Ce matin, mercredi 1er septembre 2021, nous avons enterré mon ami Bob. Dans un cimetière de Saint Raphaël, sur une colline, qui regarde la mer. Il était mon meilleur ami. Il était plus que cela. Presqu’un frère. Nous nous sommes connus en 1953. A Strasbourg, en prépa grandes Ecoles. Il avait 20 ans, moi 18. Il avait 88 ans quand il est mort. Cela fait 68 ans d’amitié. A l’église on aurait voulu que je parle de lui en trois minutes. Comment parler d’une amitié de 68 ans, d’une vie, en quelques minutes ?
C’est en 1955 que nous avons intégré tous les deux à Centrale. C’est là que nous avons vraiment sympathisé. Puis décidé que l’été 56 nous ferions la Scandinavie. Je fournissais la 2 CV de la briqueterie de mon oncle et lui son expérience de boy-scout. Car nous allions camper, bien sûr, le plus souvent en sauvage. Nous rêvions, comme beaucoup à l’époque, du Cap Nord (que nous n’avons jamais atteint) et de Suédoises que l’on disait faciles. Mais celles que nous avons rencontrées étaient filles de pasteur et les Norvégiennes avaient de la moustache et roulaient leurs cigarettes. Une cousine de mon père avait épousé un dentiste de Haugesund que nous sommes allé voir. Il avait une maison au fond d’un fjord et à six heures du matin nous allions relever les filets et ramener des truites de mer. Que nous dégustions déjà au petit déjeuner. On a eu aussi quelques petits ennuis. Un accrochage avec la Deuch. En tout cas cela nous a beaucoup rapprochés. Et à la rentrée on a décidé de devenir cothurnes.
Partager une chambre pendant toute une année, se supporter, cela signifie qu’on est capable de se supporter toute la vie. D’ailleurs on y fait des expériences intéressantes. C’est ainsi que nous avons découvert qu’en laissant ses chaussettes à l’air plusieurs jours elles perdaient leur odeur et on pouvait les remettre sans les laver…
Alors à l’été 57 nous sommes repartis avec la même Deuch. Faire la côte. Campant en sauvages dans une pinède à Cavalaire il m’a appris à faire les tomates aux œufs. Recette de sa vie de scouts ? Ou recette de sa mère bourguignonne ? Ne le sais. En tout cas cela m’arrive de les cuisiner encore aujourd’hui. Bien sûr on a cherché les filles. On avait l’âge. Et nos études nous en avaient sevrés. A priori il avait plus de succès que moi. Il était blond, les yeux bleus et ce charme qu’il a gardé jusqu’à la fin de sa vie. Mais il en jouait un peu trop. Alors les filles ne le prenaient pas toujours au sérieux. Et sur le plan du sérieux c’est de nouveau moi qui gagnais. C’est au camping de la Sioule à La Napoule qu’on a eu quelques succès. Quant à nos siestes amoureuses c’est sous les pins du terrain voisin du Golf que nous les passions. Mais nous avons aussi beaucoup nagé. Dans cette baie magnifique. Avec l’envie de nager le plus loin possible. Jusqu’à l’horizon.
L’été 58 tout a changé. Nous avions nos diplômes en poche et je suis tombé follement amoureux de mon Annie, mon Annie du Maroc. Bob a participé à nos fiançailles, à notre mariage, puis nous a accompagnés lors de ce que fut notre voyage de noces au premier village du Club Méditerranée à Santa Giulia en Corse. Après cela nous n’avons plus cessé de fréquenter les villages du Club tout autour de la Méditerranée et nous sommes tombés éperdument amoureux de cette mer sans pareille. Pour toujours. Lui le Bourguignon et moi l’Alsacien. La Méditerranée est notre mère nourricière à nous Européens et elle ne ressemble à rien d'autre dans le monde, ai-je écrit ailleurs. Une mer tempérée qui a des saisons. Une mer intérieure qui n'a pas de marées. C'est un mariage entre la terre et l'eau. Le Grand Bleu de Besson en donne des images inoubliables, ai-je encore écrit. L'eau qui brille à l'infini peut exister dans d'autres parties du monde, encore qu'une mer est rarement aussi étale que celle-là et qu'une lumière est rarement aussi cristalline que celle-là. Mais le sentier que le petit gamin descend dans les rochers blancs avant de prendre son masque et son tube dans une encoignure et de plonger dans l'eau transparente pour aller nourrir sa murène favorite. Et la petite église toute aussi éclatante de blancheur, surmontée d'une croix orthodoxe et plantée sur une île perdue dans la mer. Ce sont là des images qu'on ne trouve qu'en Méditerranée. Et que nous avons trouvées à Corfou. Et Bob est lui-même devenu un plongeur expert, grand chasseur sous-marin et aurait été capable de nous nourrir de ses pêches en sars et autres poissons pendant des semaines. Il allait aussi chatouiller le mérou dans les trous rocheux bien qu'à l'époque, le mérou de Méditerranée, las des chasseurs qui le traquaient, avait déjà commencé à descendre à quinze et même à vingt mètres. Moi je n'avais pas encore de masque avec verres correcteurs à l'époque. Donc je n'avais pas de fusil mais je suivais Bob. Je le regardais plonger en nageant en surface puis je descendais moi-même regarder dans chaque trou, dans chaque crevasse. Nous étions infatigables. Quand la mer était chaude, comme dans le golfe de Gabès, il nous paraissait tout à fait naturel de passer tous les jours cinq à six heures dans l'eau. Bob savait aussi tirer les langoustes hors de leurs trous. Que nous allions griller ensuite sur les plages ou les îles désertes. Dans nos voyages ultérieurs. Auxquels était venue se joindre son amour à lui, la belle Toulonnaise, la Monique.
Il faut dire que notre génération a eu sa jeunesse gâchée par la guerre d’Algérie. Vingt-huit mois de service militaire à faire une guerre inutile. Alors Bob a pris une décision qui m’avait beaucoup surpris à l’époque : il s’est engagé dans la Marine. Perdant un avantage certain : comme toutes les Grandes Ecoles nous avions l’IMO, l’Instruction Militaire Obligatoire, et nous commencions notre service avec le grade de sous-lieutenant. Dans la Marine il n’était plus qu’aspirant. Et devait faire six mois de plus. Etait-ce pour échapper à l’Algérie ? Ou avait-il déjà cette passion pour les bateaux qui vont sur l’eau ? Les grands et les petits ? Comme cette passion qui l’a pris bien plus tard, à Sanary d’abord, à Saint-Raphaël ensuite, pour les Pointus, pour les Voiles anciennes (la légende raconte qu’il a même un jour gagné une coupe de régate à Saint Tropez, un jour sans vent, au jeu de la pétanque !). Et à bricoler sur son bateau, chaque samedi, avec un groupe d’autres bricoleurs, d’autres passionnés qui sont devenus ses amis.
En attendant c’est aussi grâce à la Marine qu’il a trouvé sa Monique. A Toulon, bien sûr. Et en est tombé amoureux. A la folie. Et pourtant je me souviens que, plus jeune, il m’avait beaucoup étonné un jour en me déclarant qu’il gardait toujours le contrôle des choses. Le contrôle dans le plaisir, dans la vie, dans l’aventure, dans la jouissance. Que, jamais, il ne se laisserait aller à l’ivresse, une ivresse dans laquelle il perdrait conscience. Et, pourtant, là il a été pris. Complètement pris. Et cet amour-là l’a saisi et ne l’a plus jamais quitté jusqu’aux dernières secondes da sa vie. Monique m’a souvent dit : il veut vivre, il a la volonté de vivre. Malgré tout ce qu’il a enduré. Pendant tant de mois. Toutes ces douleurs. Alors je me suis dit : oui, il veut encore vivre, mais c’est pour ne pas t’abandonner, toi, Monique. Et toi aussi, sa fille, Sandra !
Avant de s’intéresser aux petits voiliers, aux Pointus, Bob s’était pris de passion pour les grands voiliers. Je crois qu’il a même traversé deux fois l’Atlantique sur un bateau-école célèbre, le Belem. Mais c’étaient d’abord des voiliers dits charters qu’ils ont aimés, lui et Monique. Nous les avons accompagnés trois fois, une fois sur la Côte turque, une fois aux Antilles et une fois dans les Roques au large du Venezuela. Et ce voyage-là je vais l’évoquer. Parce qu’il dit beaucoup. Sur lui. Et aussi sur moi. Et explique peut-être notre amitié. Car l’amitié est chose bien mystérieuse. Los Roques sont un ensemble d’îles, au moins cinquante, peut-être cent (non, 300, dit Wikipédia). A part une île, elles sont complètement inhabitées. Et cette année-là, à cause d’un changement de la législation au Venezuela, nous étions pratiquement le seul bateau à y naviguer. Seuls dans un désert d’îles. La mer y prenait souvent une teinte verte tellement il y avait de haut-fonds. L’un des derniers jours nous avions ancré notre catamaran face à une grande barre. Au-delà de la barre, la mer sauvage. Alors nous nous sommes mis à l’eau, Bob et moi. Et nous avons commencé à traverser la barre. Un peu la peur au ventre, quand même. Peur de tomber sur des courants qui nous emporteraient au large. Et qui nous empêcheraient de revenir. Peur de quelque monstre marin. Et, effectivement un énorme barracuda est passé comme une ombre entre Bob et moi. Le soir nous étions accoudés au bastingage, attendant le coucher du soleil. Derrière nous, à gauche, à droite, les îles, quelques bancs de sable. Devant nous la barre qui s’étendait, à gauche, à droite jusqu’à l’infini, comme une longue ligne droite tracée par un grand architecte. Et au-delà, la mer déchaînée, infinie elle aussi. Alors un grand frisson me traversait, et je pense que le même frisson devait traverser Bob, un grand frisson devant la beauté du monde.
Bob a eu une vie heureuse. Il a bien profité de la beauté du monde, de la beauté de la mer. Et il a vécu un bel amour. Un amour qui n’a fait que mûrir avec le temps, pour sa Monique, sa Moune comme il l’appelait. Un amour qu’elle lui rendait bien. Un amour aussi pour sa fille, pour Sandra. Et là encore c’est un amour passionné que la fille avait pour son père. Elle qui a passé sa dernière nuit avec lui dans sa chambre d’hôpital. Où elle l’a vu mourir au matin.
Mais Bob avait aussi eu une vie bien intéressante sur le plan professionnel. Ce n’est que la première année qu’il a passé à faire l’ingénieur dans une société qui fabriquait des fours électriques. Et puis il est passé chez Schneider et, aussitôt, il a eu la chance de partir au Brésil avec le Général Buchalet qui dirigeait alors le Groupe et la veuve Schneider qui, disait-on, était sa maîtresse. Le Brésil, dans notre jeunesse, c’était l’Eldorado. Il avait lu comme moi ce qu’en racontait Cendrars. Mais pour lui c’était plus qu’un simple exotisme. C’était les contacts, c’était l’aventure commerciale ! Tout de suite après cela il est entré dans une société d’import-export du groupe Schneider, Impex. Et puis de Gaulle reconnait la Chine. Alors Bob a fait partie des 4 ou 5 premiers commerçants français à s’y rendre, dans ce pays entièrement fermé, à essayer d’y vendre n’importe quoi, des camions Berliet, des locomotives, des aciers spéciaux. Et puis il y a vécu de l’Histoire. La Révolution culturelle de Mao. Les haut-parleurs devant les hôtels pour étrangers, les conférences obligatoires et, dans la Rivière des Perles qui traverse Canton, les cadavres qui flottent. Et vu aussi le Consul d’Indonésie rejoindre avec sa famille et ses employés la gare de Canton, en marchant en canard sous les huées des jeunes « révolutionnaires ». Il y a aussi pris le goût des belles choses à rapporter chez soi. J’ai encore dans mon salon un superbe bois doré ancien dont il m’avait fait cadeau. Et cette passion, aussi, ne l’a jamais quitté. Et j’y ai encore pensé, la dernière fois que je me trouvais dans leur appartement de Saint Raphaël, en juin (Bob a encore pu déjeuner avec nous), et que j’admirais les choses rapportées, les choses achetées et cet amour des belles choses qu’ils partageaient tous les deux, lui comme elle, et leur don commun pour l’art de la décoration.
Après la Chine et Impex Bob a rejoint une société d’engineering, une société privée appartenant encore à un certain Monsieur Levivier, spécialisée en laminoirs pour l’acier comme pour l’aluminium, Secim-Spidem, et qui allait bientôt passer sous l’égide du Groupe Schneider et devenir ENSID. Alors Bob allait se déchaîner, vendre la première grande usine française en Corée du Sud, et beaucoup d’autres ailleurs dans le monde. La vente de gros ensembles était un jeu excitant pour lui, la persévérance, la bagarre, la stratégie, la concurrence, l’intelligence, l’aventure aussi. A Taïwan, après avoir attaqué son client qui, lui semblait-il, n’avait pas respecté les règles en passant commande à un concurrent, il est menacé par la Mafia locale, et doit fuir le pays. En Irak, m’a-t-il raconté, un soir, après avoir assisté à une dernière réunion avec son client, un type l’accoste au bar, semble au courant de tout, lui dit qu’il peut avoir la commande mais doit payer une commission et qu’il le contactera plus tard dans sa chambre. Bob se couche, à minuit on frappe à sa porte, Bob a le cœur qui bat mais ne bouge pas, n’en dort pas la nuit, et le lendemain matin il a sa commande signée. A la fin, en Indonésie, il s’accroche pendant des mois à son client, un riche Indonésien chinois, l’accompagne même dans son avion privé jusqu’à Hong-Kong, obtient la commande signée et, rentré à Paris, Schneider devenu Creusot-Loire dépose son bilan. Il continue malgré tout pendant encore un bon moment. ENSID ayant été repris par Spie-Batignolle. Puis tout est vendu aux Anglais, à Davy. Là il prend sa retraite anticipée, mais continue encore tout seul, essaye la Libye, puis l’Azerbaïdjan, crée une Chambre de Commerce franco-azerbaïdjanaise, fait encore quelques achats et ventes, et finit avec un lot de tapis de l’Azerbaïdjan dans la cave de sa villa à Puget-sur-Argens !
Mais il faut encore parler de l’homme. Qui était-il vraiment ? Nous étions différents, bien sûr. Mais nos différences n’étaient pas des oppositions. Peut-être des différences complémentaires. Enrichissantes, même ? Qu’est-ce qui nous réunissait ? Montaigne n’a pas cherché à comprendre. Parce que c’était lui, parce que c’était moi, a-t-il écrit. Mais moi j’aimerais savoir. Sa volonté de ne jamais perdre le contrôle, confidence de sa jeunesse, est devenue plus tard, me semble-t-il, une certaine lucidité. J’avais souvent l’impression qu’il s’observait lui-même. Avec un certain humour. Comme il observait les autres. Je me souviens qu’un jour il couchait dans notre pied-à-terre parisien et, au lieu de déjeuner avec nous, il est descendu prendre son café au zinc. Ce qu’il adorait. Mais ce n’est pas le zinc, le café et les croissants qui l’intéressaient. Ce sont les Parisiens, ceux du matin, qui venaient, qui parlaient, qui partaient. Il n’était pas dupe de la nature humaine, mais il était ouvert aux autres. Mon frère Bernard qui l’a pourtant connu bien moins que mon autre frère, Pierre, m’écrit cette phrase qui sonne tellement juste : « J'ai peu connu ton ami, mais j'en garde le souvenir d'un homme extrêmement aimable, attentif aux autres et d'une nature bienveillante, avec dans le regard une pointe amusée traduisant un esprit vif ». Et, effectivement, tous ceux qui l’ont connu ont remarqué cet œil allumé, cet œil amusé. Mais son humour n’était jamais méchant, me dit Annie. Et elle se rappelle un Anglais qui classait l’humour en différentes catégories et qu’il avait baptisé l’une d’elles « love and whit », amour et esprit. C’était cela son humour, dit-elle. Et je crois bien qu’elle a raison. Il regardait d’un œil amusé la comédie humaine, ajoute encore Annie. Et c’est vrai qu’il était aussi philosophe. Ou plutôt son chien Albert dont il rapportait les aphorismes. Et poète. Je ne sais plus si c’est sa fille ou la mienne qui m’a raconté l’avoir vu le jour de la poésie, debout à la fenêtre de son pied-à-terre de la rue Tholozet réciter du Baudelaire. A moins que ce ne soit du Paul Fort.
Bob n’était pas spécialement intéressé par la politique comme moi, mais quand on discutait de certains évènements publics on sentait son dégoût de l’injustice, de la duplicité et de la bêtise. Il était droit, juste, fidèle en amitié. Beaucoup lui venait, peut-être, de ses origines. Je le crois du moins. Ses parents étaient de la Haute Marne, la Bourgogne pauvre. Quand j’arrivais le soir chez lui avec ma Deuch de mon Alsace natale, sa mère tenait à me faire encore un repas à cinq plats. Simples mais cinq quand même. Lui était officier arrivé par le rang, mais ne croyait pas trop à l’Armée. Quand on est venus assister au mariage de Bob et Monique à Sanary, on a planté notre tente au camping municipal et, au petit matin, on a rencontré les parents du marié qui y campaient aussi. Ils étaient simples, authentiques et humains. Oui, je crois que c’est le mot : mon ami Bob était quelqu’un de profondément humain.