(Baptiste Laïd : L’élaboration du recueil de fables de Marie de France – Trover des fables au XIIème siècle, Honoré Champion, Paris, 2020)
Comme je l’ai écrit dans ma note précédente, j’ignorais complètement que l’auteure des Lais avait également écrit des Fables. Une fois de plus je note qu’on n’a jamais fini d’apprendre. C’est ce qui fait le sel de la vie ! En réalité, si les Lais étaient bien appréciés aux XIIème et XIIIème siècles, au cours des siècles suivants ce sont les Fables qui ont fait la gloire de Marie. Et ce n’est qu’au XIXème siècle qu’on a redécouvert les si gracieux Lais.
Les Fables de Marie de France sont au nombre de 102. Même 104, étant donné que l’une d’elles, la 11, est double et que la 65 a une variante 65b. Et elles sont écrites comme les Lais en vers octo-syllabiques rimés deux à deux.
L’ouvrage que j’ai trouvé chez l’éditeur Honoré Champion est intéressant parce qu’il étudie les sources auxquelles Marie a pu faire appel et que cela donne une certaine idée non seulement de la personnalité de cette femme remarquable mais aussi, me semble-t-il, de son environnement. Même si l’auteur, Baptiste Laïd, n’en dit pas grand-chose. Mais quand on constate la diversité de ses sources, donc des manuscrits auxquels elle a pu accéder, on se dit qu’elle n’a pu que résider à la Cour même de Henri II ou dans un endroit proche de la Cour. Ce qui exclut probablement la vie dans un couvent de femmes, pauvre en plus, tel que le décrit Lauren Groff dans sa fiction.
Les 40 premières fables, nous explique Baptiste Laïd, proviennent directement de manuscrits latins dans lesquels un certain Romulus dont on ne sait pas grand-chose non plus, a repris une sélection de fables de Phèdre. Je n’ai pas l’intention de reprendre ici toute l’histoire des fables de l’Antiquité, ce qui m’entraînerait trop loin. Rappelons simplement que Phèdre a vécu au 1er siècle après J.-C. et qu’il est considéré comme le plus important compilateur de fables antique (il a écrit 5 livres et chaque livre a pu contenir jusqu’à 40 fables chacun. On en connaît 120). Romulus, nous apprend Laïd, a fait sa compilation au VIIIème siècle et l’on connaît aujourd’hui encore deux reprises de cette compilation, un Romulus du IXème siècle (avec 80 fables) et un Romulus dit de Nilant (avec 51 fables) de la fin du IXème, début du Xème. Il est possible qu’une autre version ait encore existé, un « Romulus anglo-latin » que Marie aurait pu connaître. Mais j’ai cru comprendre qu’on n’en sait pas grand-chose. Ce qui me semble beaucoup plus intéressant, c’est ce que dit Laïd sur la façon dont Marie a recréé les 40 fables reprises des Romulus. Et d’abord pour ce qui est du rapport avec la morale de la fable.
Le Romulus de Nilant, l’hypothétique Romulus anglo-latin, ainsi qu’un plus tardif Romulus hexamétrique étaient des « recueils scolaires, prévus pour un professeur et une classe » (de latinistes) et pouvaient également servir de supports à des études de « rhétorique », dit Laïd. Il est probable, dit-il encore, que la morale « n’ait jamais constitué l’enjeu principal ni du texte ni de son utilisation ». Ce qui fait que « les morales qu’ils proposent n’ont qu’un faible intérêt éducatif et reprennent souvent les platitudes du premier Romulus ». Alors que dans les Fables de Marie la morale en est devenue « la clé de voûte ». Dans les fables latines ce que l’on appelle morale n’est rien d’autre qu’une « vérité générale, indiquée avant le récit » et que la fiction ne sert qu’à « illustrer ». Chez Marie la morale devient le but unique de la Fable, elle est « une leçon qui n’est dévoilée qu’à la fin et reste même parfois implicite ». Mais ce n’est pas tout : « cette morale est nouvelle », dit Laïd. « Alors que la fable classique, des origines jusqu’au XIIème siècle, préfère rester générale…, Marie ancre son recueil dans une idéologie précise, la féodalité, et en interprète les rapports de force pour servir de guide à son lectorat, appelé à fréquenter le monde dangereux, trompeur et impitoyable de la cour royale d’Henri II et de ses descendants ».
Mais ce n’est pas tout. En suivant Laïd dans ses analyses de quelques-unes de ces 40 premières fables et des modifications apportées par Marie aux fables de Romulus on est frappé par l’esprit de logique qu’elle y déploie, la clarté du récit, la recherche d’une certaine vraisemblance, l’humanisation des personnages, l’augmentation de l’anthropomorphisme des animaux, l’art du dialogue et le souci du détail narratif, en un mot, par l’intelligence de cette femme ! Et sa personnalité.
Laïd traduit systématiquement les passages en latin des deux Romulus qu’il cite, mais pas ceux des Fables de Marie. Je les ai d’ailleurs entièrement téléchargées à partir du net : une édition électronique de la version originale des Fables réalisée par Baptiste Laïd à partir de la publication par Charles Brucker chez Peeters, Louvain, de la totalité des Fables de Marie. Mais je me suis vite rendu compte que l’amateur que je suis n’est pas capable de tout comprendre de ces textes en vieux français, on pourrait même dire, en premier français, de la Marie. Alors je me suis finalement décidé à acquérir l’ouvrage de Charles Brucker. Le voici :
Marie de France : Les Fables
Edition critique, accompagnée d’une introduction, d’une traduction, de notes et d’un glossaire, par Charles Brucker, Professeur à l’Université de Nancy II,
Peeters, Paris-Louvain, 1998 (2ème édition)
Et je me suis délecté de leur lecture…
Les 40 premières Fables.
Dès le début on tombe sur une Fable (la N° 2) que l’on connaît bien, celle du Loup et de l’Agneau. Comprenez-moi bien, je n’ai absolument pas l’intention de relire La Fontaine et de comparer. Cela me mènerait trop loin. Mais il y a des Fables de notre fabuliste du XVIIème siècle qu’on connaît par cœur. Et là on retrouve le dialogue vivant de La Fontaine, la même situation, le loup en amont, l’agneau en aval, le ton qui monte, la mauvaise foi (sauf qu’ici le loup parle du père et non du frère) et la cruelle fin. La morale est très longue chez Marie et va beaucoup plus loin que ses modèles latins.
C’est ce que font les puissants seigneurs,
les vicomtes et les juges
de ceux qui sont entre les mains de leur justice ;
la cupidité leur fait bien trouver
une fausse accusation pour les mener à leur perte ;
souvent ils les font convoquer devant le tribunal :
ils leur prennent la chair et la peau ;
c’est ainsi que le loup a agi à l’égard de l’agneau
(traduction Charles Brucker)
Dans le français de Marie :
la char lur tolent e la pel,
si cum li lus fist a l’aignel.
A noter que dès cette deuxième Fable, Marie n’a pas peur de citer Seigneurs, Vicomtes et Juges !
Baptiste Laïd trouve la Fable 3, La Souris et la Grenouille, particulièrement remarquable parce que Marie a considérablement augmenté la fable d’origine latine par ses descriptions et ses dialogues. Il s’agit de l’histoire de la grenouille perfide qui cherche à noyer la souris qu’elle baratine et qui est finalement punie car c’est elle qui sera prise et mangée par le milan. Moi ce que j’ai surtout aimé c’est sa description de la souris, assise devant la maison dont elle se prétend la propriétaire :
Un jour, elle s’était assise sur le seuil ;
elle apprêtait ses moustaches
et les lissait avec ses pattes.
La Fable 10, le Renard et l’Aigle, est un exemple parfait de la méthode de Marie de France, de sa maîtrise, dirais-je plutôt. Concise, bien construite, tous éléments futiles éliminés, dialogue limité mais dramatique, la Fable vaut le coup d’être citée en entier (traduction Brucker) :
Je raconte l’histoire d’un renard
qui était sorti de sa tanière ;
il jouait avec ses petits à l’entrée.
Un aigle arriva et emporta l’un d’eux.
Le renard le suit en criant et lui demandant
de lui rendre son petit ;
mais l’aigle ne voulut nullement l’écouter,
et le renard dut revenir sur ses pas.
Il prit un tison ardent
et se mit à amasser du bois sec ;
il le mettait autour du chêne
où l’aigle avait son nid.
L’aigle vit le feu qui brûlait ;
il dit au renard en le suppliant : « Ami,
éteins le feu ! Prends ton petit !
Tous mes oiseaux seront bientôt brûlés ! »
Par cet exemple, nous comprenons
qu’il en est ainsi du riche orgueilleux :
Jamais il n’aura pitié du pauvre
en dépit de ses plaintes ou de ses cris ;
mais, si ce dernier pouvait s’en venger,
alors on le verrait vite se soumettre.
Avec la Fable 13, le Renard et le Corbeau, on tombe à nouveau sur l’une des plus célèbres Fables de La Fontaine. On retrouve même la célèbre harangue du rusé renard :
Ah, Dieu, Sire, fit le goupil
tant est beau cet oiseau,
que dans le monde on n’en vit d’autre
La Fable 15, l’Âne qui veut jouer avec son Maître, est d’abord hautement comique et, ensuite, est remarquable par le discours indirect dans lequel l’Âne exprime ses réflexions quand il voit son Maître jouer avec son petit chien et se dit :
Qu’il valait mieux que le chien,
et par ses qualités et par sa taille ;
il saurait mieux, pensait-il, jouer avec son maître
que le tout petit chien,
et ses cris seraient mieux entendus,
il saurait mieux sauter sur son maître,
il saurait mieux le frapper de ses pieds…
On se doute de ce qui arrive au pauvre âne lorsqu’il essaye effectivement de jouer avec son maître en imitant le petit chien…
La Fable 17, l’Hirondelle et le semeur de lin, est surprenante par son sujet. Une hirondelle voit un paysan semer du lin. Elle pense tout de suite aux filets qu’il pourrait réaliser avec le produit de la semence et incite les autres oiseaux à la picorer. Mais ceux-ci s’en moquent. Vient le jour où ils seront pris, mais il sera trop tard alors de regretter de n’avoir pas suivi le bon conseil. Quant à la sage hirondelle elle aura fait un compromis avec le paysan qui la laissera construire son nid dans sa maison à condition qu’elle laisse sa semence tranquille !
Avec la Fable 26, Le Chien et le Loup, on retrouve, une fois de plus, notre cher La Fontaine. Et, une fois de plus, on voit que Marie de France, elle aussi, sait manier le dialogue. Quand le loup a compris l’histoire du collier il dit au chien :
Mieux vaut être un loup libre
que vivre riche mais enchaîné.
Puisque je puis encore choisir,
va à la ville, moi je vais aux bois !
Je me souviens d’une histoire que j’avais entendue en Allemagne de l’Est en pleine période communiste où l’on avait fait de cette fable une blague politique. Je participais à une foire à Leipzig et passais les nuits dans une ferme des alentours où l’on racontait des histoires qui ressemblaient à celles que l’on racontait dans mon enfance aux temps nazis. Deux renards se rencontrent à la frontière entre l’Allemagne de l’Est et la Pologne. Celui qui vient d’Allemagne demande à celui qui vient de Pologne ce qu’il vient faire là. Manger à ma faim dit le renard polonais, on crève de faim chez nous. Et toi, demande le Polonais à l’Allemand, tu es fou de venir chez nous, alors que tu as tout ce que tu veux chez toi. Oh, moi, lui répond le renard allemand, tu sais, j’ai tellement envie de pouvoir, une fois, à nouveau, aboyer librement…
La Fable 29, le Loup qui fut Roi, met en scène, comme bien d’autres fables, un hypocrite. Même tout un peuple d’hypocrites, puisque ce sont les autres animaux qui ont choisi le Loup pour roi alors que le Roi-Lion les quittait définitivement. Par peur. Et dans l’espoir d’être épargnés. Le Lion, pas idiot, leur conseille néanmoins de faire jurer le Loup qu’il ne mangerait pas de viande. Ce qu’il fait sans problème. Et puis trouve plein de stratagèmes pour en manger malgré tout. Demande au cerf s’il trouve qu’il a l’haleine mauvaise. Oh, oui, dit le cerf. Il m’insulte, dit le Loup et demande au peuple de le juger. Qui acquiescent et le Loup mange le Cerf. Et donne les restes aux juges. Puis il demande à un autre animal. Mon haleine ? Délicieuse, dit celui-ci. Et le Loup le fait juger pour mensonge et le mange en entier. Puis il demande la même chose au singe. Qui est malin, comme chacun sait, et qui répond : je ne sais pas. Alors le Loup se déclare malade, fait venir des docteurs et leur explique qu’il est malade parce qu’il a une envie : celle de manger du singe. Alors les docteurs déclarent qu’il faut sacrifier le singe. Car le Roi est en danger de mort ! On ne devrait pour rien au monde, conclut Marie de France, faire d’un fourbe un Seigneur. Oui, mais avons-nous le choix ? En démocratie, oui. Ce qui n’a pas empêché les Américains de choisir Trump…
La Fable 30, le Loup et le Berger, contient quelque chose d’inquiétant, presque de fantastique. Une histoire d’yeux. Un loup poursuivi par des chasseurs, demande à un berger de le cacher. Quand les chasseurs arrivent, le berger leur dit que le loup est passé et, avec sa main, montre la forêt. Mais pendant tout ce temps :
Il regardait dans la direction du loup
et ne pouvait en détourner les yeux
Une fois les chasseurs disparus, le loup lui dit :
Je dois vraiment être reconnaissant
à ta langue et à tes mains ;
mais je t’assure d’une chose :
si les choses se déroulaient selon mes souhaits,
tes yeux seraient déjà crevés !
Ta langue et tes mains m’ont protégé,
il s’en est fallu de peu que tes yeux ne me trahissent.
(traduction Brucker)
La Fable 34, le Roi des singes, est encore une fable longuement étudiée par Laïd. Il trouve que Marie de France a entièrement transformé la construction de la fable latine. Et a humanisé les personnages. Chez Marie, le singe était d’abord élevé chez un Empereur. Une fois libre il se fait établir Empereur par ses congénères. Quand deux hommes arrivent chez lui il leur demande comment ils le trouvent. L’homme honnête répond qu’il est un singe, sa femme une guenon et son fils un petit singe. L’autre qui est fourbe lui dit ce qu’il veut entendre. Il est honoré alors que l’homme honnête est maltraité et humilié. La morale de Marie est bien courageuse. Il faut croire qu’elle a des protecteurs à la Cour :
L’homme honnête ne peut acquérir
de l’honneur, en compagnie d’un fourbe,
dans une cour où l’on veut duper
et porter des jugements mensongers.
La conclusion de la Fable 36, le Lion et le Renard, est, elle aussi, bien courageuse. Le Roi-Lion trouve que, plutôt que de courir dans les bois à poursuivre ses proies, il est bien moins fatigant de se déclarer malade et faire venir les animaux, un par un, dans sa caverne et puis les dévorer. Le renard, toujours malin, reste à l’entrée. Car, dit-il au Lion en colère : je ne vois aucun de vos invités à en ressortir de votre caverne. La morale de Marie :
Il en est de même d’une cour royale :
tel y entre facilement
qui ferait mieux de s’en tenir éloigné
pour apprendre ce qui s’y passe.
Les 60 autres Fables.
Je dois avouer que lors de ma première lecture des 60 fables suivantes j’ai été plutôt déçu. Trouvant qu’elles étaient disparates, certaines bien moins réussies que les premières et d’autres n’ayant plus du tout le caractère de fables. Mais la diversité était voulue par Marie, nous dit Laïd. Ses sources très variées. Et, à côté des fables antiques, Marie y a intégré des matériaux qui vont alimenter les fabliaux, d’autres qui vont participer au Roman du Renart, d’autres encore qui procèdent tout simplement de proverbes, de paraboles ou de ce que l’on a appelé exemples. Pourtant au moins le tiers de ces fables de la deuxième partie proviennent encore de sources latines ou grecques, soit par l’intermédiaire du Romulus, soit grâce à d’autres manuscrits.
Fables venant de l’Antiquité.
Laïd les classe par thèmes. D’abord le thème du felun. C’est souvent le méchant, le fourbe, le menteur, l’hypocrite. Mais on y critique également fréquemment tout comportement excessif. Les Fables que j’ai retenues sont celles-ci :
La Fable 49, Le Forgeron et la cognée, parce que je la trouve originale. Un forgeron va dans la forêt demander aux arbres du bois pour la manche de sa hache. Prends la noire espine, conseillent les arbres (c’est peut-être le prunellier, pense Laïd). Mais, une fois, la cognée fabriquée, le forgeron coupe le buisson entier. Le bienfaiteur est bien mal récompensé :
De l’espine il a fait son manche
et placée sur sa cognée.
Et avec la même cognée
il a tranché le buisson ;
et l’a bien mal récompensé,
de lui avoir donné sa manche.
L’humour est souvent présent. Comme dans la Fable 59, Le Loup et le Corbeau. Un loup voit un corbeau assis sur le dos d’un mouton. Qu’est-ce qu’on dirait si moi j’en faisais autant, pense le loup. Comique !
Ou dans la Fable 87, les deux Loups. Deux loups discutent entre eux et décident de faire le bien. Par exemple aider les paysans faucheurs à porter leurs gerbes de blé. Ce qui est bien plaisant également. Evidemment, dès qu’ils voient les loups les paysans poussent les hauts cris. Alors les loups rentrent dans les bois et décident de faire comme avant. Le mal. Les fourbes reviennent vite à leurs mauvais penchants, dit la Fable.
Un autre thème : la Parole. S’en méfier, l’analyser.
Dans la Fable 88, le Loup et le Renard, un bon juge les départage : le loup a probablement tort car il est violent, mais le témoignage du renard ne vaut pas car il est menteur.
Et avec la Fable 89, le Loup et la Chèvre, je retrouve, surpris, le début d’un conte de Grimm. Une chèvre qui sort pour aller au pâturage, met en garde son chevreau : n’ouvre à personne. Le Loup arrive, imite la voix de la chèvre mais le chevreau ne se laisse pas faire. J’entends bien la voix de ma mère mais ne vois pas son corps. Chez Grimm le loup plonge sa patte dans la farine et montre patte blanche (voir : Kinder- und Hausmärchen gesammelt durch die Brüder Grimm, vollständige Ausgabe auf der dritten Auflage (1837), Deutscher Klassiker Verlag, Francfort, 1985. Il s’agit du 5ème conte qui est intitulé : Der Wolf und die sieben Geisslein).
Autre thème encore : l’hybris. On veut changer, monter plus haut. Marie est pour le statu quo. Et comme souvent traite son sujet par l’humour.
Comme dans la Fable 96, le Lièvre et le Cerf. Un lièvre a aperçu un cerf à la ramure impressionnante. Il veut la même. Et la demande à la sépante. Dans les fables latines c’est à Jupiter qu’on demandait ce genre de faveurs. Marie change le dieu suprême de l’Antiquité en une sépante, une divinité (déesse des animaux traduit Brucker). Mais quand il l’obtient il ne peut plus marcher avec. Il se casse la gueule ! La démesure finit par perdre les cupides et les avares, dit Marie.
Les Fables qui ressemblent à des Fabliaux.
On y trouve pas mal d’histoires d’adultères. Dont certaines font penser au Décaméron.
Comme la Fable 44, la Femme et son Amant. Un mari soupçonneux regarde par le trou de la serrure et s’écrie : « Hélas, qu’ai-je vu ! ». Mais sa femme l’engueule : « Fou, tu es, si tu crois/qu’est vrai, ce que tu vois ! ». Et l’emmène regarder dans une cuve pleine d’eau. L’homme y voit son image. Mais tu n’es pas dans la cuve, dit la femme, même si tu y vois ton image !
La Fable 95, la méchante Femme et son Mari, met en scène une femme querelleuse qui contredit systématiquement son mari. Alors quand elle se noie dans la rivière, le mari envoie les sauveteurs en amont. Pendant toute sa vie, leur dit-il, ma femme a toujours fait le contraire de ce qu’on lui disait de faire. Alors, sûrement, elle est partie à contre-courant !
Elle était tellement opposée à tout
qu’elle n’est pas allée dans le sens de l’eau,
elle n’est pas partie avec le courant ;
dans sa mort, elle n’aurait pas fait
ce qu’elle n’avait pas voulu faire de son vivant.
(traduction Brucker)
Je me demande si Marie était aussi féministe que cherche à nous le faire croire, dans son roman, Lauren Groff !
Et puis il y a cette Fable 57, le Paysan et le lutin, qui n’est pas vraiment lubrique, mais qui fait penser à une histoire qui, elle, l’est, lubrique. La Fable de Marie est visiblement incomplète. Un paysan obtient d’un folet trois vœux. Il en fait cadeau de deux de ses vœux à sa femme qui les dilapide bêtement. On pense forcément, dit Laïd, au fameux fabliau des quatre souhaits de Saint Martin analysé dans un livre qui se trouve dans ma bibliothèque, voir : Joseph Bédier : Les Fabliaux - Etudes de Littérature Populaire et d’Histoire Littéraire du Moyen-Age, cinquième édition revue et corrigée, Libr. Ancienne Honoré Champion, Paris, 1925. Mais l’origine de cette histoire est plus ancienne : on la trouve aussi dans le Roman de Sindbad connu sous le nom de Livre des Sept Vizirs (voir : Zahiri de Samarkand : Le Livre des sept vizirs, traduit du persan par Dejan Bogdanovic, édit. Sindbad, Paris, 1986) et, dans sa version occidentale, les sept Sages de Rome (voir : Essai sur les Fables Indiennes par Loiseleur-Deslongchamps et Le Roman des Sept Sages de Rome, publié par Le Roux de Lincy, libr. Techener, Paris, 1838). Voilà l’histoire en question :
Lorsqu’un ascète un peu simple raconte à sa femme qu’un génie de ses amis, devant partir en voyage, lui a laissé en cadeau trois des Noms Divins qui, si on les invoque, permettent d’exaucer n’importe quel voeu, celle-ci lui dit : « O mon mari ! Le plus grand désir des femmes est de trouver chez leur époux une force virile sans faiblesse. Pourvu que leur esprit et leur coeur soient comblés de cette force, leurs yeux et leur âme ne convoitent rien d’autre. Il faut que tu invoques le Nom pour que le Très-Haut accroisse tes pouvoirs ! » Le mari dans sa faiblesse accède à sa demande. Et aussitôt : « Les preuves de l’acceptation divine apparurent éclatantes ; sur chacun des membres surgirent les organes de l’amour. » Alors désespéré, l’ascète fait sa deuxième demande : « Seigneur Dieu, reprends ce que Tu as donné, et pardonne-moi mon insolence ». Catastrophe ! Aussitôt dit, aussitôt fait : « Tous les organes qui se trouvaient sur les membres, y compris l’organe original, disparurent. L’ascète resta pareil à un eunuque ». Heureusement il lui restait un dernier Nom Divin !
J’avais étudié le fabliau et ses variantes sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome 2, Contes merveilleux et populaires d’Europe, à propos de l’un des Contes en vers de Perrault, peu connu, les Souhaits ridicules. J’y raconte également que Richard Burton avait découvert cette histoire dans une version, probablement trafiquée, des Mille et une Nuits et avait joui à la raconter dans un anglais soi-disant moyen-âgeux qui avait enchanté Borges. Chez Burton, la femme s’enthousiasme ainsi : « O man, the perfection of man and his delight is in his prickle : therefore do thou pray Allah to greaten thy yard and magnify it ».
Les Fables dans lesquels apparaissent les héros du Roman de Renart.
Le loup et le renard sont les personnages centraux de plusieurs Fables de Marie, avec les mêmes caractères que dans les différentes versions du futur Roman de Renart (voir : Les Aventures de Maître Renart et d’Ysengrin, son compère, texte établi par A. Paulin, Editions Crès, Paris, 1921 ainsi que : Lucien Foulet : Le Roman de Renard, deuxième édition, Libr. Honoré Champion, 1968). Le loup est bête et méchant, souvent hypocrite comme l’étaient, peut-être, certains moines. Quant au renard il est rusé. C’est sa nature. C’est pourquoi il est le héros par excellence.
Comme dans la Fable 68, le Lion et le Renard. Le lion est malade. Il demande qu’on mande le renard connu pour ses connaissances en médecine. Celui-ci attend prudemment à la porte ne sachant ce qu’il devait faire. Alors le loup qui est le prévost du lion conseille de punir sévèrement le renard, puisqu'il n'est pas venu, même de le tuer. Le renard se décide alors à entrer dans le refuge du lion, dit qu’il a cherché partout un remède, voyagé même jusqu’à Salerne et y a appris qu’existait un remède souverain : se couvrir avec la peau d’un loup fraîchement écorché. Ce qui est fait. Et lorsque le loup dépecé est assis au soleil le renard vient le narguer. La morale de Marie est simple :
Tel cherche à faire du mal à autrui
qui verra le mal se retourner contre lui-même.
La Fable 50, le Loup et le Mouton, est bien plaisante. Un loup décide de faire carême. Quarante jours sans manger de viande. Et voilà qu’il rencontre un mouton, gras et vigoureux, qui était tondu.
« Qu’est-ce que je vois là ? » dit-il
« c’est un mouton, me semble-t-il.
Si je n’avais pas fait le vœu
de ne manger aucune viande,
je me nourrirais à son flanc »
Et puis il réfléchit.
« Je puis bien le prendre pour un mouton,
je le mangerai comme si c’était un saumon ;
le saumon est meilleur au goût,
et il vaut aussi plus cher ».
Le raisonnement est impeccable. Puisque le saumon est meilleur que la viande de mouton et qu’il vaut plus cher, alors, pour respecter au mieux le jeûne qui consiste à se priver, il vaut mieux manger du mouton ! Mais la morale n’est pas dupe.
Jamais aucun glouton, homme ou femme,
ne résistera à sa gloutonnerie
pour respecter un vœu ou une promesse.
(traduction Brucker)
Les Fables « philosophiques ».
Et puis il y a un dernier groupe de fables qui n’ont plus grand-chose à voir avec ce genre. Dont les sources, dit Laïd, sont ce que l’on appelait les exempla, les parémies, les proverbes même, des textes de sagesse, conformément à la promesse faite par Marie dans son Prologue de présenter à la fois des fables de folie et des fables de philosophie. Les deux pouvant d’ailleurs être confondues :
Il n’y a pas de fable de folie
qui n’ait pas sa philosophie.
Personnellement j’ai troué ces fables qui n’en sont pas un peu décevantes. Car l’humour en est souvent absent. Il n’y en qu’une qui m’a vraiment frappé. Par sa complexité, sa psychologie.
Il s’agit de la Fable 72, L’Homme et le Serpent, avec laquelle je terminerai cette note.
Un paysan et une « serpente » ont fait une alliance. L’homme apporte tous les jours du lait au serpent qui lui donne en retour une pièce d’or. Quand la femme du paysan l’apprend, elle lui conseille de tuer le serpent et de s’emparer de tout son or (encore de la misogynie chez Marie, mais c’est l’air du temps). Le paysan prend sa hache mais rate son coup et fend une pierre. Le lendemain toutes ses brebis sont mortes et son fils aussi. Demande miséricorde au serpent, lui dit sa femme. Ce qu’il fait. On pourrait effectivement conclure un nouveau contrat, dit le serpent, mais je n’aurai plus jamais confiance en toi car je verrai tous les jours la trace de la hache sur la pierre et toi non plus, tu ne pourras jamais oublier ton enfant, quand tu regarderas son berceau. Voilà ce qu’il en coûte d’écouter une femme stupide, ajoute Laïd. Mais Brucker a une autre conclusion qui me paraît plus près de la vérité. Et plus proche de la personnalité de Marie. D’abord, dit-il, le thème majeur de cette fable, c’est l’importance de la confiance réciproque, un élément essentiel du système féodal dans lequel elle vit. Ensuite ce n’est pas la femme stupide qui compte ici, mais c’est le mauvais conseil. Le bon conseil est le premier devoir du vassal. On est toujours dans la féodalité.
Voilà. Ici nous quittons Marie de France. Définitivement. Avec grand regret en ce qui me concerne. Quel dommage qu’on n’en sache pas plus de sa vie. Mais, après tout, son œuvre n’est-elle pas suffisante ? Ces Fables et ses Lais ? Moi, je le crois. J’y vois une personnalité rayonnante, curieuse, intelligente, sensible. Et cela me plaît.