(P. Schweisguth : Etude sur la littérature siamoise, Librairie d’Amérique et d’Orient, Adrien Maisonneuve Paris,1951)
Pendant longtemps nos élites cultivées, nos intellectuels, nos universitaires, se sont intéressés d’abord aux pays de l’ancienne Indochine, notre colonie, en négligeant complètement le reste de l’Asie du Sud-est, Malaisie, Indonésie, Philippines et, encore bien plus, la Thaïlande. Bien que tout le monde ait entendu parler du fameux voyage au Siam, du temps de Louis XIV, de notre abbé de Choisy, l’homme qui aimait à s’habiller en femme (plus pour s’introduire ainsi dans le lit d’une vraie femme que parce qu’il avait un problème de « genre » !). Or, voilà qu’en continuant à travailler sur les listes de livres de ma bibliothèque, je tombe sur ce livre que j’avais oublié d’enregistrer, un livre acquis en 2015 du libraire, bien nommé, L’Opiomane, et que je découvre que deux universitaires, au moins, R. Lingat (que je ne connais pas) et G. Coedes, qui a été à la tête de l’Ecole française d’Extrême-Orient de Hanoï et dont l’un de ses ouvrages fondamentaux, Les Etats hindouisés d’Indochine et d’Indonésie, se trouve dans ma bibliothèque, avaient une parfaite connaissance de la langue siamoise, et que l’auteur du livre en question, était leur élève.
Schweisguth commence à nous parler brièvement de l’origine et de l’histoire des peuples thaïs, qui sont venus de Chine (leur langue est d’ailleurs monosyllabique comme la chinoise), se sont installés ailleurs encore, comme dans le nord du Vietnam, et ont eu à combattre, là où se trouve la Thaïlande aujourd’hui, essentiellement contre les Khmers et les Birmans. Et, sur le plan culturel, ils ont également subi des influences indiennes. D’ailleurs, encore aujourd’hui, le bouddhisme est leur religion largement majoritaire. Quant à leur littérature elle est déjà ancienne. Certaines inscriptions, et même un ouvrage dont on connaît une copie, datent du XIVème siècle.
Le premier aspect qui m’a frappé en parcourant le livre de Schweisguth et les extraits cités c’est l’incroyable richesse des descriptions de la nature, faune et flore, qui accompagnent les récits. Déjà dans ce très beau poème tragique, le P’hra Lo, qui date du début du XVIIème siècle. Un roman d’amour entre les enfants de deux familles ennemies (histoire connue !). Les deux filles du Roi de Song ont entendu parler de la beauté du fils du roi de Suong et cherchent à l’attirer par un stratagème de sorcier. Quand les deux confidentes des princesses s’en reviennent de chez le sorcier qui habite la forêt, chevauchant leurs éléphants, on tombe sur une première et longue description de la nature qu’elles traversent :
« …les deux dames se retournent fréquemment pour admirer les arbres de la forêt qui leur semble quelque palais céleste, orné de fleurs rouges, éclatantes comme des rubis, ou, par endroits, de feuilles vertes claires et fraîches, émeraudes étincelantes. Il y a aussi des fleurs qui sont jaunes, presque de l’or pur, ou blanches comme des perles… ». Mais il y a aussi la faune, les oiseaux dont les chants charment les oreilles des deux dames : « On distingue le caquètement des perruches, les cris des sarigues et l’appel des kaowas ; des perroquets se flattent en roulant de côté et d’autre, des minahs bavardent deux à deux, des pies prennent un air hautain en écartant la queue en éventail et en cambrant la poitrine, des moineaux plongent la tête pour boire à toutes petites gorgées, des paons relèvent leurs plumes avec souplesse en faisant la roue, étalant vers le ciel leur queue vibrante, tandis que leurs femelles les entourent avec respect… ». En tout cas le sortilège fonctionne. Bientôt c’est le prince qui s’égare dans la forêt et s’approche du pays Song. Et se met à son tour à contempler la nature :
« Il voit des aigrettes, et des hérons perchés en groupes, des paons qui s’agitent, excités, des pigeons verts… ». « Des singes en faisant des grimaces se fraient un passage à travers les branches de langling, et les petits des singes en descendent pour attraper des fruits… Des loris se poursuivent en faisant la culbute et en sautant joyeusement, ils s’enfuient devant les petits singes qui les chassent en bondissant de ci de là… ».
Bientôt il arrive au palais des deux sœurs qui le guettent, l’attirent dans leur chambre et le prince tombe amoureux des deux sœurs en même temps. Ce qui n’a rien de choquant aux yeux des Siamois, nous prévient Schweisguth. La polygamie est admise pour les rois. Et ce qui devait arriver, arrive :
« Son visage s’approche de son visage aux joues claires et fraîches… Son sein s’approche de son sein délicat, son ventre de son ventre… Ensorcelé il s’unit à elle fraîche et ravissante… Intimement se mêlent leurs parfums et leurs goûts, leurs désirs et leurs destinées. Ils sont tels les fleurs ravissantes d’une guirlande, pressées les unes contre les autres, et dont les pétales s’épanouissent et se déroulent. Et l’abeille vient fouiller intimement le cœur du lotus, tandis qu’ils s’excitent en s’appelant l’un l’autre. Un bain dans l’étang du paradis n’égale pas le bain dans l’étang de la petite princesse à la chair douce, arrosée, oh ! à satiété. Le bonheur est immense dans l’étang de la princesse où bondit le poisson vainqueur… ».
Les descriptions d’actes charnels sont assez rares dans la littérature siamoise nous dit Schweisguth. C’est possible, bien qu’on va encore tomber sur un autre exemple plus loin. Mais la description est tellement poétique, tellement charmante… Tout en étant bien explicite !
Cela me fait d’ailleurs penser aux Persans de l’âge d’or. Gorgani, dans son roman de Wîs et Ramîn, raconte l’acte de la manière la plus précieuse possible : « Comme Wîs résistait au champ-clos de la joie, Râmîn introduisit la clef de son désir dans la serrure du plaisir ; la belle perle de grand prix, il la perça ; et de son abstinence il libéra la vierge ; lorsqu’il brandit sa flèche hors de l’endroit blessé, toutes deux, flèche et cible, étaient ensanglantées. Pour la charmante Wîs blessée par cette flèche, la fatigue comblait le désir de son cœur ». Nizamî, dans le Pavillon des sept princesses (dans la superbe traduction de Michael Barry), raconte ainsi la fin de l’histoire entre le Maître du Jardin et la Dame blanche, lorsque le premier arrive enfin à ses fins, lorsque chante le coq au petit matin :
« Lors perfora-t-il la perle non forée
De son bâtonnet de corail,
Et lors de l’éveil du coq
De s’assoupir enfin
L’élan de son poisson ».
L’histoire de P’hra Lo, comme celle de Roméo et Juliette, se termine mal. Le prince est dénoncé, le roi, père des deux sœurs est prêt à pardonner et accepter le prince comme gendre, mais la mère du Roi dont le mari a été tué par le père de P’hra Lo, n’oublie rien. Furieuse elle commande aux gardes de s’emparer du prince et de le tuer. Après un long combat à l’épée, les gardes tirent sur le prince avec des flèches, les sœurs se tiennent à ses côtés et sont tuées elles aussi. Tous les trois réunis dans la mort. C’est un des rares drames de la littérature siamoise, dit Schweisguth. Souvent les morts ressuscitent. Il faut croire qu’en général on aime plutôt les happy-ends.
Mais la grande surprise que m’a valu la lecture de cette étude de la littérature en question, c’est la découverte d’un genre poétique que je ne connaissais pas et dont je n’ai jamais rencontré l’équivalent ailleurs (mais cela ne veut rien dire. Je ne suis qu’un amateur…), le nirat. C’est le récit d’un départ. Quelqu’un qui doit partir. Pour différentes raisons. Pour rejoindre la guerre, pour faire un pèlerinage, pour devenir moine (moine bouddhiste temporaire, c’est encore l’usage aujourd’hui au Laos, c’était le cas du patron d’un hôtel où nous avons couché). Ou toute autre raison. Et celui qui part a laissé une amie. Alors il chante la belle. Et au fur et à mesure qu’avance son voyage, il va aussi décrire la nature qui l’entoure. La nature toujours.
Le premier nirat, d’après Schweisguth, est le nirat Harip’hunchay, toujours du XVIIème siècle. « J’entends le cri des perruches qui murmurent… Je vois les oiseaux qui s’assemblent en grand nombre… Tandis que moi je suis tout seul séparé d’elle et soumis à ma destinée, amant désolé. Voyageur chantant son amour plaintif tandis que le coucou solitaire répète son cri provoquant… ». « Des paos errent sans se percher, des hérons nocturnes, des tourterelles volent au-dessus de nous en chantant plaintivement ; je les supplie de s’élancer vite, pour aller dire à ma mie qu’elle me manque… La lune enfin perçant les ténèbres nous éclaire… Maintenant c’est l’heure où j’allais embrasser à la taille le corps souple et doux de celle dont la chair est délicate et que j’aime… ».
On trouve encore au XVIIème siècle un poème célèbre, dit Schweisguth, le T’hwat’hotsamat (les douze mois), dont la première partie ressemble à un nirat. Et contient quelques vers plutôt érotiques :
« Je pense amoureusement à vous, mon cœur n’en faisant qu’un avec le vôtre… Je pense au temps où le parfum de vos joues se répandait… Je pense au temps où nous nous promenions seuls tous les deux, mon bras entourant votre poitrine, ma main vous tenant étroitement serrée… Je pense au temps où nous étions enlacés avec force, où de mes doigts palpant le lotus d’or de l’étang si beau, je faisais s’entr’ouvrir la fleur, où j’admirais la guirlande exquise, efflorescence déroulée sous le mont Meru… ». Et voilà ! C’est ainsi que nous apprenons que notre mont Vénus est chez ces bouddhistes la montagne sainte, le mont Meru ! On n’a jamais fini d’apprendre…
Le K’hamsuon est un autre nirat qui date de la même époque (fin du XVIIème) et dont on connaît le nom du poète : Sî Prat. Il décrit un voyage en barque depuis Ayutya, l’ancienne capitale du Siam, jusqu’à la mer. Voyage d’autant plus tragique que le poète a été condamné à l’exil ! Le poème commence avec une glorification d’Ayutya :
« Ayut’hia dont la renommée est célèbre au ciel comme sur la terre, bâtie grâce aux mérites et à la puissance de nos anciens rois, où les temples, magnifiques comme les palais d’Indra, sont à l’intérieur tout tapissés d’or et d’étoffes précieuses, et resplendissants à l’extérieur ! Ayut’hia, pareille à un monde étincelant d’étoiles ! aux innombrables joyaux épars, scintillants, paradis merveilleux ! Ayut’hia, ville magnifique derrière ses trois murailles puissantes avec leurs tours aux nombreuses flèches ! ». Puis il pense à son amie qu’il a dû quitter :
« Vous confierai-je au ciel ? Je crains, hélas qu’Indra ne prenne plaisir avec vous et vous enlève ! Vous confierai-je à la terre, ô ma belle ? Hé, le roi, maître de la terre (le Roi de Siam), vous prendrait pour lui ! La confierai-je à l’eau, à l’océan ? Les jeunes nagas excités viendraient la caresser, brisant mon cœur en feu ! ». Oui les nagas, on connaît, elles grouillent à Angkor Vat !
Et alors il décrit son voyage : « Tout comme l’eau qui tourbillonne mon cœur hésite et tournoie ému par un désir ardent… Passé Bangkrachè, je regarde des singes qui sautent joyeusement, ils bondissent, heureux, eux, hélas !... l’obscurité vient, tout s’estompe aux yeux… la barque qui nous porte descend, en glissant, le courant ; nous atteignions la maison de la douane, on ne s’y arrête pas, nous passons invisibles… on s’éloigne tandis que la lune glisse et que se répandent dans l’air des parfums exquis, des odeurs délicieuses, mais qui ne peuvent cependant effacer dans mon souvenir celles des joues de ma belle !... Puis on s’approche de Bang K’hrut (l’arbre K’hrut est une espèce de citronnier), le parfum diffusé dans l’air par les fruits de cet arbre me fait souvenir qu’elle se servait de ces fruits pour laver ses cheveux. Le parfum de ses cheveux il n’y en a aucun qui lui soit comparable, les cheveux des apsaras divines ne peuvent égaler les siens !... Puis la barque est secouée par les flots et nous dansons, le vent fait claquer la voile et la barque glisse penchée sur le côté. »
Les poètes qui suivent, du XVIIIème et du XIXème, reprennent les mêmes descriptions, les mêmes pensées, la même confusion entre la nature qui les entoure et l’état de leur âme. Comme dans ce Nirat Narint d’un poète de la fin du XVIIIème, Nay Narint T’hibét, qui a dû quitter Bangkok et son amour pour faire la guerre :
« Voici la lune qui s’éteint et les astres qui disparaissent, leur clarté s’atténue comme la flamme vacillante d’une lampe ; comme la flamme qui s’en va j’ai quitté en cachette ma jeune amie ! Dormait-elle ou était-elle éveillée ? Triste ou soupirante ? Dans notre chambre la dernière fois. Voici l’aurore, on ne sait si c’est le jour ou encore la nuit, je suis éveillé, mais mes yeux et mon esprit rêvent encore confusément ! »
Puis on frappe les cloches, les tambours, on lève le camp, on embarque, puis lorsque le bateau arrive à la mer :
« Nous sortons de l’embouchure de la rivière et l’eau qui nous entoure maintenant de toutes parts est éblouissante dans la mer immense, on y voit des remous et des veines. Hélas, je l’ai quittée ! Ne vaudrait-il pas mieux me précipiter au milieu des flots ? Le bruit vivant de l’océan, c’est comme s’il était exubérant de joie, les vagues déferlent et se déroulent, et puis se réduisent en écume avec un bruit qui résonne au loin. De même dans mon cœur, le mal grossit et s’enfle à l’unisson de la mer et de mes lèvres un cri s’échappe, et voilà que je pleure tandis que le golfe est plein d’un joyeux tumulte ! »
Plus tard quand l’armée s’en va combattre sur la terre ferme : « Les étendards d’or claquent au vent, appelant les soldats ; et moi je pense au goût de l’amour qui est encore dans mon cœur ». Et quand vient la nuit : « Pendant la nuit les gongs de la veille se répondent les uns aux autres et ils m’effraient ! Puis on frappe les tambours de bois tandis qu’on ranime les feux d’où sortent des flammes claires. L’amour garde mon cœur éveillé comme la garde autour du camp… J’avais coutume de dormir auprès de ta douce chair, mes narines humaient ton parfum équivalent celui du reliquaire d’or… Tous les deux nous étions infiniment heureux, nous nous amusions, as-tu oublié ? J’avais coutume d’approcher mes lèvres de tes lèvres et par des paroles douces je priais avec amour en t’attirant vers moi. Hélas ! mon bonheur est loin maintenant, et je compterai les mois et les années qui passeront… ».
Et voici un dernier nirat, le Nirat Wat Ruok, de l’écrivain T’hammap’himont (1858 – 1928). L’auteur fait un pèlerinage, il ne voyage pas en barque mais avec un char à bœufs et on se demande si son amour était encore aussi solide lors de son départ que le joug qui lie sa paire de buffles :
« Je regarde le joug qui unit notre paire de buffles, gros puissants et musclés, et le conducteur du char qui les mène avec habileté… Belle ! ô belle ! Chérie de moi ! Je t’ai quittée et notre amour s’est disloqué. Comment es-tu donc maintenant ?... Qui va te chérir, s’approcher de toi, tout près, te tenir au moment de se coucher ?... Voici la fin du soleil, la forêt s’assombrit… des nuages nous couvrent… le crépuscule du soir m’effraie, mon cœur bat douloureusement… Puis on entend une femelle gibbon tirant les branches des arbres, elle est en détresse, son cri doux et tourmenté vibre-t-il de passion ? En l’écoutant gémir j’imagine que tu m’implores !... Est-ce le désir ou la peur ? Appelle-t-elle son époux ou se sent-elle seule ?... A la nuit la lune qui paraît au ciel, encore indistincte, me rappelle toi lorsque tu étais gracieusement voilée… La lune et les étoiles, éparses sur le ciel, nous éclairent de leurs rayons brillants, et je pense au jour heureux de notre mariage où pour la première fois nous fûmes unis dans la joie, une lanterne était pendue dans la case et nous éclairait… »
Mais la littérature siamoise ne se réduit pas aux nirat. Bien sûr. Et Schweisguth nous en donne une riche sélection. Poèmes épiques, théâtre, même théâtre d’ombres, poésie populaire. On y trouve avec plaisir ce qu’on connaît ailleurs : les chants alternés et moqueurs entre groupes de garçons et filles. Berceuses aussi. Mais les berceuses sont les mêmes dans le monde entier. « Dors, mon enfant, dors… ». Mais on y trouve aussi un autre genre de berceuses. Une originalité de plus. A laquelle vous ne vous attendez certainement pas. Des berceuses pour éléphants !
Il faut vous dire qu’à l’époque on trouvait encore beaucoup d’éléphants sauvages au Royaume de Siam. Comme on en trouve encore au Laos voisin. Et qu’il faut attraper de temps en temps, pour les apprivoiser et les faire travailler. Et une fois de plus je me rappelle notre voyage au Laos, notre descente sur un bateau lent du Mékong. Et ces éléphants que nous avons vus travailler au bord du fleuve, portant de lourds troncs de bois au bord d’une barque…
Pour attraper un éléphant sauvage on fait une battue. Avec des chasseurs montés sur d’autres éléphants. Une fois capturé on ligote l’animal à des pieux et on commence à ne rien lui donner à manger. Pour lui faire apprécier plus tard, dit Schweisguth, la main qui le nourrira. Et une fois calmé, on lui récite une berceuse. Comme cette berceuse destinée à une femelle. La première partie est solennelle, récitée par des fonctionnaires, avec tout le cérémonial qui convient, dit Schweisguth, à des personnages aussi importants que des éléphants :
« Eh ! la mère ! n’ayez plus de soucis, plus de désirs ! Ne pensez plus à vos parent et amis ! Eh ! la mère ! n’ayez pas de regret… Ne pensez plus à la troupe d’éléphants, à vos compagnons de la jungle !... Ah ! la mère ! ne pensez plus à la forêt ! Oubliez les lieux ou les coutumes sauvages, les collines désertes où vous résidiez d’habitude, n’espérez plus pouvoir aller vous promener au milieu des bois ; vous ne pourrez plus marcher en broutant à votre aise… ».
La deuxième partie est plus familière, plus enjouée :
« Ah ! la belle ! n’ayez pas de souci à cause de votre mari, de votre famille, de vos père et mère, de vos compagnons, de vos amis du troupeau avec lesquels vous aviez coutume d’errer dans les bois, dans la plaine, dans les rochers de la forêt, où il était difficile de marcher… Ah ! la belle ! ne pensez plus avec tristesse aux lieux boisés à l’orée des forêts, aux clairières où vous mangiez, où vous dormiez… mais où se trouvaient aussi des épines épaisses, de nombreuses bêtes venimeuses ou féroces, des taons, des moustiques, des chenilles qui mordent, qui piquent… sans compter les vers et tous les autres insectes harassants… Ah ! la belle ! ne cherchez plus le bonheur dans les bois secs où il y a du danger, des bêtes sauvages, des tigres, des lions féroces et cruels, où de plus il est difficile de trouver de la nourriture ; dans ces bois déserts il faut endurer la chaleur et la pluie, la misère, le malheur, se coucher pour se gratter dans la poussière, se baigner dans des marais, que c’est à en perdre la joie !... »
Alors qu’ici : « A l’heure du repos vous serez en paix ; au moment de manger ce sera agréable, vous aurez tous les mets, et des gens spécialement venus pour faire de la musique, ils chanteront attentifs à vous plaire… de l’herbe vous aurez plus qu’il n’en faut, des bananes, des cannes à sucre, dont il restera beaucoup, toutes sortes de choses : noix de coco, sucre, etc. ».
Est-ce que les éléphants comprennent ce langage ? Oui, probablement, ils sont tellement intelligents. Est-ce qu’ils le croient ? Oui, sûrement, ils sont encore naïfs, c’est la première fois qu’ils rencontrent la civilisation. La civilisation des hommes. Et qu’on leur parle comme des capitalistes à des prolétaires. Est-ce qu’ils se doutent qu’à partir de ce moment ils devront bosser, tous les jours de leur vie ? Jusqu’à ce qu’ils n’en peuvent plus ? Non, certainement pas. D’ailleurs, comme vous l’aurez remarqué, la berceuse n’en parle jamais. Elle parle juste de repos. Mais même avec leur grande intelligence, les éléphants ne sont quand même pas assez subtils pour comprendre que lorsqu'on parle de repos on sous-entend aussi travail...
En tout cas, je pense que vous serez d’accord avec moi : cela valait le coup ce petit voyage au Siam, non ?