Dans le Monde du 7 mars 2024 on évoque le sort malheureux du roi britannique des télécoms, Vodafone. Je jubile parce que je me rappelle cet événement absolument incroyable de l’année 2000. Un petit opérateur de téléphonie anglais presqu’inconnu lance une OPA hostile sur un géant allemand de la sidérurgie et de la construction mécanique lourde, Mannesmann-Demag. Et la réussit. Puis vend le groupe par appartements !
J’ai souvent évoqué dans le passé tout ce qui faisait la différence entre l’industrie française et l’allemande. Et la grande force de cette dernière. Et essayé des les expliquer, ces différences. Comme le très grand nombre de sociétés moyennes allemandes appartenant à des familles, patrimoniales comme on dit, au moins trois fois plus nombreuses qu’en France. L’éloignement de la direction, presque toujours parisienne, des usines de l’entreprise française. Les dirigeants français plus financiers que les Allemands, très souvent ingénieurs, donc connaissant mieux leurs produits. Etc. Mais la raison essentielle – et qui était la conséquence de toutes ces différences – c’était l’absence de stratégie ou les erreurs de stratégie, surtout la stratégie du produit, qui ont caractérisé l’industrie française. Et j’ai cité des cas. De nombreux cas pour illustrer ma théorie. Mais je citais quand même une exception. Une exception allemande et que je trouvais d’autant plus surprenante que je connaissais bien le groupe en question, Mannesmann-Demag. Et leurs dirigeants.
Mannesmann était une sidérurgie ancienne, dont le siège et l’usine principale étaient situés à Duisbourg dans la Ruhr. Elle avait une particularité : ses produits principaux étaient des tubes. Cela partait du tube dont on fait les échafaudages tubulaires aux tuyaux de distribution d’eau et de collecte d’eaux usées et aux énormes tuyaux pour pétrole, les pipe-lines. Donc une activité plutôt protégée des fluctuations de la construction et de l’automobile. Et qui avait de l’avenir. Quant à Demag c’était le trésor du levage et de la construction mécanique lourde allemands. En levage on partait de palans à chaînes électriques, passait par les grues mobiles et les ponts roulants lourds de sidérurgie jusqu’aux portiques géants de manutention des conteneurs des installations portuaires. Et leur construction mécanique couvrait un peu tout : aciéries, laminoirs, usines complètes de tous genres.
Dès que je suis arrivé à Fives Lille-Cail (c’était en 1962), l’un des trois grands de l’époque de la mécanique lourde française, on m’a annoncé qu’on avait pris une licence de la technique de coulée continue de l’acier et que je devais aller faire d’abord un stage dans les bureaux d’études de Demag à Düsseldorf car c’est eux qui feront les plans des installations que nous construirons dans nos usines de Lille et de Denain, puis un autre stage à l’aciérie de Duisbourg de Mannesmann qui fournira le know-how métallurgique et l’assistance pour le démarrage de l’installation. Et ramassera les royalties. Ne me demandez pas de vous expliquer ce que c’est la coulée continue. On n’est pas là pour cela. Si vous voulez vraiment en savoir plus vous n’avez qu’à aller sur mon site Carnets d’un dilettante et lire ma superbe et épique note intitulée : le graphite et l’acier !
A l’aciérie de Duisbourg j’allais faire la connaissance de celui qui allait devenir mon ami, le Diplom-Ingeniör Hans-Josef Reuter. Et avec lui le vers était bientôt dans le fruit. Car un peu plus tard, il allait créer son propre bureau d’ingénieurs et nous allions, ensemble, prendre notre liberté et rouler Mannesmann et Demag dans la farine. Enfin, pas complètement. Parce qu’une fois que nous avions réussi à obtenir une commande superbe d’Usinor Dunkerque, la première grande installation de coulée continue française pour brames de grande largeur, le PDG de l’époque, un certain Francis Mer, rare industriel étant devenu Ministre de l’Industrie en France (l’homme qui a proclamé que le taux de 20% de bénéfices que réclamaient les fonds de placement, était absolument impossible à obtenir dans une production classique. Oh, le grand naïf !), voilà que ce PDG apprend que nous avons abandonné Mannesmann. Or il veut que ce soit eux qui démarrent l’installation et qu’en plus nous reprenions un dispositif que nous n’avions pas inclus dans notre conception, la lingotière courbe (mais là non plus je ne vais pas perdre mon temps pour vous expliquer ce que c’est…), parce que nous ne voyions pas comment passer à côté du brevet qui le couvrait et qui appartenait à Mannesmann.
Alors c’est là que se passe mon contact avec le grand boss du groupe. Dans mon souvenir il s’appelait Petersen, mais je peux me tromper. Parce c’est bien évidemment moi, le germanophone, que Fives à envoyé à Duisbourg pour essayer de trouver une solution. Il y a un Empereur allemand qui est allé à Canossa, moi qui ne suis pas Empereur, je suis allé à Duisbourg, Rhénanie-Westphalie ! Et à ma grande surprise on a pu trouver un accord : leur payer 5% sur la totalité de l’installation et faire contrôler nos plans par Demag. Le Petersen et ses adjoints m’ont impressionné. Visiblement ils savaient de quoi ils parlaient. Et ils étaient malins. Ce n’est que bien des années plus tard, j’avais déjà démissionné depuis longtemps de Fives, que j’ai appris qu’ils étaient encore bien plus malins que je le croyais. Car si le brevet de la lingotière courbe avait bien été déposé en France, il n’était plus valable. Notre ingénieur brevets avait mal fait son travail : ils n’avaient plus payé – ou avaient oublié de payer – les annuités du brevet ! Et le fameux Petersen, ou quel que soit son nom, était parfaitement au courant !
C’est beaucoup plus tard que j’ai eu à nouveau un contact avec l’un des dirigeants du groupe qui était devenu entre-temps Mannesmann-Demag, le sidérurgiste ayant acheté le mécanicien. Je n’étais plus à Fives mais dirigeais le groupe Tractel-Secalt que j’avais diversifié. Et l’une des diversifications nous avait amenés aux appareils d’entretien des façades (ces machines qui roulent sur les toits sur des rails, avec des bras auxquels est suspendue une nacelle pour les laveurs de vitres. Mais là encore, ne comptez pas sur moi pour vous expliquer…). Or c’était également une des activités de Mannesmann. Au début ils étaient largement les leaders du marché mondial. Et il n’était pas toujours facile pour nous de les battre. A cause du nom. Je me souviens qu’un jour nous espérions obtenir la commande de l’installation d’entretien du nouveau siège de Bouygues en banlieue parisienne, mais lorsque Francis l’a appris, il a piqué une colère, paraît-il, disant que pour son siège il voulait le top. Et ce top ne pouvait être qu’une société top comme Mannesmann ! Il ne savait pas, ce pauvre Francis (paix à son âme !), que Tractel était dirigé par un Centralien top comme lui !
En tout cas, à force d’attaquer Mannesmann partout où ils n’étaient pas (c’est ainsi qu’on s’est installés à Dubaï et qu’on a ramassé pratiquement toutes les installations de toutes les tours qui s’y sont construites !), on a réussi à les dépasser. C’est un Directeur de Mannesmann d’une de leurs usines du côté de Munich (Olchingen, je crois) qui l’a reconnu devant moi : on était devenu le leader du marché. Il m’avait fait venir pour me demander si nous n’étions pas intéressés à racheter sa division installations d’entretien de façades ! L’activité n’était pas rentable et n’entrait plus dans la stratégie du Groupe. J’ai pu visiter leur usine, leur bureau d’études, regarder bilan et compte d’exploitation, fiches de personnel et… finalement nous avons renoncé. Mais le Directeur de l’activité avait encore d’autres responsabilités et c’était un homme assez jovial. C’est lui qui a été le premier à me parler de l’activité téléphone et télécommunication. Ils avaient racheté le système de télécommunication de la Bundesbahn et fabriquaient des téléphones portables (mon premier portable était d’ailleurs un Mannesmann) et il paraît que le sommet, là où se trouvaient ces dirigeants malins que j’avais connus, était enthousiaste ! Absolument enthousiaste.
Moi cela m’a tout de suite rappelé ce qui s’était passé chez Fives. Là aussi il y avait un petit cercle de dirigeants plutôt malins. Le PDG était un polytechnicien qui venait de Sud-Aviation. Il ne connaissait pas grand-chose à nos produits mais ce n’était quand même pas un imbécile ! Le Directeur financier était un homme de Paribas. Car Paribas, avec 7% seulement du capital, contrôlait Fives. Et le Directeur commercial Claude Sapin, le père de l’homme politique Michel Sapin, était quelqu’un d’une intelligence supérieure. Il n’y en avait qu’un que je considérais comme un vrai con, le Directeur de Production qui chapeautait les usines et avait pris de l’importance après mon départ (il cherchait continuellement des noises à mon ami Reuter. Alors celui-ci lui tournait le dos en disant : Je m'en va...). Or voilà que ces grands esprits font confiance à un ancien de Darty, veulent se diversifier dans la distribution d’équipements électroniques et lui accordent une garantie illimitée. Et cela s’est très mal terminé pour eux, l’homme de Darty était un margoulin et les stocks faux. Mais ceci est une autre histoire. La question essentielle n’est même pas là : comment une entreprise de mécanique qui fabrique sucreries, cimenteries, équipements sidérurgiques, etc. peut-elle aller se diversifier dans la distribution (ce qu’ils ne connaissent pas) de matériel électronique (auquel ils ne comprennent rien) ?
Alors l’enthousiasme des dirigeants de Mannesmann-Demag pour les télécommunications ne paraît peut-être pas aussi dingue, mais c’est quand même cela qui provoquera leur perte. Ils auraient dû se souvenir du proverbe allemand : Schuster, bleib bei deinen Leisten (cordonnier, reste dans ton échoppe).
C’est en l’année 2000, le Monde le rappelle (voir : Vodafone, le déclin de l’empire européen des télécoms, article d’Olivier Pinaud) que Vodafone lance une OPA hostile sur Mannesmann-Demag pour un montant de 180 milliards ! Est-ce que le commun des mortels se rend compte de ce que représente un milliard ? Evidemment, non. Pratiquement personne. On sait ce que représente un million. Et, encore, pas tout le monde. Mais beaucoup de gens savent quand même que cela peut représenter le prix d’un bel appartement parisien. Mais un milliard ? Vous voulez dire mille millions ? Et là on parle de 180 mille millions ! Et d’où est-ce que Vodafone tire une telle somme ? Que représente Vodafone à l’époque ? Ils rayonnaient sur l’Europe, écrit le Monde. Présents dans les cinq pays européens majeurs. Même au Japon, aux USA et en Afrique (Nigéria, je suppose). Et, surtout, une capitalisation boursière, certainement complètement spéculative, mais quand même : 234 milliards. Est-ce que cela suffit pour qu’on vous prête 180 milliards ? Sur votre bonne figure ? Certainement pas. Mais sur un plan, oui, probablement, un plan qui prévoit la suite, la vente par appartements…
Que pouvaient faire les dirigeants de Mannesmann ? Rien. On appelle une OPA hostile lorsque la direction du Groupe s’y oppose. Et les actionnaires de référence s’ils existent. Le Gouvernement allemand, dans ce genre d’histoires, se garde bien d’intervenir. Il n’y a pas de tradition colbertiste dans ce pays. Une OPA hostile n’était pas courante en Allemagne à l’époque. Aucune législation n’existait pour la contrer. Et n’existe pas plus à l’heure actuelle, autant que je sache ! A ma connaissance seule la Suisse possède une telle législation. Vous pouvez toujours essayer d’acheter Nestlé ou leurs géants de la chimie et de la pharmacie. Que nenni ! Alors qu’eux le peuvent, acheter ce qu’ils veulent, même en hostiles, dans l’Union européenne. Va comprendre, Charles !
Alors Vodafone lance son OPA et cela réussit. Pourquoi ? Parce que les porteurs d’actions n’ont aucun sentiment pour l’entreprise dont ils sont actionnaires. De toute façon, le plus souvent, ils ne sont que de passage. Dans son livre paru en 2005, Le capitalisme total, le banquier, soi-disant de gauche, Jean Peyrelevade, estimait la durée de détention d’une action par un épargnant de l’ordre d’une année. Alors que l’entreprise dont l’action représente une parcelle est bien évidemment un bien de longue durée. J’avais évoqué cet aspect du capitalisme financier dans une longue étude parue dans le 4ème tome de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, sous le titre : Rocard, le gauche et moi et le sous-titre : Michel Rocard, Jean Peyrelevade, le PS, le capitalisme financier. Donc les actionnaires de Mannesmann-Demag marchent. Avec joie. Avec jubilation. Et l’OPA se fait. Et aussitôt Vodafone met en vente tout ce qui n’est pas télécom. Je ne sais pas si vous avez bien saisi : Vodafone achète un immense ensemble industriel, datant du tout début du XXème siècle, comprenant des aciéries, des laminoirs, des usines géantes de la mécanique et tout le savoir-faire des ingénieurs de ces entreprises et leur réputation internationale, juste pour récupérer une toute petite partie qui n’a aucun lien avec tout ça, juste quelques réseaux de télécom et des téléphones portables. Il n’y a que dans le nouveau monde du nouveau capitalisme financier qu’une telle chose a pu exister ! C’est encore aujourd’hui la plus grande OPA hostile qui aie jamais réussi.
Qu’est-ce qui s’est passé après cela ? Vous savez, en 2000 j’ai eu mon premier cancer, à la fin de l’année j’ai pris ma retraite et en 2002 j’ai eu mon deuxième cancer. Alors, vous comprenez : tout ça… Tout ce que je savais c’est que Demag avait été vendu à Siemens. Mais si vous allez sur le net vous comprenez que Siemens a très vite revendu une bonne part de l’entreprise qui a été morcelée. Des morceaux passent à un groupe financier américain KKR, qui revend plus tard au Japonais Sumitomo, d’autres sont vendus à l’Américain Terex, qui revend plus tard à un autre Japonais et aussi au Finlandais Kone. Il y a aussi le fabricant de laminoirs, Schloemann, du groupe GHH, qui récupère la partie construction de laminoirs de Demag. Vous aurez compris : un prédateur après l’autre ! Remarquez : GHH (Gutehoffnungshütte) et le Finlandais Kone sont des industriels sérieux. Mais Demag est mort. Passé au hachoir et jeté aux quatre vents !
Vous comprendrez ainsi que cela me fait drôlement plaisir d’apprendre qu’aujourd’hui la capitalisation boursière de Vodafone, le Roi des prédateurs, ne représente plus que 22 Milliards d’Euros, moins du dixième de la valeur de l’année 2000. Qu’ils ne sont plus présents qu’au Royaume Uni, en Allemagne et en Afrique. Que « des prédateurs se bousculent à son capital », comme l’écrit le Monde. Ce qui inquiète le Gouvernement britannique car Vodafone contribue à assurer la cybersécurité du Royaume-Uni, écrit-il encore. On se repose sur une entreprise financière pure et prédatrice pour assurer la sécurité du pays ! Alors le Gouvernement crée « un comité de sécurité nationale pour superviser les activités sensibles de Vodafone ». « Une tutelle à laquelle l’empire n’était pas habitué », ajoute perfidement l’auteur de l’article. Je suppose qu’il ne veut pas parler de l’Empire britannique, mais de l’empire Vodafone. Ah, oui, j’oubliais : au passage le Monde révèle encore un joli coup bien caractéristique de notre nouveau (pas si nouveau) monde de la Finance. En 2013 Vodafone vend les 45% qu’ils détiennent dans le numéro 1 américain du téléphone mobile pour 120 milliards d’Euros. Mais au lieu d’utiliser cet argent pour diminuer leur dette ou faire un autre investissement, ils distribuent 90 milliards en dividendes à leurs actionnaires ! Le principal but d’un PDG aujourd’hui est de faire plaisir à ses actionnaires. Qui ne se sentent pas plus liés à l’entreprise pour cela, d’ailleurs. Quant au PDG il ne touche plus un simple salaire de PDG. Il est acheté par ses actionnaires.
Je ne sais pas si vous lisez les journaux. L’histoire de Boeing par exemple. Leurs avions volent au-dessus de nos têtes et perdent une roue, une porte, un morceau de fuselage. C’est pas grave. C’est juste que, depuis un bon moment, les patrons de la firme sont de purs financiers. Un célèbre gourou américain du management, considéré comme un « penseur » de l’entreprise, Peter Drucker (rien à voir avec notre Michel) s’est demandé, il y a très longtemps déjà : « peut-on accepter que les analystes financiers croient que les entreprises font uniquement de l’argent, et non pas, par exemple, des chaussures ? ». Ou des avions ? Or pour faire des bénéfices il faut sacrifier des postes de travail. Le contrôle, la sécurité, la finition, le bureau d’études par exemple. Et si un type râle on le licencie. Dernièrement il y a un témoin capital qui a même été assassiné. J’espère qu’ils ne sont pas encore arrivés à ce point. Vous me direz, si vous tuez des passagers, pourquoi pas un témoin gênant ? Moi, en tout cas, je lève de plus en plus souvent la tête. Comme les Gaulois. Toute la journée et quelquefois la nuit, les Boeing 747 de Cargolux passent au-dessus de ma maison. J’attends qu’un réacteur se détache et tombe sur mon toit. C’est déjà arrivé du côté de l’aéroport d’Amsterdam. Je me demande si je suis assuré pour…
Post-scriptum : si le capitalisme financier vous intéresse je vous propose un état des lieux. Même s’il commence à dater. Voir mon Bloc-notes 2015 : Ainsi va le capitalisme financier…