J’ai toujours beaucoup admiré ceux que j’ai appelés des passeurs. Ceux qui consacrent leur vie ou presque, à nous faire connaître une culture, un écrivain, une littérature. Des passionnés.
Comme Régis Boyer dont j’ai repris le nom pour titre d’un des chapitres de mon Voyage et qui a, jusqu’à sa fin, traduit tant de Sagas islandaises, consacré tant d’études à ses Vikings, à leur culture, leurs mythes et leurs épopées, traduit même des écrivains scandinaves modernes, a créé un Institut spécialisé à Paris pour les études scandinaves et a poussé sa passion si loin qu’il est même allé jusqu’à accompagner des voyages de touristes intéressés, organisés par l’Agence Clio ! Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1 : B comme Boyer, Régis et Littérature scandinave.
Francis Lacassin n’était pas un passeur traducteur comme Boyer mais un commentateur infatigable de tous les écrivains de ce que l’on a appelé l’autre littérature, celle de l’action, du rêve, de l’imagination, de la fantaisie. Et aussi un chercheur éminent : recherche de manuscrits, de publications perdues, ou cachées ou anonymes. Et auteur de mille préfaces, postfaces, commentaires, études approfondies. Je pourrais rappeler tout le travail qu’il a réalisé sur le roman policier, sur le roman populaire, sur Haggard, sur Burroughs et son Tarzan, sur Sax Rohmer, sur la BD, etc. Mais le plus époustouflant, pour moi du moins, c’est son immense travail sur Jack London : il a réussi à faire publier la totalité de son œuvre dans la collection 10/18, soit 51 volumes ! Avec plein de préfaces, de notes, de postfaces et de bibliographies. Et à sa mort il a laissé en legs à l’Institut des Mémoires de l’édition contemporaine 35000 volumes, 15000 revues et journaux et cent boîtes d’archives, manuscrits et correspondances ! Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : L comme Lacassin. Francis Lacassin et l’autre littérature.
Mais j’ai rencontré bien d’autres passeurs en construisant ma bibliothèque pendant une bonne partie de ma vie. L’Universitaire australien Boyd étudiant à fond la vie et l’œuvre de Nabokov. Henry Bouillier faisant un travail aussi remarquable pour Victor Segalen (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Segalen, les Maoris, la Chine et l’exotisme). L’Universitaire canadien H. P. Clive réalisant une biographie littéraire réussie et pleine d’empathie de Pierre Louÿs. A. t’Serstevens a été un passionné lui aussi et quand il a fini son travail sur le Père Labat (huit ans à étudier sa vie et son œuvre) dit qu’il le quitte à regret car il a l’impression de perdre un ami (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1 : Cendrars et ses amis). Comme Jacques Dars du CNRS qui a passé dix ans à traduire le grand roman chinois classique Au Bord de l’Eau (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : S comme Shi Nai-An). Georges Piroué qui nous a fait connaître l’autre Pirandello, le romancier, le Sicilien, l’auteur des Nouvelles pour une Année (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1 : Littérature méditerranéenne). Le grand spécialiste de Diderot, Jacques Proust, qui a réédité, en collaboration avec tout un groupe d’érudits internationaux, tous les articles que celui-ci a écrits pour son Encyclopédie (et je suis bien malheureux de n’en posséder qu’un seul volume, le troisième allant des lettres D (Damas) à L (Locke)). Le grand sinologue anglais Arthur Waley qui a beaucoup fait pour la connaissance de la culture chinoise et japonaise en Occident (nombreuses traductions de poésie chinoise dont Li Po et le Livre des 300 poèmes, entre autres, mais aussi les Entretiens de Confucius, le Voyage en Occident, etc. Mais il a été également le premier traducteur occidental du Roman de Genji japonais et même des Notes de Chevet de Shonagon) et qui a peut-être fini par sympathiser avec les Chinois au point d’avoir eu le culot de montrer toute l’ignominie de la Guerre de l’Opium des Britanniques en traduisant : La Guerre de l’Opium vue de l’autre côté. Et puis il y a l’Américain Edward Seidensticker, débarqué au Japon avec MacArthur qui y est resté pour étudier à l’Université de Tokyo, a traduit à son tour le Roman de Genji (c’est dans sa traduction que j’ai lu ce roman la première fois), puis s’est entiché de Kafu, a écrit une biographie littéraire de Kafu, a traduit encore d’autres écrivains modernes, Kawabata et Tanizaki et a décidé de finir sa vie au Japon, dans un quartier populaire de Tokyo, pas loin de celui des plaisirs où vivait Kafu. Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Littérature japonaise.
Et puis il y a René Sieffert. C’est à cause de lui que j’écris cette note et que je suis revenu aussi longtemps sur tous ces passeurs. Il faut vous dire que je suis actuellement en discussion avec la grande Bibliothèque des Dominicains de Colmar pour leur faire éventuellement don de ma bibliothèque à moi qui contient aujourd’hui plus de 4700 volumes. Et ce qui m’amène à travailler encore sur mes Listes de livres que l’on peut trouver sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque (Voir Livres de Littérature mondiale et Livres de sciences humaines). A la compléter et à l’illustrer de nouveaux commentaires. C’est ainsi que je suis tombé sur plusieurs petits ouvrages japonais traduits par René Sieffert et que je n’avais pas encore enregistrés (voir plus loin).
Or Sieffert est le passeur par excellence. Il est l’auteur, écrivait le Monde au moment où il se retirait en Auvergne où il a fini sa vie, de la plus écrasante somme de traductions du japonais jamais publiées ! Qui était Sieffert ? Né en 1923 à Achen en Moselle, pas loin de Bitche, ni de notre Alsace bossue, il commence à étudier à l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand pendant la guerre. C’est là qu’il rencontre le grand Haguenauer qui le persuade de se mettre à l’étude du japonais (je parle de Haguenauer à plusieurs reprises, à propos de la langue japonaise, et aussi à propos de cette forme poétique typiquement japonaise qu’est le tanka, par exemple au Tome 6 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque : P comme Pantoun. Comparaison entre le pantoun malais et le tanka japonais). Après la guerre, en 1951 il part au Japon rejoindre la Maison franco-japonaise à Tokyo. Il en devient Directeur et y reste jusqu’en 1954, découvrant le Nô, rencontrant de nombreux érudits japonais et commençant à véritablement s’enthousiasmer pour la littérature ancienne japonaise. A son retour en France il devient Professeur à l’Ecole des Langues’O, puis le Directeur de l’Institut. Et plus tard il créera avec son épouse les Publications orientalistes de France qu’il alimentera continuellement avec ses traductions, avec un seul but : mettre à la disposition des Français intéressés la quasi-totalité de la littérature classique japonaise.
La première œuvre japonaise que j’ai lue dans la traduction Sieffert a été l’ensemble des Dits décrivant la lutte sans merci entre les deux familles aristocratiques qui se disputent le pouvoir dans la deuxième moitié du XIIème siècle, les Minamoto (ou Genji) et les Taïra (ou Heiké). Et j’ai tout de suite été frappé par le style admirable de la traduction Sieffert (rendant, je le suppose, le style ancien des textes originaux) et aussi par l’omniprésence de cette idée de l’impermanence des choses et de la vie humaine que je rencontrerai encore souvent dans d’autres textes en prose ou en vers de l’ancien univers culturel nippon. Comme celui-ci qui ouvre le Dit des Heiké :
« Du monastère de Gion le son de la cloche, de l’impermanence de toutes choses est la résonance. Des arbres shara la couleur des fleurs démontre que tout ce qui prospère nécessairement déchoit. L’orgueilleux certes ne dure, tout juste pareil au songe d’une nuit de printemps. L’homme valeureux de même finit par s’écrouler ni plus ni moins que poussière au vent. »
La cloche qui sonne le soir on la trouvera même dans des textes modernes. Higuchi Ichiyô termine son roman Fleur de cerisier dans la nuit, où une jeune fille se meurt d’amour, en se souvenant de la cloche du monastère de Gion : « Il n’y avait pas un souffle de vent dehors. Du cerisier, près de l’avant-toit, les pétales tombaient un à un, au rythme de la triste résonance d’une cloche dans le ciel du soir ». Et Yosano Akiko, dans un tanka intitulé Femme de vingt ans, écrit :
Emplissant le soir,
La cloche du nord de Saga
Porte son écho
Sur le doux pelage d’un renard
Qui s’est tapi dans les fleurs
La mort éveille même la pitié de celui qui la donne, surtout lorsque la victime est jeune. Comme, lorsque, dans ce même Dit des Heiké, Kumagaé, grand guerrier des Genji, rattrapant le jeune Atsumori, un Heiké, au moment où il veut embarquer avec ses compagnons, le terrasse, puis lève sa visière avant de lui trancher la tête et s’aperçoit alors qu’il s’agit d’un jeune homme de seize ans d’une grande beauté. Lors voici ce que dit Kumagaé en retenant ses larmes : « Je comptais bien vous épargner, mais les guerriers de mon parti sont partout comme nuages ou brouillard. Vous ne sauriez échapper à votre sort. Plutôt que de tomber entre les mains de n’importe qui, autant vaut que vous succombiez de la main de Kumagaé qui priera pour votre salut futur ! » (traduction Sieffert). Et lors : « Allons fais vite et prends ma tête ! » dit le jeune homme. Kumagaé, ému de pitié, ne savait plus où frapper du sabre ; ses yeux se brouillant et le coeur lui faillant, il n’avait plus conscience de ce qui l’entourait... ». Finalement, tout en pleurant, il lui tranche la tête. Plus tard il trouve encore dans la tunique du mort une flûte. Cette flûte dont il a entendu le chant la nuit d’avant. « Las, dit-il, rien n’est plus cruel que le destin de celui qui porte l’arc et les flèches ! Ah, si je n’étais né dans une maison vouée aux arts de la guerre... ». Et admirez au passage le style de la traduction Sieffert !
Un autre aspect de la mort : son imprévisibilité. Parmi les nombreuses traductions de Sieffert je viens seulement de découvrir ce texte que j’avais oublié dans mon appartement parisien, L’île d’Or de Zéami, publié aux Publications orientalistes de France en 1995 (Zéami qui a vécu de 1363 à 1444, est considéré comme l’un des créateurs du Nô et est l’auteur des deux tiers de son répertoire), et je suis tombé sur ce tanka qu’on y cite :
A l’heure prévue
sur l’auvent couvert de roseaux
se montre la lune
Mais ce que l’homme ignore
c’est le terme de ses jours.
C’est un poème de Juntoku, dit Zéami (pourtant il ne figure dans aucun des ouvrages connus de Juntoku, observe Sieffert). Juntoku était un Empereur déchu et exilé comme son père Go-Toba qui régnait en son nom. En 1221. Des temps bien troublés. Ce qui n’a pas empêché les deux, père et fils, d’être considérés comme deux poètes éminents de leur époque, avec leur maître Teiba. Sieffert a repris l’un de leurs poèmes, à chacun des trois, dans son ouvrage intitulé De cent poètes un poème, paru, toujours aux Publications orientalistes de France, en 1993. Mais aucun des poèmes de ces trois poètes ne m’a frappé. Par contre j’ai beaucoup apprécié les textes de Zéami. Lui aussi a été exilé dans une île lointaine. Parce qu’il a déplu à son shôgun en refusant, après la mort de son fils, de transmettre la tradition secrète du Nô (celle qui se transmet oralement) à l’acteur choisi par son souverain qu’il n’a pas trouvé digne de la recevoir. Et la façon de pleurer son fils est bien touchante. « La vie de l’homme, vieux ou jeune, jamais n’est assurée, aussi mon malheur, pour effroyable qu’il soit, n’est-il pas unique, et cependant, sous ce coup par trop imprévisible, mon vieux corps s’écroule sous le poids de la douleur, les larmes décolorent mes manches… ». Et il termine ses pleurs qu’il intitule : La trace d’un songe sur un feuillet, par ces deux tankas :
Comment l’eussé-je cru
qu’en ce monde seul resté
tel un bois fossile
un jour je verrais flétrie
la fleur dans sa splendeur
Si je ne savais
qu’à la vie il est un terme
de ce corps vieilli
comment pourrais-je croire
qu’un jour tariraient mes larmes
Le drame de Zéami me rappelle bien sûr Ferdousi qui, lui aussi, a perdu un fils dans la fleur de l’âge, et s’en plaint à la fin de son Shah-Nameh : « j’ai soixante-cinq ans et lui en avait trente-sept ; il n’a pas demandé de permission au vieillard et est parti seul. Il s’est hâté, et moi je me suis attardé à voir ce que deviendraient mes œuvres ». Et avant de relater la mort de Sohrab, le fils de Rostam, tué par son père en combat singulier alors que ni l’un ni l’autre ne connaissent leur lien de parenté, Ferdousi s’interroge sur le mystère de la mort, son imprévisibilité encore : « Si une rafale surgissant de l’espace fait tomber une orange à terre avant sa maturité, l’appellerons-nous juste ou injuste, bienfaisante ou criminelle ? Si la mort est justice, où est l’injustice et pourquoi excite-t-elle tant de cris et de lamentations ? Ton esprit ne peut percer ce mystère et tu ne trouves aucun moyen de soulever ce voile ». Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2 : L’âge d’or arabo-persan.
Il y a encore un autre ouvrage japonais traduit par René Sieffert que j’ai ramené de mon pied-à-terre parisien. Il est intitulé Les notes de l’ermitage et l’auteur est un certain Kamo no Chômei qui a vécu de de 1155 à 1216 (Publications orientalistes de France, 1995). Il est membre d’une famille noble mais ne réussit guère à obtenir une charge de quelque importance. Alors il va se retirer dans un ermitage en 1208 où il rédige ces notes qui sont célèbres. Commençant à relater toutes les horreurs qu’il a vues (comme si la nature se mettait au diapason des horreurs des guerres fraternelles entre Heiké et Genji) : le feu qui a dévasté la capitale Kyoto, les colonnes de feu et les hommes, les femmes et les bêtes brûlés. La tornade, son souffle tournoyant brisant les maisons, grandes et petites. La terre ébranlée, les montagnes effondrées, la mer renversée. La sècheresse, les inondations, la grande famine, la peste, des choses poignantes : « Il arrivait que, ignorant que la vie de sa mère était achevée, un nourrisson restait étendu sur son corps, suçant encore son sein ». Ce n’est qu’arrivé aux fonds des montagnes que l’auteur arrive à trouver la paix. Lisant le Livre du Lotus et de la Loi, écrivant des vers, jouant du luth et de la cithare. Les fusains envahissent le sentier. Au printemps une mer de glycines. En été il entend le coucou. Et à l’automne ce sont les cigales qui emplissent ses oreilles…
Ces fameuses Notes de l’ermitage commencent avec ces phrases que « tout un chacun sait par cœur », dit Sieffert : « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde ». Un peu surprenant ce lien qu’il fait entre le sort des hommes et celui de leurs demeures. Il est vrai qu’elles sont l’œuvre des hommes, mais on pourrait penser qu’elles leur survivent. Il n’en est rien, dit l’auteur. Elles meurent elles aussi. Par le feu ou la terre qui tremble. Ou par le fait des hommes qui les détruisent ou les modifient. Et il continue avec cette belle image : « Cette façon qu’ont maître et demeures de rivaliser en impermanence, voilà qui, si j’ose dire, est goutte de rosée sur belle-du-matin. Tantôt la rosée choit et la fleur survit. Elle a survécu certes, mais au soleil du matin s’est dissipée. Tantôt la fleur flétrit et la rosée encore ne s’évanouit. Elle ne s’est évanouie certes, mais, de mémoire d’homme, elle n’a atteint le soir ».
L’impermanence est aussi ce qui marque cette œuvre que tout le monde considère comme le chef d’œuvre absolu de cet âge que j’appellerais volontiers l’âge d’or japonais (comme cet âge d’or arabo-persan que j’aime tant et qui lui est pratiquement contemporain) : le Roman de Genji (ou le Dit de Genji comme l’appelle Sieffert) de Murasaki Shikibu, qui date des premières années du XIème siècle. Les 33 premiers livres du roman (les chapitres s’appellent livres) montrent la montée en puissance du Genji, sa magnificence et son amour, qui ne fait que croître, pour la dame Murasaki, au point que Sieffert, dans sa traduction (je l’ai dans l’édition de Verdier qui date de 2011, mais Sieffert l’avait déjà publiée dans sa propre Maison d’éditions, les POF, en 1988) a intitulé cette partie de l’œuvre : Magnificence. Et la deuxième partie (du livre 34 au dernier, le livre 54) : Impermanence. Et c’est vrai que le livre 33 se termine avec « l’apothéose » du Genji et une énorme fête ! Après cela, progressivement, le Genji devient un homme ordinaire, dit Sieffert, soumis au sort commun et à la déchéance. Mais ce n’est qu’au livre 40 que l’on assiste à la mort de la Dame Murasaki. Elle avait déjà été malade auparavant, mais là la faiblesse la gagne de plus en plus, saison après saison et on sent qu’elle ne passera pas l’automne. Dans les poèmes que le Genji et la Dame échangent, on fait allusion plusieurs fois à la rosée. La rosée qui ne pourra résister au vent d’automne. Cette rosée qui disparaîtra avant peu, assurément. Et lorsque la malade demande à ses visiteurs de se retirer, la douleur l’empêchant de rassembler ses esprits, et qu’elle tire les rideaux de son lit, l’Impératrice, présente elle aussi, lui prend la main, l’observe à travers ses larmes et « l’on eût dit, en effet, d’une goutte de rosée sur le point de s’évanouir ! ». Et bien que le Genji eût fait commander toute la nuit des lectures des Livres saints, « rien n’y fit et, au lever du jour, elle s’éteignit ». Quant au livre 41 il est entièrement consacré à la tristesse du Genji. Il échange longuement avec une ancienne amie de la Dame qui s’était retirée pour s’adonner à la religion, la « Princesse Religieuse », puis il revient chez lui, brûle ses papiers, les lettres aussi, celles de la Dame également dont il admire encore l’écriture, et puis il s’adonne aux souvenirs. Mais plus il évoque la Dame, plus ses qualités lui reviennent en mémoire et plus profond encore est son chagrin. De nombreux vers sont cités, jusqu’à ces derniers :
En pensées moroses
mois et jours à mon insu
se sont écoulés
ce jour terme de l’année
à ma vie mettra-t-il fin
Et le livre 41 se termine ainsi : « Pour les festivités de la nouvelle année, il avait ordonné qu’elles fussent célébrées avec une solennité inhabituelle. Et les présents qu’il fit aux princes, aux ministres, et les gratifications distribuées aux uns et aux autres, furent d’une splendeur incomparable, m’a-t-on dit ». Et c’est ainsi que disparaît le Genji du roman.
Et puis il y a les dix livres qui vont du 45 au 54 qui constituent un nouveau roman inclus dans l’ancien, le roman d’Uji du nom de l’endroit où il se passe. « Cinq personnes seulement, deux hommes et trois femmes », écrit Sieffert dans sa présentation, « cherchent en vain à échapper à l’universelle impermanence à laquelle nul ne peut se soustraire, ni par l’ambition, ni par l’amour ». L’impermanence, toujours. Sieffert écrit encore autre chose, de plus surprenant : il s’agit là, dit-il, du « roman d’analyse psychologique le plus étonnant, par sa subtilité et sa pénétration, qui ait jamais été écrit dans aucune langue ! ». Quant à Seidensticker il trouve que le roman d’Uji est un roman d’« anti-héros » (peut-être le premier de toute la littérature mondiale ?). Tout cela m’excite. Et me donne envie de tout relire. Mais aurai-je le temps ? Le temps me manque énormément. D’autant plus que moi, non plus, comme les personnages du Roman, je ne sais combien de temps il me reste…
Mais cela m’incite aussi à vous parler d’Edward Seidensticker. Je vous ai dit que c’est dans sa version que j’ai lu le Roman de Genji pour la première fois. Il s’agit d’une très belle édition d’Alfred Knopf, New-York, de 1991, illustrée avec des estampes réalisées pour le roman par un artiste japonais du XVIIème siècle. La première édition de la traduction de Seidensticker a paru en 1976. Il y a travaillé pendant 15 ans, nous dit-on (Sieffert prétend y avoir travaillé pendant vingt ans !). Seidensticker a beaucoup de respect, dit-il, pour la traduction d’Edward Waley (qui date des années 1920-30), mais estimait qu’une nouvelle traduction plus fidèle au texte original lui semblait nécessaire. Parce que Waley a coupé par moments (tout le volume 38), et développé un peu librement ailleurs. Alors Seidensticker décide de suivre le texte de près mais si on compare avec Sieffert on constate que le style du Britannique est bien pauvre ! Sieffert était conscient de la difficulté de trouver le bon style pour un texte vieux de 10 siècles. Il ne fallait pas être trop moderne ni trop précieux non plus. Alors il a choisi le style de Saint Simon, dit-il. Pourquoi pas ? Le style d’un chroniqueur de la Cour de Versailles pour transposer le style d’une chroniqueuse de la Cour de Kyoto !
Pour ceux qui connaissent l’anglais je vais leur fournir les deux versions des premières lignes du roman. Ils pourront comparer :
In a certain reign there was a lady not of the first rank whom the emperor loved more than any of the others. The grand ladies with high ambitions thought her a presumptuous upstart, and lesser ladies were still more resentful.
En quel règne je ne sais, parmi les épouses impériales et dames d’atour qui nombreuses servaient Sa Majesté, il en était une qu’entre toutes, et encore qu’elle ne fût de très insigne parage, sa faveur avait pour l’heure distinguée. Celles qui par le principe avaient pu se flatter de l’emporter, décriaient et jalousaient celle-là qui avait ruiné leurs espoirs. Quant aux dames d’atour d’égal ou de moindre lignage, à plus forte raison en étaient indisposées.
L’Empereur et la favorite dont il est question ici sont les futurs parents de Genji. Vous avouerez qu’il y a un monde entre les deux versions ! Seidensticker, de plus, n’accorde aucune importance aux innombrables poèmes, en forme de waka qui parsèment le roman. Prenons le premier d’entre eux, lorsque la favorite, malade, n’en pouvant plus, quitte la cour. Seidensticker présente tous les poèmes sur deux lignes :
I leave you, to go the road we all must go
The road I would choose, if only I could, is the other
Alors que Sieffert respecte la forme du waka (qui est aussi celle du tanka) : d’abord trois vers de 5, 7 et 5 syllabes, puis deux vers de 7 syllabes :
A présent nos routes
pour toujours vont s’écarter
quand dans ma détresse
j’eusse certes souhaité
suivre celle de la vie
Est-ce important ? Dans ma note de mon Voyage autour de ma Bibliothèque consacrée à la littérature japonaise j’avais écrit ceci : « …Les personnages de son roman font tous partie d’une élite intellectuelle, très éduquée : on communique sans cesse par de petits billets où l’on calligraphie quelques vers auxquels le partenaire doit répondre sur l’heure par d’autres vers aussi brillants et qui doivent être comme un écho de ceux que l’on a reçus. Et tous ces vers - peut-on appeler cela de la poésie ? - doivent faire l’étalage de votre culture : réminiscences d’autres poèmes soit chinois soit japonais, rappels discrets de mythes, de légendes, de faits historiques, encore une fois chinois ou japonais... André Beaujard, dans son commentaire des Notes de Shônagon, appelle cela des vers de circonstance qui valent seulement par les allusions qu’ils contiennent et auxquels manquent tout sens général et toute réelle inspiration ». Je suis plutôt d’accord avec Beaujard…
J’ai d’ailleurs l’impression que Sieffert ne s’est pas intéressé à cet autre ouvrage féminin célèbre de l’époque de Murasaki, les Notes de Chevet de Sei Shônagon. Peut-être parce que l’œuvre avait déjà été traduite et même largement commentée : j’ai les deux ouvrages, les Notes de Chevet elles-mêmes, traduites par André Beaujard et Séi Shônagon’, son temps et son oeuvre (une femme de lettres de l’ancien Japon) d’André Beaujard, tous les deux publiés en 1934 par la Librairie Orientale et Américaine G.-P. Maisonneuve à Paris. Avec des préfaces d’un ancien Ambassadeur du Japon en France, M. Adatci, pour le premier, et un ancien Professeur de Droit de l’Université de Tokyo, Michel Revon, autre japonologue français, pour le deuxième.
Cela me fait penser que les universitaires français semblent avoir comblé au XXème siècle le retard qu’ils avaient accumulé à la fin du XIXème siècle sur les Anglo-Saxons. Est-ce parce que les Français ont fait l’erreur de s’attacher au shogoun lorsque le Japon s’ouvre à l’Occident au début de l’ère Meiji, alors que c’est l’Empereur qui compte à partir de ce moment-là, ou du moins le cercle des élites qui l’entoure ? En tout cas tous ces professeurs universitaires occidentaux que le Japon fait venir en masse, sont surtout anglo-saxons : le Bostonien Fenollosa, Professeur de Philosophie à l’Université de Tokyo et passionné d’art japonais classique ; un autre Bostonien, Morse, spécialiste de biologie animale, devenu grand connaisseur de la céramique japonaise ; le docteur Bigelow, encore un Bostonien ; le philosophe anglais Herbert Spencer, devenu penseur-modèle au Japon ; l’Anglais Basil Chamberlain, l’ami de Lafcadio Hearn, qui enseigne la philologie et… le japonais (!) à l’Université de Tokyo ; un autre Anglais, William Anderson, professeur de chirurgie et d’anatomie à l’Université de la Marine à Tokyo, et grand collectionneur d’art japonais. Car tous ces hommes collectionnent et ramènent chez eux. Ce qui fait qu’aujourd’hui, alors que c’est en France qu’on s’est enthousiasmé d’abord pour les Ukiyo-e et qu’est né le japonisme, nos musées sont scandaleusement pauvres en estampes japonaises quand on les compare à ceux de Londres et de Boston (qui en possède 50000 !).
Alors voilà que les Français sont de retour. André Beaujard, en 1934, non seulement fait une traduction des Notes de Chevet que tout le monde trouve « élégante », mais ajoute encore, dans un deuxième volume, une thèse sur l’écrivaine et son temps. Noël Péri débarque à Yokohama en 1889 comme missionnaire, puis devient Professeur au Conservatoire de Musique de Tokyo avant de rejoindre l’Ecole française d’Extrême-Orient de Hanoï après avoir vécu 20 ans au Japon et être devenu un grand connaisseur du Nô (un Académicien japonais, Naojiro Sugiyama qui édite ses études sur le Nô en 1944, dit que Peri était considéré avec le plus grand respect par les grands spécialistes japonais dans le domaine du Nô et qu’on peut compter sur les doigts d’une main ceux qui étaient capables de lui tenir tête). Et puis il y a notre prix Nobel, Claudel, nommé Ambassadeur de France au Japon, qui crée la Maison franco-japonaise, grâce au soutien d’un financier, Shibusawa Eiichi, en décembre 1924. Et le premier pensionnaire de la Maison sera le japonologue Charles Haguenauer, en 1926, qui sera le Maître de Sieffert. La Maison continue d’ailleurs de fonctionner pendant la guerre et accueillera Sieffert en 1957.
Séi Shônagon est pratiquement contemporaine de Murasaki Shikibu. Ses Notes ont probablement été rédigées à la fin du Xème siècle ou au tout début du XIème. Personnellement je les ai beaucoup appréciées. A cause de leur fraîcheur, leur spontanéité. « Les choses qu’on aime ». « Les choses qu’on n’aime pas ». Comme ce chien qui aboie quand on est sur le point de recevoir, la nuit, un amant. Très plaisant. Et étonnant ce ton personnel qu’on ne trouve guère dans ce que certains considèrent comme nos premières grandes littératures européennes : les Sagas islandaises au nord, le faux roman de chevalerie de Cervantès au sud. Un ton personnel que l’on trouve encore dans d’autres œuvres japonaises de cette surprenante époque Heian. Un peu moins chez Murasaki, il me semble. Encore que René Sieffert ne soit pas d’accord avec moi. En s’enfonçant dans la traduction du Dit du Genji il n’a jamais été dépaysé, dit-il, « ni dans le temps, ni dans l’espace ». Il avait « l’impression constante d’être engagé dans une aventure intellectuelle, ou plutôt mentale, étonnement moderne ». « Sous le vernis d’un langage qui passe… pour archaïque », dit-il encore, « il m’a semblé découvrir des situations, des analyses, des dialogues, qui, à l’expression près, pouvaient avoir été imaginées hier, si ce n’est demain ». C’est lui qui a raison, bien sûr. Car traduire c’est s’enfoncer dans une œuvre bien plus profondément que, simplement, la lire. Je le sais bien. Même si moi, tout en reconnaissant tout ce que cette œuvre a de génial, je trouvais quelquefois que tous ces personnages s’occupaient de choses souvent bien futiles. Même les hommes censés gouverner. Mais je suppose que les conversations à Versailles devaient être bien futiles, elles aussi…
René Sieffert a également publié la traduction du Journal de Murasaki Shikibu, toujours aux Publications orientalistes de France, en 1978. Un Journal qui a son importance, parce qu’il cite le Roman de Genji à plusieurs reprises et qu’il permet de donner un âge à l’écrivaine.
Et puis il y a cette œuvre tout-à-fait surprenante, la première critique littéraire de la littérature mondiale, intitulée D’une lectrice du Genji, écrite par une anonyme (qu’on ne connaît pas, tout en pensant la connaître), entre 1198 et 1202, toujours traduite par René Sieffert et toujours publiée aux Publications orientalistes de France, en 1994. Ecrite sous la forme d'une conversation entre femmes de lettres qui font l'analyse psychologique, selon des critères de vraisemblance, des principaux personnages du Roman de Genji (et de quatre autres monogataris conservés encore de nos jours). Le début est un peu étrange, même un peu fantastique : l’auteure, âgée de 82 ans, se perd lors d’une promenade, découvre un ancien monastère qui semble abandonné, puis entend une cithare et des voix féminines, elle entre et voilà qu’on discute littérature. On n’évoque pas seulement les personnages et leur psychologie, mais aussi divers passages, suivant qu’ils sont émouvants, remarquables ou détestables. Cela donne envie de rechercher les passages en question. Ce qui semble d’autant plus facile qu’on cite chaque fois le titre du livre concerné (ce qui montre, en passant, que les noms des livres du Roman du Genji n’ont pas été donnés a posteriori par des copistes, mais bien par Murasaki Shikibu en personne). Mais voilà : je n’ai plus le temps…
Ma bibliothèque contient encore un dernier petit livre édité par les Publications orientalistes de France (en 1995) et traduit par René Sieffert : Histoire de Benkei. C’est le compagnon du plus célèbre héros du Dit des Heiké, Yoshitsuné, célébré encore dans un autre récit épique, le Gikeiki, la Chronique de Yoshitsuné. Benkei est un moine guerrier, mais il est d’abord un bouffon. On pense à Sancho Panza. Mais il est bien plus que cela. Il est truculent, gros mangeur, grand amateur de saké, mais il est aussi savant, possède une dialectique redoutable, est d’une mauvaise foi totale, mais agit pour le bien : il est pour la justice. Et pourtant, querelleur comme il est, il casse les crânes de pas mal de moines… Si René Sieffert s’est intéressé à cette histoire (on ne sait pas bien de quand date le texte qu’il traduit), c’est d’abord, je suppose, que Benkei apparaît dans plusieurs Nô et aussi dans de nombreuses pièces de théâtre kabuki, en particulier de drames historiques du grand dramaturge kabuki, Chikamatsu. Des pièces de théâtre que Sieffert a traduites également, bien entendu (quatre volumes édités chez Publications orientalistes de France, entre 1991 et 1992, sous le titre : Les Tragédies bourgeoises de Chikamatsu).
René Sieffert a également traduit beaucoup de poésie. Et d’abord des haïkus. Surtout de Bashô, le grand poète bouddhiste (mais qui n’était pas moine, nous dit Kenneth White) du XVIIème siècle. Je crois que Sieffert a dû consacrer au moins sept petits livres à la traduction de poèmes de l’Ecole de Bashô, dans ses Publications orientalistes de France. J’en ai quatre : Le Manteau de pluie du singe, la Calebasse, Jours d’hiver et le Sac à charbon. Des haïkus traduits par René Sieffert, ainsi que certaines de ses études sur le haïku, ont paru encore chez d’autres éditeurs (et se trouvent dans ma bibliothèque) : Bashô et son Ecole chez Textuel, en 2005 et Friches, chez Verdier en 2006. Dans ce dernier volume on trouve les idées de Bashô lui-même sur ce genre poétique, idées que René Sieffert défend vivement (en particulier le respect du nombre de syllabes : 5-7-5). Personnellement je ne suis pas entièrement convaincu que la règle doive absolument s’imposer pour la traduction en français. Dans ma note sur la Littérature japonaise du Tome 3 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, déjà citée à plusieurs reprises, je cite des traductions de haïkus parfaitement réussies (à mon avis) du couple de traducteurs Koumiko Muraoka et Fouad El-Etr. Eux respectent la règle quand ils le peuvent, mais, de temps en temps, y renoncent. Et c’est beau quand même ! Comme dans ces tercets empreints d’une ambiance délicieusement hivernale :
Soleil d’hiver
Sur un cheval
Une silhouette gelée
A la pleine lune
Brouillard au pied des collines
Jusqu’aux rizières
L’éclair
Déchirant la nuit noire
Le cri du héron
Dans la nuit sombre
A la recherche de son nid
Le pluvier pleure
Mais René Sieffert s’est encore engagé dans un autre travail de traduction poétique, un travail d’Hercule, qui lui a pris de nombreuses années et qu’il a peut-être regretté d’avoir entrepris. Il s’agit de la grande Anthologie poétique (des wakas), achevée à la fin du VIIIème siècle, appelée Manyô-shu, et qui comporte 4516 poèmes ! Je ne dispose pas de cette œuvre dans ma bibliothèque. Elle a paru, toujours aux Publications orientalistes de France, en 5 volumes, entre 1998 et 2003. Just avant le décès de Sieffert, en 2004 ! Mais j’en ai au moins une sélection. Et quelle sélection : les tankas érotiques de l’Anthologie ! Voir : Yasuko Kudaka : Azuma-Uta, l'expression de l'amour dans la poésie du VIIIème siècle au Japon dans le XIVème Livre du Manyô-shû , You-Feng, Paris, 1996. Heureusement pour moi car j’ai été longtemps un peu naïf dans ce domaine. Quand j’ai pour la première fois comparé le pantoun malais avec le tanka japonais j’ai cru que l’une des différences entre les deux genres poétiques était que le pantoun parlait surtout d’amour et le tanka surtout de nature (voir mes Carnets d’un dilettante : Le pantoun malais. Comparaison avec le tanka japonais). C’était bien avant d’avoir découvert les tankas furieusement érotiques de Yosano Akiko, modernes il est vrai (voir mes Carnets d’un dilettante : Deux Japonaises de l’an 1900) :
Les mains sur les seins
Je repoussais doucement
Le voile du mystère ;
Les fleurs que j’entrevis là
Etaient d’un rouge profond
Tu tins fermement
La poignée de cette épée
Dressée vers le diable
Quand à ma bouche je mis
Les cinq doigts fins de ta main
Je viens de découvrir que Claire Dodane qui a traduit de si belle façon la poésie de Yosano Akiko et la prose de Higuchi Ychiyô, et qui a écrit des choses qui m’ont touché sur l’art de la traduction, a fait sa thèse de doctorat auprès de René Sieffert. Pas étonnant. L’élève est digne du Maître.
Les tankas du Manyô-shû sont moins ardents peut-être mais bien passionnés malgré tout :
On arrive à consommer
Toute la souche de la plante Murasaki
Mais je n’arrive pas à faire de même
Dans ma couche
Avec la fille que je chéris.
Je dors en l’étreignant,
Comme une brassée de chanvre
Dans Aso à Kamitsuke.
Mais j’en suis toujours avide,
Comment puis-je me calmer ?
Sur les feuilles des roseaux
Le brouillard flotte et s’étend.
Je songe à toi dans la nuit
Quand le bruit des canards sauvages
Semble si figé
Que je sois l’eau
Qui coule parmi les pierres
Proche de la couche où dort mon amante
Ainsi je pourrai la rejoindre
Et dormir avec elle
Pour une fois les traductions ne sont pas de René Sieffert, mais d’une certaine Yasuko Kudaka qui y a ajouté de nombreux commentaires et explications concernant l’exégèse de la célèbre anthologie, les poètes concernés et les mœurs de la population japonaise de l’époque.
Quant à René Sieffert il a encore traduit bien d’autres œuvres japonaises. Et d’abord les fameux Contes de pluie et de lune d’Uéda Akinari qui sont une anthologie d’histoires fantastiques réalisée par cet écrivain du XVIIIème siècle. Ces histoires de revenants, de démons, de femmes-renards, de serpents qui font le folklore japonais et que l’on retrouve dans le théâtre Nô, et même dans le cinéma moderne (les Contes de la pluie vague après la lune de Mizogushi). J’en ai rendu compte dans ma note sur la littérature japonaise.
Sieffert a même traduit un auteur contemporain, Kawabata, ses Belles endormies, où des vieillards vont rejoindre la couche de jeunes vierges endormies, se réchauffer à leurs corps nus et chauds, tout en ayant l’interdiction absolue d’aller plus loin (d’ailleurs le pourraient-ils ?). Borges était en admiration devant cette idée bien japonaise. Et moi j’ai découvert qu’on connaissait une pratique semblable en France que rapporte Restif de la Bretonne dans ses Mémoires. Dans un chapitre intitulé Les Sumanides au Palais Royal on apprend qu’en pleine Révolution française (on est en 1789) des vieillards fortunés mais « muselés », ont le droit de s’étendre eux aussi aux côtés de jeunes filles soi-disant vierges mais bien éveillées ! « Je trouve la solution imaginée par le Japonais Kawabata plus civilisée », ai-je écrit (voir mon Bloc-notes 2011 : Les belles endormies).
On voit que l’œuvre de René Sieffert est vraiment considérable et qu’il a été un passeur extraordinaire. Il reste que pour moi ce sont ses traductions des trois Dits épiques, de Hôgen, de Heiji et des Heiké, qui constituent son œuvre la plus admirable. Et, pour finir, je vais encore citer ce que dit René Sieffert dans son introduction à la trilogie. « Les anciens Japonais n’ont pratiquement jamais eu à se battre contre des étrangers. Leurs luttes ont été des luttes fratricides, quelquefois dans le sens littéral du mot. La gloire n’est jamais pure de tout remords, le triomphe est toujours amer et mêlé d’un vague sentiment de culpabilité ». Alors je me demande si ce n’est pas ce sentiment-là, plus encore que la conscience bouddhique de l’impermanence, qui colore d’une si douce tristesse l’atmosphère dans laquelle baigne la grande épopée des Japonais…