(à propos de Yiyun Li : Un beau jour de printemps, traduit de l’américain par Françoise Rose, éditions Belfond, 2010)
Je trouve que les Américains ont bien de la chance. Les Anglais aussi d’ailleurs. Quand je vois ces gens qui viennent du monde entier, anglophones ou pas, avec un tas de choses à dire, s’établir, en Amérique ou en Angleterre, et se mettre à écrire. Et à devenir de vrais écrivains. Et, même quelquefois, devenir des maîtres en écriture, l’enseigner à de vrais Américains, dans ces Universités qui se sont toutes mises depuis fort longtemps déjà au creative writing ! C’est ainsi que j’ai découvert l’année dernière cette Ethiopienne que j’ai citée dans ma note du 1er janvier 2023, Maaza Mengiste qui, avec son superbe roman Le Roi fantôme, a créé une authentique œuvre littéraire tout en étant un roman historique anti-colonial (et on apprend qu’elle enseigne au Queens College de New-York et même à Princeton !). Et il y a deux ans j’ai successivement lu deux ouvrages jouissifs de deux Africaines anglophones parlant de leurs séjours à Londres et en Amérique (et publiant aux Etats-Unis), la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie avec son roman Americanah qui m’a fait rigoler quand elle raconte qu’à Lagos elle ne se savait pas noire et que quand elle y revient elle cesse à nouveau d’être noire (aujourd’hui elle partage sa vie entre Lagos et Chicago) et notre Camerounaise anglophone, Imbolo Mbue, et son roman Voici venir les rêveurs qui fait une comparaison savoureuse du point de vue de la relation amoureuse comme du comportement social entre un Noir américain et un Noir africain immigré (elle, c’est Random House qui l’a éditée et aujourd’hui, elle vit à Manhattan).
Même chose à Londres. C’est d’abord le Tanzanien Abdulrazak Gurnah, dont j’ai lu deux romans en 2022, Gravel Heart et Afterlives, dont j’ai rendu compte sur mon Bloc-notes 2022 (voir : Découverte d’Abdulrazak Gurnah de Zanzibar). Et, en plus, Gurnah se paye le luxe de recevoir le prix Nobel de littérature (et d’enseigner à l’Université d’East Anglia). Et ensuite le Kényan Ngûgî wa Thiong’o, dont je n’ai lu qu’un de ses livres de mémoires d’enfance, Rêver en temps de guerre (il est vrai que lui a décidé de laisser tomber l’anglais et d’écrire maintenant dans sa langue maternelle, le kikuyu).
Et puis maintenant il y a cette Chinoise de Pékin qui décide de devenir écrivaine américaine et y réussit, de magnifique façon, dès son premier roman, Le premier jour du printemps. Nous n’avons pas autant de chance. Pratiquement en même temps que le roman de la Chinoise j’ai lu un très bon roman d’une Vietnamienne, Thuân : Le Parc aux roseaux. Or Thuân vit à Paris depuis vingt ans, est parfaitement francophone, mais elle écrit en vietnamien !
Il est vrai qu’à la réflexion, cette attirance pour l’anglais d’écrivains venus d’ailleurs n’est pas nouvelle. Il y a même deux exemples fameux, le Polonais Conrad et le Russe Nabokov. Les deux auraient pu aussi bien adopter le français que l’anglais et, d’ailleurs l’anglais de Conrad n’était pas parfait, certains critiques anglais l’ont dit et l’ont même démontré. Nabokov n’a pas eu les mêmes problèmes. D’ailleurs, ayant eu une éducation privilégiée dans son enfance, il connaissait l’anglais et le français avant même de connaître le russe (quand son père s’en est aperçu il s’est dépêché de le mettre à l’école russe).
Mais laissons cela. Et venons-en à notre Yiyun Li. Si je me pose des questions sur tous ces étrangers venus à l’écriture en anglais c’est que je trouve son cas particulièrement étonnant. Elle est née à Pékin et a vécu en Chine pendant 25 ans, de sa naissance jusqu’en 1996, année au cours de laquelle elle est venue faire des études scientifiques aux Etats-Unis. Elle obtient un Master en Immunologie à l’Université d’Iowa en 2000 et c'est à ce moment-là qu'elle décide d’abandonner la science pour l’écriture, passe un Master en journalisme littéraire en 2005 et commence aussitôt à écrire des articles et des nouvelles. Et c’est la même année, 2005, qu’elle publie déjà son premier recueil de nouvelles en anglais, alors qu’elle n’a même pas encore passé 10 ans dans le pays. Quant au roman dont je vais parler qui est intitulé dans l’original, The Vagrants (les Vagabonds), il date de 2007, est tout de suite acclamé par la presse et traduit en une vingtaine de langues !
Et c’est mérité. Car le roman est puissant. On sent que l’écrivaine a quelque chose à exprimer. Quelque chose de lourd, qui lui pèse, pèse sur son âme. L’action est linéaire et limitée dans le temps. Elle semble d’ailleurs basée sur un fait réel, c’est ce que j’ai cru comprendre de l’interview que l’on peut découvrir sur le net et qui a eu lieu dans la même Université de l’Iowa, une interview faite par une journaliste littéraire à propos, justement, de ce roman. C’est aussi là que Yiyun Li explique qu’elle a voulu commencer le roman par un point A qui est la condamnation à mort d’une ancienne garde rouge devenue contre-révolutionnaire et finir à un point B qui est une autre condamnation à mort, celle d’une ancienne porte-parole du Parti devenue meneuse d’une action de réhabilitation de la contre-révolutionnaire exécutée. L’action qui se déroule entre les points A et B se situe dans une localité donnée, appelée Rivière fangeuse, et débute à une date donnée, le 21 mars 1979.
Ce qui m’a le plus frappé c’est la façon dont elle donne vie aux habitants de cette petite ville. Le professeur Gu qui est le père de l’ancienne garde rouge, un homme amer, revenu de tout, et pourtant dévoué aux pauvres femmes illettrées auxquelles il apprend à lire, mais qui ne veut plus s’engager à rien, rester neutre, passif. Elle l’a bien mérité, dit-il à sa femme qui admire son érudit de mari et adopte son détachement jusqu’au moment où la douleur prend le dessus et le sentiment de l’injustice faite à sa fille déborde (après avoir été condamnée à 10 ans de prison, on lui fait un nouveau procès et on la condamne à mort !). Le jeune Tong et son fidèle et remuant chien Oreille, sa tendre mère et son père alcoolique invétéré (mais qui n’est jamais brutal envers sa femme). L’adolescent Bashi qui n’a pas besoin de travailler parce que son père est mort en héros de la nation, qui vit avec sa grand-mère, mais qui est bien tourmenté sur le plan sexuel. Les parents des six filles qui meurent de faim, elle mère acariâtre, lui un peu plus gentil que sa femme avec l’aînée handicapée, Nini, boiteuse, moche, mais tendre avec la petite dernière, la sixième, et, malgré ses 12 ans, plutôt dégourdie. Car, oui, il y avait encore des familles nombreuses à l’époque : ce n’est qu’en 1979 justement que la politique de l’enfant unique a été promulguée. Et tout le monde n’avait pas le courage d’exposer les petites nouvelles-nées sur le bord de la rivière. Où tout le monde pouvait les ramasser si on en avait envie. C’est justement ce qu’avaient fait monsieur et Madame Hua qui avaient trouvé un emploi au service hygiène de la ville (lui triait les détritus, elle balayait les rues). Ils en avaient ramassé beaucoup de ces pauvres fillettes, et les avaient élevées avec amour, avant qu’on les leur enlève, qu’on les mette à l’orphelinat ou qu’on les marie, enfants encore, à des hommes adultes. Alors ils s’étaient mis en route, étaient devenus vagabonds, allant de village en village, avant de s’arrêter à Rivière fangeuse. C’était peut-être à cause d’eux que l’auteure a donné ce titre étrange de Vagrants à son roman. C’est peut-être parce qu’ils étaient les seuls Justes restés en ville après le grand nettoyage fait par le Parti après cette étrange révolte qui avait suivi l’exécution de l’ancienne garde rouge. Et qu’ils quittent la ville à la fin du roman, accompagnés de la jeune Nini, se faisant à nouveau vagabonds…
Yiyun Li ne donne pas seulement vie à tous ces habitants de Rivière fangeuse, elle donne aussi vie à toutes ces coutumes qui survivent encore dans les campagnes chinoises, les fêtes, les marchés, les superstitions aussi (comme Madame Gu qui va brûler les affaires de sa fille après sa mort pour lui procurer de quoi s’habiller là-haut) et les nombreuses expressions et proverbes exprimant l’ancienne sagesse. Comment cette femme qui avait passé toute son enfance et sa jeunesse à Pékin, a-t-elle pu connaître tout cela ? L’intervieweuse, visiblement, s’est posée la même question. Vous savez, lui a répondu Yiyun Li, dans mon enfance Pékin était encore, en grande partie, un gros village. Et puis Rivière fangeuse existe vraiment, c’est la ville dont est originaire mon mari !
Mais son roman est aussi une cinglante satire du système chinois, de la dictature du parti, de la propagande à laquelle sont tout particulièrement soumis les enfants dès leur plus jeune âge (et qui explique certainement l’enrôlement dans les gardes rouges de la fille du Professeur Gu, mais aussi ce que va devenir le gentil et intelligent jeune Tong qui aimait tellement son chien, mais qui, après avoir imité la signature de son père sur la pétition contre-révolutionnaire et avoir provoqué son malheur, va devenir d’abord un accusateur innocent des autres signataires, puis un partisan prometteur pour la grande gloire du Parti !). Mais l’accusation de Yiyun Li est bien plus sévère encore. La fille Gu, avant d’être exécutée, est traitée de bien inhumaine façon : on lui prélève les reins au profit d’un ponte du Parti et on lui coupe les cordes vocales avant de la présenter à la foule pour qu’elle ne puisse plus exprimer des paroles indues.
J’ai d’abord eu un peu de mal à croire à la personnalité de Kai, celle qui va être exécutée à la fin du roman (le point B). Elle est d’origine modeste, mais très belle, a été épousée par un homme de la haute, du Parti, qui en est éperdument amoureux. Elle est speakerine à la radio, elle a aussi une belle voix, et répète tous les jours les paroles de propagande du Parti, mais elle n’aime pas son mari et déteste les parents envahissants de son mari, très proches du maire, et qui font partie de ces classes supérieures que le régime a créées. Elle voit de plus en plus souvent, en cachette, un dissident qui fait partie d’un réseau d’opposants. Et lorsqu’elle apprend que c’est son mari qui a organisé la transplantation d’organes de la malheureuse fille Gu, elle change de bord, d’un coup, et quand le réseau de son ami organise une grande manifestation de protestation contre l’exécution injuste de la fille Gu, elle y assiste et y prend la parole. D’autant plus que le réseau a appris que les choses sont en train de changer à Pékin et que sur un grand mur au centre-ville on placarde des affiches qui accusent le régime et demandent du changement. Remarquez, cela ne va pas durer. A Pékin la direction du Parti remet vite de l’ordre dans tout ça, à la ville voisine l’homme qui a profité du rein transplanté devient le chef de la Province et à Rivière fangeuse la grande purge commence, on emprisonne, on interroge, on torture, et puis on condamne, à des peines de prison plus ou moins longues et Kai, comme meneuse, pour faire un exemple, est condamnée à la mort (avant cela la mère de son mari a obligé son fils à divorcer).
Est-ce vraisemblable ? Je veux dire, le retournement de Kai est-il plausible ? Il y a un indice, me semble-t-il, dans l’interview de l’auteure. Quand elle était petite encore on l’a menée avec ses camarades à la place Tiananmen où on leur a montré des contre-révolutionnaires condamnés à mort et on leur a demandé de chanter et de crier des slogans. Plus tard encore, au lycée, on leur a demandé de rédiger un texte de louanges au Parti et à la Chine heureuse. J’ai pris des mots et des slogans tout faits, les ai mis ensemble et ai eu le premier prix, dit-elle. C’est là que j’ai compris combien ma langue maternelle pouvait être creuse et fausse et c’est bien pour cette raison que j’ai décidé bien plus tard d’écrire dans une langue étrangère. C’était peut-être le cas de Kai. Peut-être n’en pouvait-elle plus de tous ces discours mensongers. Et qu’elle a voulu se sauver, au moins sauver son âme, en se mettant à parler le langage de la vérité.
Il est étrange de voir comment un régime dit communiste a pu être à l’origine de la naissance d’une société de classes. Uniquement basée sur la hiérarchie dans le Parti. Comme par hasard j’ai lu, presqu’en même temps, comme je l’ai dit, un roman d’une Vietnamienne, Thuân, Le Parc aux Roseaux, et là encore le régime est arrivé à un stade, où l’on n’a peut-être plus besoin de châtier les contre-révolutionnaires mais où, si on en croit Thuân, tous les hauts cadres sont pris d’une véritable folie de spéculation immobilière. Et gagnent effectivement des sommes folles ! Mais c’était la même chose dans les Etats soviétiques. Et c’est peut-être simplement dans la nature humaine. Du moment qu’on est dans une dictature, fût-elle prolétaire, on est au-dessus des lois.
La révolution culturelle a été une dure réalité historique. Elle a commencé en 1966 et les troubles ont duré presque dix ans ! Quand j’ai fait mes premiers voyages en Chine en 1986 le souvenir en était toujours vif. Peut-être parce que cela ne faisait que récemment qu’on avait le droit d’en parler librement. Mme Jin, la Directrice du Département de Levage de Maschinoimport, et son mari, Chen-I-Wan, petit-fils d’un compagnon de Sun Yat-sen, avaient dû passer plusieurs années à la campagne aux travaux des champs à être rééduqués par les paysans avant de revenir finir leurs études d’ingénieurs. Mon ami Bob qui a été parmi les premiers à voyager en Chine tout de suite après la reconnaissance du pays par de Gaulle, y a été plongé en plein, devait participer tous les soirs à l’hôtel à un endoctrinement et à Canton, a vu les cadavres flotter sur la Rivière des Perles qui traverse la ville. Et je me souviens encore de ce que nous a raconté Richard qui avait été le premier attaché commercial à Pékin et qui avait encore un petit tremblement dans la voix quand il nous parlait des haut-parleurs qui gueulaient jour et nuit devant l’Ambassade et de l’immense foule qui remplissait la place de Tiananmen et d'un policier encore perché sur son piédestal que les hommes faisaient flotter au-dessus de leurs têtes. Je raconte tout cela dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, au Tome 4, S comme Shi Nai-an. La période la plus violente des gardes rouges s’est terminée dès 1969, mais les troubles ont continué encore jusqu’en 1976, année de la mort de Mao. Deng Xiaoping est arrivé au pouvoir en 1978. Le mur collé d’affiches dont parle le roman était un mur de briques du centre de Pékin sur lequel étaient affichées ce que l’on a appelés des dazibaos, et où l’on invitait à la discussion, une vraie tentative démocratique. Ce mur a vécu de la fin 1978 jusqu’à la fin 1979. Le fameux soulèvement estudiantin de Tiananmen est plus tardif : 1988. Mais Yiyun Li en a eu connaissance, son lycée était à côté. Aujourd’hui plus personne n’a le droit d’en parler. D’ailleurs les jeunes Chinois de maintenant ignorent tout de l’histoire, dit-elle.
Le père de Yiyun Li était un chercheur en physique nucléaire (on ne dit pas s’il s’agissait de nucléaire civil ou militaire). La famille était logée dans une résidence particulière à Pékin. La mère de Yiyun était très autoritaire et sa fille en a souffert. Ce qui explique peut-être certaines figures de mères pas très sympathiques (la mère du mari de Kai et celle des six filles). Yiyun a commencé des études de médecine en Chine (c’est son père qui lui avait dit d’entreprendre des études scientifiques pour échapper à la politique). Et c’est fin 1996 qu’elle décide de continuer ses études aux Etats-Unis à l’Université de l’Iowa, spécialité immunologie. Etudes qu’elle continue jusqu’en 2000 lorsqu’elle obtient un master dans cette spécialité. C’est alors qu’elle décide de passer à autre chose et de commencer des études de littérature, toujours à l’Université de l’Iowa où elle obtient, en 2005, je l’ai déjà dit, un master de journalisme littéraire. Et la même année elle publie un ouvrage de nouvelles qui trouve tout de suite le succès. Ses modèles : William Trevor et Katherine Mansfield.
Et pourtant les choses ne sont probablement pas aussi simples. Pas simple de se trouver entre deux langues. L’une d’elles la trahit, l’autre la fuit (voir l’article que lui avait consacré Florence Noiville dans le Monde du 3 mars 2023 et intitulé Yiyun Li, mélancolique devant l’indicible). Elle fait une grave dépression en 2012 et deux tentatives de suicide. Comment l’expliquer ? Quelle en est la cause véritable ? S’agit-il d’un problème intime ? On ne sait pas grand-chose de sa vie privée, simplement qu’elle a été mariée, avec un Chinois, semble-t-il, et qu’elle a eu deux fils. Ou est-ce lié à son sort d’émigrée, à la langue, à l’écriture ? Elle parle de solitude, d’esseulement. Mais le fait d’écrire n’est-il pas déjà un acte solitaire ? Et puis voilà qu’en 2017 c’est son fils aîné, Vincent, qui se suicide ! Cela aurait pu l’achever ! Mais la bonne nouvelle, dit Florence Neuville qui l’appelle l’écrivaine de la mélancolie, c’est qu’elle a repris et achevé le livre qu’elle écrivait au moment de la mort de son fils : Partir quand même, qui vient de paraître chez Belfond (Must I go en anglais, a paru en 2020 aux Etats-Unis). Et pour la première fois ce livre sera traduit en chinois (il ne parle ni de la Chine ni de ma mère, dit-elle) car jusque-là elle avait interdit que ses livres soient traduits dans cette langue. Par peur…
Post-scriptum : A ceux qui comprennent l'anglais je recommande la très intéressante vidéo produite par l'Université de l'Iowa en collaboration avec Bigten Network dans laquelle Yiyun Li est interviewée par Kecia Lynn peu de temps après la publication de ce roman intitulé Vagrants en anglais. L'interview date du 9 octobre 2009 et est intitulée Conversations with Yiyun Li dans le cadre du Iowa Writer's Workshop, l'atelier de creative writing où Yiyun Li avait commencé à enseigner l'écriture.