Les hyper-liens font-ils une oeuvre ?

Il y a des internautes bien sympas. Il y en a un ou deux qui m’ont dit que mes sites sont une « œuvre ». Un bien grand mot. Et qui ne convient pas, bien sûr, au petit écrivaillon que je suis. Il y en a un autre, un universitaire français de Glasgow, Dominique Jeannerod, qui m’a dit que je faisais de la transtextualité et qui m’a parlé de Genette. Cela m’a interloqué ! Je n’avais jamais entendu parler de Genette et voilà que j’apprends que je faisais de l’intertextualité sans le savoir comme un certain bourgeois qui se voulait gentilhomme faisait de la prose sans le savoir.
Alors j’ai cherché sur le net. Dominique Jeannerod m’avait prévenu : Genette n’est pas très connu en-dehors du monde universitaire, dit-il, « mais c’est quelqu’un qui se lit vraiment toujours avec un grand plaisir et un immense profit. Il est toujours admirablement clair, ce qui n'est pas toujours le cas des structuralistes des années 60 ! ». Effectivement Wikipédia m’apprend que Gérard Genette est né en 1930, mort en 2018 et qu’il a inventé le mot transtextualité qui se définit par : « tout ce qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec un autre texte ». Et il va même plus loin en définissant cinq types de transtextualités. Mais je ne vais pas vous fatiguer avec ce genre de subtilités. Une réflexion, pourtant : mettre des textes en relation c’est ce que font entre autres, les comparatistes. Comme ceux du Luxembourg (une association de comparatistes dont je suis membre) et comme mon ami Georges Voisset, grand comparatiste devant l’Eternel. Il faut que je lui demande ce qu’il en pense.
Moi ce que je pratique depuis bien longtemps, et de manière assez systématique, c’est l’hyper-lien. Je ne sais même plus qui a bien pu m’initier à cela. Mais c’est effectivement une façon de faire de la « transtextualité », puisque cela permet de mettre des textes différents en relation. Et, surtout, immédiatement, directement, par un clic de la souris, permettre de le lire, l’autre texte. Grâce à l’invention du net. Ce qui ne peut se faire sur papier. Et ce n’est que tout récemment que j’ai compris que cela pouvait aussi se pratiquer sur word, en mettant en lien tout aussi immédiat deux textes word, à condition qu’ils soient sur le même ordi.
L’hyper-lien que je pratique, et qui s’appelle d’ailleurs plus précisément lien hyper-texte (mais qui n’a rien à voir avec l’hyper-textualité de Genette, qui est dérivation d’un texte à partir d’un autre), fait surtout communiquer des textes de mes trois sites. Et comme je n’arrête pas d’alimenter mes sites en notes (deux à trois par mois sur mon seul site Bloc-notes) mes hyper-liens se font de plus en plus nombreux. Ils pullulent. Et font, de plus en plus, de mes sites, un ensemble. Une œuvre ? Au fond, pourquoi pas ?

Pour vous le montrer je vais prendre pour exemple la dernière note de mon Bloc-notes 2024. Découverte de Gertrud Kolmar. J’ai fait le compte : 12 hyper-liens ! C’est fou ! Je vais les prendre les uns après les autres.
Le premier lien est lié à l’auteur, Alain Lercher, et ce qui nous a mis en contact, l’histoire d’Oradour. D’où le lien vers ma note de mon Bloc-notes 2023, intitulée Mes lectures de toute une année (2022) où je parle de son livre Les fantômes d’Oradour. Et des discussions que nous avions eues à ce sujet, sur l’horrible drame, sur celui des Malgré-nous, sur le procès de Bordeaux. Et de là, de cette dernière note, un nouveau lien vers une note de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Eléments d’histoire alsacienne (suite).
Deuxième lien, évident, vers l’étude de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Ecrivains juifs de langue allemande. Les liens qui partent de cette note vers d’autres notes sont extrêmement nombreux. Ce qui s’explique aisément par l’intérêt que j’ai toujours porté à l’identité juive, à l’holocauste, et aux écrivains juifs autrichiens et allemands tellement nombreux. Antisémitisme et identité juive à propos de Wassermann par exemple (Voyage, Tome 1), Vienne, capitale de la Cacanie (Voyage, Tome 4), Religion et identité juive à propos de Leo Perutz et ses délicieux romans marqués par la Kabbale (Voyage, Tome 1), Les trente honteuses (Voyage, Tome 4), Marcel Reich-Ranicki à propos de Heine et de Döblin en particulier (Voyage, Tome 5), Robert Musil à propos de Karl Kraus entre autres (Voyage, Tome 4), Décès de Reich-Ranicki à propos de Tucholsky (Bloc-notes 2014), Chants malais à propos d’Yvan Goll (Voyage, Tome 6) et aussi Ecrivains de Cacanie I pour Hofmannsthal, Kafka et Kraus et Ecrivains de Cacanie II pour Canetti (Carnets d’un dilettante).
Troisième lien : Le Traumatisme du Mal, note de mon Bloc-notes 2012. Pour opposer la considération de Gertrud Kolmar pour Robespierre au rejet par Rithy Panh des idéologues responsables du mal absolu quand ils oublient l’Homme.
Quatrième lien : La poésie allemande selon Marcel Reich-Ranicki (Voyage, Tome 5). Pour comparer le joli poème de Gertrud : L’amour dans l’herbe au premier poème repris par Reich-Ranicki dans son Anthologie : Sous le tilleul de Walther von der Vogelweide !
Cinquième lien : Paul Celan (Voyage, Tome 5). Parce que je trouvais quelques similitudes entre les poèmes noirs du cycle de la Parole des Muets de Gertrud Kolmar et les terribles poèmes de Celan dans lesquels il évoque la mort de ses parents dans les camps en Ukraine.
Les liens suivants, Les trente honteuses (Voyage, Tome 4), Lotte Eisner (Voyage, Tome 5) et Antisémitisme et identité juive (Voyage, Tome 1) avaient pour but de comparer certaines attitudes des Juifs allemands persécutés par les Nazis (rapport ou retour à la judéité), et, en particulier la mise en parallèle de l’évolution de Gertrud Kolmar avec celles de certaines personnalités comme Freud, Victor Klemperer et Lotte Eisner. Ici on remarquera que l’hyper-lien va plus loin que la simple référence, puisque j’ai cité dans le texte ce qu’avait écrit Freud et ce qu’avaient dit Klemperer et Eisner. L’hyper-lien permet de s'intéresser (par un simple clic) à d’autres vécus.
Neuvième lien : Fauconnier par Fauconnier (Bloc-notes 2014). A propos de l’échec complet du monde chrétien pour éviter les horreurs du XXème siècle européen. Que l’auteur de Malaisie avait déjà noté en sortant du « bain de sang » de la première guerre mondiale.
Dixième lien : Trois écrivains germanophones (Voyage, Tome 3). A propos d’une autre grande poétesse allemande, Annette von Droste-Hülshoff, et de certaines relations éventuelles entre sa poésie et celle de Gertrud Kolmar.
Onzième lien : Le Dodo, le Solitaire et François Leguat (Bloc-notes 2024). Là il s’agit d’un hasard amusant. J’étais revenu au Dodo et à un vieux livre de ma bibliothèque, relatant les aventures d’un protestant français rejeté en Hollande et séjournant à Rodrigue et Maurice à la fin du XVIIème siècle et décrivant quelques gros oiseaux qui allaient disparaître ou avaient déjà disparu. Mon retour au Dodo avait été causé par l’exposition au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris d’un Dodo nouvellement reconstitué par nos taxidermistes et qui avait fait beaucoup de bruit en mars de cette année. Et voilà que j’apprends que la poétesse qui commente l’un des poèmes de Gertrud, Silke Scheuermann, adore et chante les animaux disparus comme le tigre à dents de sabre et… le dodo justement.
Derniers liens, ceux concernant Ruth Klüger : Découverte de Ruth Klüger, Ruth Klüger, Martin Walser et Reich-Ranicki et Kaddish pour un père (Bloc-notes 2021). Parce qu’elle aussi a commenté un poème de Gertrud Kolmar et qu’elle aussi a connu Auschwitz mais en a miraculeusement réchappé.

Et, pour finir, j’ai bien sûr enregistré les deux livres lus, celui d’Alain Lercher porte le N° 4761, celui des poésies de Gertrud Kolmar édité par Ulla Hahn, le N° 4762, les deux ont été intégrés dans ma liste de livres 38 : Poésie mondiale, dans le groupe Poésie germanophone, et là encore un lien conduit à ma note Découverte de Gertrud Kolmar de mon Bloc-notes 2024.

Que conclure de tout cela ? D’abord il me semble que j’en fais peut-être un peu trop. Car ces hyper-liens ne sont quand même pas une panacée universelle. Ils renvoient à un texte, pas à un passage isolé d’un texte. Donc lorsque l’on veut faire référence à une phrase ou un groupe de phrases il vaut mieux, de toute façon, les citer. Soit dans le texte soit dans une note de bas de page lorsqu’on a paginé son texte et transformé en PDF comme je l’ai fait par exemple pour les textes de mon site Carnets d’un dilettante. L’hyper-lien ne se justifie donc que lorsqu’avec cette mise en lien avec un autre texte on propose une ouverture vers quelque chose. Quelque chose d’autre, de semblable, ou de contradictoire, qu’importe. Quelque chose en relation. La fameuse transtextualité de Genette. 
D’un autre côté le fait même que j’ai pu établir tant de hyper-liens entre les textes de mes sites semble montrer qu’il existe tout de même, malgré la diversité des sujets abordés, une certaine unité dans mes écrits. D’où vient cette unité ? C’est que derrière toutes mes lectures, qu’il s’agisse de littérature mondiale ou de ces sciences que l’on dit humaines, il y avait, il y a toujours, ce besoin d’étudier l’homme, d’essayer de comprendre l’homme. Je dis bien essayer. Car le comprendre c’est impossible. Cela j’en suis persuadé aujourd’hui, alors que j’ai 89 ans. Comment peut-on comprendre que des hommes aient éliminé une femme comme Gertrud Kolmar comme un cloporte, comme une vermine ? Que des hommes aient décidé la chose, que d’autres l’aient fait et que d’autres encore l’aient su et se soient tus ?