargé de sélectionner ceux qui devaient être déportés. Il a même connu un juif du camp qui a accepté de coopérer avec la Gestapo. Mais on a l’impression que cela ne l’étonne qu’à moitié.
C’est au courant de l’année 1944 qu’il est transféré au camp de Mauthausen en Autriche, près de Linz. C’est dans sa première lettre à son fils qu’il raconte le voyage dans ces wagons pour bestiaux. Les détails sont horribles. Et, en les lisant, j’ai pensé au voyage des juifs parisiens du Vel d’Hiv vers Auschwitz. On les entasse à 125 dans chaque wagon. Le voyage dure 4 jours. Il réussit à se placer en face d’une fissure dans la porte du wagon. Ce qui lui permet de respirer à travers la fente, à pisser aussi. Pour la grande commission il se retient pendant les quatre jours, dit-il. Quant aux autres 125 hommes ils faisaient leurs besoins dans un seau en métal placé au milieu du wagon. On imagine la puanteur. On est en plein mois d’août. « Une fois par jour, les portes s’ouvraient et, sous la surveillance des SS, on nous donnait une louche de ce qu’ils appelaient de la soupe, et une petite tranche de pain ». A l’arrivée à Mauthausen il y a six morts dans leur wagon, mais dans un autre wagon, il n'y a plus que deux survivants. Il entend deux SS qui en ont fait la constatation.
Arrivé au camp il retrouve l’un de ses frères, les chevilles enflées, « comme une citrouille bleuâtre », à cause de son insuffisance cardiaque. Plus tard on apprendra qu’il a été matraqué à mort avec un pied de chaise par un Kapo polonais. Il y retrouve également un de ses oncles, les yeux vitreux, le regard perdu dans le lointain, « comme si un corps sans âme était assis là ». Il se laisse mourir. J’ai souvent imaginé ce qui aurait été ma propre réaction si je m’étais trouvé dans leur situation. Et je crois bien que moi aussi, je me serais laissé mourir…
Mauthausen est installé sur une carrière. Un long escalier de pierre descendait au fond. Cent quatre-vingt-six marches. Nous étions quatre groupes de cent hommes, raconte Ryszard Polanski. Et chaque centaine descendait à tour de rôle l’escalier, dit de la mort, au pas de course, et était suivi par deux hommes munis de brancards, les Leichenträger, les porteurs de cadavres. « Nous descendions cent quatre-vingt-six marches jusqu’à la carrière et remontions cent quatre-vingt-six marches à la surface (toujours au pas de course), avec une pierre placée sur la nuque et les omoplates. Nous faisions quatre tours de ce genre le matin et quatre tours l’après-midi, soit mille cinq cent huit marches vers le bas et mille cinq cent huit marches vers le haut, déjà avec la pierre ». Les Leichenträger revenaient chaque fois avec des cadavres, bien sûr. Quant à Ryszard Polanski, il « s’est pété l’aine droite et a une hernie qu’il traîne encore aujourd’hui », dit-il. Roman Polanski a retrouvé plus tard à l’Institut Yad Vashem, lorsqu’il séjournait en Israël pour faire des recherches pour son film Le Pianiste, une photo de « l’escalier de la mort » de Mauthausen. Ainsi qu’une fiche sur son père et ces chiffres effrayants : « deux cent mille prisonniers sont passés par Mauthausen, dont quatre-vingt-dix-mille ont été assassinés ». On voit, une fois de plus, qu’on n’avait pas nécessairement besoin de chambres à gaz pour exterminer les juifs !
Parmi les gardiens il y avait des meurtriers condamnés à vie et qui maniaient avec grand plaisir des cravaches en cuir de deux mètres de long avec lesquels ils déchiquetaient les dos des prisonniers.
Et voilà qu’un jour un transport se prépare pour aller dans un autre camp, Linz III. Polanski arrive à s’y glisser. Il s’agit d’une usine qui fait partie des Hermann Göring Werke. Là il doit porter des sacs de poussière de charbon ou des sacs de ciment pour faire du béton. Un jour un SS l’oblige à porter deux sacs de 50 kilos et lui, courbé en deux, les tient de la main gauche alors qu’avec la main droite, dans la poche du pantalon, pousse ses « tripes pour qu’elles restent à l’intérieur ». A part cela c’est l’ordinaire des camps. La douche froide au tuyau matin et soir. « Ce n’était pas pour qu’on soit propres, aucun Allemand ne s’en souciait, mais pour en finir avec nous le plus vite possible, et en quantité ». L’Appelplatz où on pouvait rester debout deux, trois ou quatre heures, avant que le compte ne soit bon ! Le commandant du camp était un ancien Directeur de banque de Vienne, originaire de la Forêt Noire, un certain Schöpperle, qui sera pendu en 1948. Une fois, raconte-t-il, trois Russes se sont échappés, alors on a dû rester dans un champ, « pendant 48 heures, sans sommeil, sans nourriture et sans une goutte d’eau ». Jusqu’à ce qu’on les retrouve les Russes. Et qu'on assiste encore à leur pendaison. Bien entendu !
Quant à la nourriture, voilà ce qu’il raconte : « le matin, une louche de café quasi noir et une tranche de pain, à midi un bol de soupe (que Dieu lui pardonne) et le soir, une louche de café. Une fois tous les quinze jours, une demi-motte de margarine. Aucun porc qui se respecte n’a mangé autant d’épluchures que moi. En novembre et décembre 1944, ainsi qu’en janvier, février, mars, avril et jusqu’au 5 mai 1945, ma nourriture principale était constituée d’épluchures de pommes de terre ». Il les achetait aux éplucheurs de la cuisine avec des cigarettes reçues en prime. Ryszard Polanski ne nous cache rien non plus pour ce qui est de ses problèmes de santé ni de la vermine avec laquelle ils sont obligés de vivre constamment. En janvier 1945 il a soudain des phlegmons sur ses jambes et ses mollets, « des trous de la taille d’une montre-bracelet, dont coulait un pus épais de couleur jaune-vert ». Dans lesquels s’installent ses poux, « car il y faisait chaud et il y avait des choses savoureuses à manger ». Tous les soirs il fait la chasse aux poux « J’attrapais à chaque fois cent, cent-vingt, cent-cinquante poux de différentes couleurs et tailles ».
Le 5 mai 1945 une unité de l’Armée américaine est entrée dans le camp de Mauthausen. Mais auparavant le Commandant du camp avec ses SS a emmené tous les Häftlings dans la forêt voisine. Il y avait parmi nous, raconte Ryszard Polanski, un certain nombre de prisonniers russes qui se sont tout de suite méfiés, et nous ont mis en garde. Nous nous sommes assis et les SS nous entourent. Ne savent quoi faire, envoient un homme au camp pour voir ce qui s’y passe et, quand il revient, plusieurs SS lâchent leurs fusils et cherchent à s’enfuir. Alors, en un tour de main, ce sont les Russes qui tiennent les fusils et ce sont eux qui ramènent tout le monde au camp, avec les SS et même le Commandant Schöpperle ! Au camp où sont installés les Américains.
Après cela Ryszard Polanski raconte encore la folie des jours de liberté, tous ces gens qui se ruent sur la ville de Linz dont 60% des habitants sont partis, et lui-même, toujours aussi actif, qui retrouve d’autres Polonais de Cracovie, s’installe dans un appartement, se fait soigner à l’hôpital (il a une main blessée par un tir), arrive à guérir ses phlegmons par de l’antibiotique, arrive même à se débarrasser, enfin, de ses poux et autres vermines grâce au DDT fourni par l’armée américaine, se débrouille encore pour trouver à manger et, finalement se trouve en face d’un Autrichien, le propriétaire de l’appartement, qui veut le mettre dehors et comme il n’obtempère pas, revient avec un sergent américain. L’Autrichien en question était « typiquement boche. Grand, sûr de lui. Même après une guerre perdue, l’arrogance ne le quittait pas un seul instant », dit Ryszard. Mais lui-même arrive à faire ami-ami avec les Américains et à créer une espèce de consulat polonais à Linz. Avec tampons, cartes d’identité et tout le tralala !
Finalement il réussit à prendre le train jusqu’à Prague, et de là, peut rejoindre Cracovie où il se rend à l’endroit où son frère Dudek avait un magasin et y découvre, derrière le comptoir, le vendeur en chef qui est son fils Ramon qui a maintenant 12 ans ! « Notre joie était immense, et on peut le comprendre », dit-il simplement. Le père et le fils n’échangent guère beaucoup de paroles d’amour. Ce n’est pas leur genre. Même si le père écrit souvent qu’il pense constamment à son fils au camp (et que cela le pousse peut-être à vouloir survivre à tout prix) et que le fils sait très bien que sans toutes les mesures prises par son père longtemps avant que le ghetto ne soit liquidé, il n’aurait pas pu survivre non plus. En fait les deux Polanski se ressemblent beaucoup. Tous les deux ont une sacrée résilience. Même si Roman, à un moment donné, semble vraiment craquer : c’est après l’horrible assassinat en 1969 de sa grande passion, Sharon Tate, enceinte de huit mois et demi, par la bande démoniaque de l’immonde Mansion. « La mort de Sharon est la seule ligne de partage qui ait réellement compté dans ma vie », écrit-il en 1984 dans son autobiographie. « Avant, je naviguais sur un océan d’espoir et d’optimisme sans limites. Après, chaque fois que j’ai eu conscience de m’amuser, je me suis senti coupable ». Et pourtant il s’en est sorti quand même, rencontre Emmanuelle Seigner en 1985, qu’il épouse, et réussit encore quelques véritables chefs d’œuvre comme Chinatown (1974), Tess (1979), le Pianiste (2002) et J’accuse (2019). Je crois aussi que le père et le fils ont une certaine admiration l’un pour l’autre. Ryszard a encore connu le succès de Ramon et lui a rendu visite en Californie. Et il n’est mort qu’en 1983, à 80 ans. D’un cancer. Il fallait un cancer pour le terrasser ! Le père et le fils avaient une incroyable force vitale. Dans sa préface Roman écrit ceci à propos de leurs souvenirs de la guerre : « Nous n’avons jamais parlé de ces expériences. Des années plus tard, on allait découvrir que ce silence était un phénomène courant, documenté et étudié désormais à l’aide des outils les plus subtils de la psychologie moderne. De notre point de vue, et je crois pouvoir parler aussi au nom de mon père, c’était infiniment plus simple : pour le dire crûment, le sujet nous emmerdait ! … Il y avait des choses tellement plus intéressantes et importantes : la vie et l’avenir ».
Une chose amusante pour terminer : lors de ses recherches en Israël pour son film Le Pianiste, Ramon tombe à l’Institut Yad Vashem, parmi les archives sur Mauthausen, sur une fiche de son père qu’il reproduit dans son bouquin. Or le nom de famille, sur la fiche, est Liebling. C’est leur véritable nom à Ryszard et, donc, à Ramon. Mais il n’en dit rien. Ce n’est que sur le net qu’on découvre que Ryszard a changé son nom en Polanski tout de suite après la guerre. Et Roman l’a adopté également. Il faut dire que Liebling veut dire Chéri en allemand. On comprend qu’après tout ce qu’ils ont vécu, à cause des Allemands en plus, ils ont tous les deux préféré le nom, qui sonne bien polonais, de Polanski !