Pendant plusieurs semaines de suite je me suis délecté à la lecture des histoires groenlandaises de l’écrivain danois Jørn Riel. J’éprouve un véritable plaisir à me laisser entraîner de temps en temps par un conteur, un vrai – et les Danois semblent particulièrement doués pour cela – et entrer, fasciné, dans leur monde à eux. Riel a vécu 16 ans au Groenland. Aujourd’hui il est parti dégeler ses os, dit-il, en Malaisie, comme son ami Paul-Emile Victor qui s’était installé, lui, sur un motu de Bora-Bora (sa veuve y vivait encore lorsqu'on a débarqué un jour sur son motu lors de nos vacances en Polynésie). Mais Jørn Riel a du mal à oublier les espaces vierges du grand Nord, alors de temps en temps il s’enfonce pour quelques mois dans la jungle de l’Irian Barat en Nouvelle Guinée et retrouve un autre peuple encore moins civilisé que les Esquimaux : les Papous !
Les personnages qu’il met en scène dans ses « racontars » (j’ai lu Un curé d’enfer et autres racontars et La vierge froide et autres racontars) ou dans sa trilogie La maison de mes pères (tome 1 : Un récit qui donne un beau visage et tome 2 : Le piège à renards du Seigneur, le tome 3 : La fête du premier de tout est, semble-t-il, épuisé) sont des trappeurs de toutes origines (il en existait encore, semble-t-il, dans le Nord-Est du Groenland dans les années 50), tous plus originaux les uns que les autres, mais aussi de vrais Groenlandais, Danois blancs, administrateurs, pasteurs, instituteurs, médecins ou simples commerçants, métis vivant à cheval sur deux cultures et bien sûr aussi des Inuits (que l’on appelait Esquimaux dans le temps), plus ou moins primitifs, et plus ou moins attachés à leurs traditions et leur ancien style de vie. Tous sont décrits avec beaucoup d’humour, mais aussi avec beaucoup d’empathie.
Les derniers trappeurs sont hâbleurs, buveurs (bouilleurs de cru), bourrus, bons camarades, privés de femmes (encore que certains ont une gentille petite esquimaude pour compagne) et toujours prêts à faire un coup. Mais ils mènent aussi une vie rude, vie faite de chasse, de trappe et de pêche, vie dangereuse dans une nature hostile où il fait nuit pendant quatre mois et où la mort rode à tout moment : brouillard, tempête de neige, crevasses, banquise qui se rompt, chute dans l’eau glacée (alors que dehors il fait moins quarante), rencontre soudaine avec l’ours… La verve de Jørn Riel ne tarit pas : il en a publié une dizaine de ces racontars arctiques. Le dernier s’appelle La Circulaire et autres racontars: il raconte la fin des trappeurs. Le Gouvernement danois leur communique la décision par une circulaire. Il paraît qu’ils ont tous décidé de rester au Groenland, ne voulant plus avoir de contact avec ceux qui vivent en dessous d’un certain parallèle. Pourquoi ce mot de racontars (je ne connais que les Racontars de rapins de Gauguin) ? En danois : skrøner, ce qui veut dire, paraît-il, bobards. Et pourtant on a l’impression que ses portraits sont tracés à partir d’exemples bien réels. Un peu exagérés bien sûr, à la rabelaisienne. On pense à Jack London aussi, à Belliou-la-Fumée, et dans les moments tragiques à Construire un feu. C’est que Jørn Riel a dû vivre lui-même cette existence à un moment ou un autre. D’ailleurs quand il est parti pour la première fois au Groenland c'était comme membre d’une expédition polaire, restant, avec un seul partenaire à faire des mesures scientifiques et à vivre exclusivement des produits de leur chasse !
Il n’est pas facile d’expliquer le charme qu’exercent ces récits sur leur lecteur. Il n’y a pas que l’humour et l’art de conter. On sent que Riel est fasciné par toutes ces étendues, cette nature sauvage et ce que cela signifie pour l’homme : la liberté, et son pendant, la solitude, le risque, la nécessité de se battre, de s’affirmer, de s’accomplir. Peut-être aussi y voit-il un mode de vie primitif, celui des Inuits, un mode de vie qui n’existe plus et qui avait d’autres valeurs que celles de la civilisation qui l’a submergé.
Dans la trilogie de La Maison de mes pères apparaissent d’autres Groenlandais et on y trouve le premier portrait, magnifique, d’un Inuit authentique, Aviaja, une vieille femme, qui va servir de mère au héros principal qui raconte l’histoire. Celui-ci a cinq pères, des personnages semblables aux trappeurs des racontars, des camarades qui ont tous couché avec la mère, une femme au grand cœur, au cœur chaud, et qui, peu de temps après avoir accouché, l’a donné à un commerçant de passage. Alors les 5 compères (si bien nommés) cherchent une nounou et ont la chance de tomber sur Aviaja qui en avait justement assez de la vie et s’était installée sur la glace pour mourir. C’est ainsi que je retrouve un thème que j’avais justement traité dans ma dernière note de l’année 2008 : le suicide assisté ou plutôt le droit au suicide. Il paraît que c’est une vieille coutume chez les Inuits : trop vieux, se sentant à charge ou simplement lassé de vivre, on retire le foin de ses bottes, ce foin qui protège du froid, on sort sur la banquise, on s’assied, le dos bien droit, sur une peau de chien et on attend l’engourdissement qui facilite le passage vers la mort qui ne saurait tarder. Or il se trouve qu’à la fin du deuxième tome, alors que le poupon devenu grand a été envoyé à l’école au Danemark et tarde à revenir, Aviaja décide de répéter son geste : «On souhaite voyager», dit Aviaja doucement. Elle tordit ses mains sur ses genoux et regarda Sam d’un air suppliant. « On est tellement fatiguée et on désire accomplir le dernier voyage. » Sam la regarda avec compassion. « Je comprends », dit-il… « Ce sera comme tu le désires », promit Sam. Il se leva et prit la tête d’Aviaja entre ses mains. « Un être humain a le droit de choisir, dit-il, et je t’aiderai. » Plus tard deux des compagnons l’accompagnent sur la glace. Jeobald posa la peau de chien sur la glace et Sam aida la vieille femme à s’y installer. Aviaja s’assit selon la coutume eskimo, le dos bien droit et les jambes tendues. Sam s’agenouilla auprès d’elle et posa sa joue contre la sienne. « On se souviendra longtemps de toi », chuchota-t-il. Aviaja bougea la tête. « On a un petit peu peur, dit-elle, peut-être parce qu’on manque de dignité. » Elle regarda le fjord immense au bout duquel les montagnes se perdaient dans le brouillard de givre. « Tout cela est tellement plus grand que dans les souvenirs. » Les amis lui construisent une maison de neige. Alors « ils s’assirent sur le traîneau et contemplèrent l’igloo qui se confondait presque avec les congères de neige que le vent formait derrière l’arrête de glace côtière. « J’aurais aimé qu’on puisse faire quelque chose de plus pour elle », dit Jeobald. « Il n’y a rien à faire, répondit Sam. Chacun a le droit de décider de sa propre vie. » « Je ne sais pas. En tout cas on vous met au monde sans vous demander votre avis. » « C’est vrai, Sam frotta ses oreilles froides. Et c’est justement ça qui vous donne le droit de disposer librement de la vie. » Mais l’écrivain, lui, a droit au deus ex machina. Alors, en rentrant chez eux ils trouvent un messager : le petit a raté tous ses examens, il est mis à la porte de l’école danoise, il rentre au Groenland, la vieille Aviaja est sauvée et je suppose qu’on pourra suivre dans le tome 3, La fête du premier de tout, malheureusement épuisé aux Editions Gaïa (mais toujours disponible en poche chez 10/18), la suite des aventures du fils de ses pères…
Les romans de sa trilogie inuit, Le chant pour celui qui veut vivre, sont nettement plus élaborés. Ils ont dû lui coûter beaucoup de recherches sur le plan historique et sur le plan anthropologique. Le premier tome, Heq, est dédié aux chasseurs intrépides qui, aux alentours de l’an mille, ont franchi le Détroit de Smith en pourchassant leur gibier, passant du nord du Canada actuel à un pays encore plus inhospitalier, encore plus glacé, soumis à d’effroyables tempêtes, plongé la moitié de l’année dans l’obscurité, la plus grande île du monde, le Groenland. Et y ont survécu. Le héros du deuxième tome, Arluk, est un descendant de Heq, qui entreprend de faire le tour complet de l’île du Groenland. Cela se passe au début du XVIème siècle lorsque les Inuit commencent à migrer vers le sud et à peupler la totalité du pays. Le troisième tome, enfin, Soré (descendante de la même famille), raconte une histoire contemporaine qui se passe au Groenland et dans le nord du Canada. Les deux premiers romans ont un intérêt à la fois littéraire, historique et anthropologique. Littéraire, parce qu’avec ces livres publiés en 1983 et 84 (Soré date de 1985) Jørn Riel atteint une plénitude dans l’écriture qui fait qu’ils sont extrêmement plaisants à lire, et ceci d’autant plus que l’aventure contée est passionnante à suivre. Historique parce que les événements qu’il raconte le sont et qu’il montre que le métissage est ancien sur ces terres : La mère inuit de Heq a été enlevée et violée par le chef d’une tribu indienne particulièrement cruelle, les Kutchin, ce qui n’empêche qu’une fois recueilli à nouveau par les Inuit, Heq devienne non seulement un grand chaman mais aussi un chef respecté ; lui-même prendra pour femme une Indienne, Tewee-soo, de la tribu pacifique des Indiens Peau-de-Lièvre ; quant à Arluk il trouvera au cours de ses pérégrinations une esclave européenne échappée d’un navire viking (on sait que les Islandais s’étaient installés à l’est et à l’ouest du Groenland et qu’on a longtemps cherché à comprendre pourquoi ils ont progressivement dégénéré jusqu’à disparaître complètement : on pense aujourd’hui qu’ils n’ont pas su s’adapter lorsqu’une longue période de froid s’est installée dans l’île et que tout élevage était devenu impossible). Anthropologique, enfin, car tout au long des deux romans Riel note légendes, mythes, coutumes, traditions religieuses propres aussi bien aux Inuits qu’aux tribus indiennes.
Soré commence avec un drame de l’alcoolisme. Alors on se rend compte que tout n’est pas aussi idyllique que les racontars auraient pu le faire croire et que la transition d’une civilisation à une autre pose énormément de problèmes. Et on se doute que la solution idéale n’existe pas.
Cela a en tout cas réveillé ma curiosité pour le Groenland et son peuple. Et ceci d’autant plus que l’on commence à en parler beaucoup : référendum pour une plus grande autonomie en novembre dernier (devant conduire un jour, on ne sait pas quand, à l’indépendance), projet d’une usine d’aluminium géante, et puis, comme pour tout l’Arctique, l’espoir de trouver du pétrole. Alors j’ai commencé à aller sur le site de l’éditeur : les Editions Gaïa. Et j’ai trouvé une de ces maisons d’éditions comme je les aime, petites, indépendantes, courageuses, et bien utiles. En fait la Maison Gaïa existe déjà depuis une quinzaine d’années, à Larbey dans les Landes et avait été créée par une Scandinave, Susanne Juul et Bernard Saint Bonnet. Ils se sont spécialisés en littérature scandinave et attaquent depuis un certain temps la littérature serbo-croate. Leurs livres sont imprimés sur un superbe papier couleur sanguine. Malheureusement certains titres sont épuisés et on est obligé de les acheter en livre de poche dans la collection 10/18 (domaine étranger de Jean-Claude Zylberstein) qui publie toute l’œuvre de Jørn Riel.
Alors j’ai essayé de trouver d’autres romans qui traitent du Groenland et j’ai eu la chance de tomber encore une fois sur un livre merveilleux : imaqa de Flemming Jensen (le groenlandais s’écrivait dans le temps uniquement avec des minuscules). L’éditeur ne donne pas beaucoup de détails sur ce Jensen : connu pour ses one-man-shows, ses sketches radio et télé, écrivain aussi. Et puis voilà imaqa, « le grand roman inuit qu’il mijotait depuis 25 ans » dit-il. Oui mais, pour parler du Groenland comme il le fait, de ses habitants, de leur caractère et de leurs coutumes, affichant une excellente connaissance de leur langue, il a dû y vivre, cela me paraît évident. Et pendant longtemps. Et peut-être comme instituteur comme le héros de son livre.
Le début est plein d’humour comme chez Riel, mais un humour un peu anglais, pince-sans-rire, et truffé de beaucoup d’autodérision (cela doit être une spécialité danoise). L’autodérision est d’ailleurs surtout pour l’administration danoise, le système éducatif appliqué aux Groenlandais et les représentants du clergé protestant. Le héros du livre est un instituteur danois très idéaliste, même s’il n’est plus tout à fait jeune, plongé dans un tout petit comptoir (c’est lui qui l’a choisi) situé à 500 km au nord du cercle polaire et appelé Nunaquarfik. « Les premiers temps furent merveilleux. Au bout de sept jours Martin (c’est le nom de l’instituteur) était allé à sept fêtes et avait acheté sept chiens ». Un peu plus tard il s’apercevra que le type qui lui avait vendu les chiens n’en était pas le propriétaire (cette histoire m’amuse d’autant plus qu’elle me rappelle une histoire mexicaine racontée par B. Traven : celui-ci s’installe dans un village, constate qu’il y a un âne qui erre sans sembler appartenir à personne, il pense s’en servir, aussitôt un voisin arrive, prétend qu’il a des droits dessus mais veut bien lui louer, il paye une première fois, puis le maire le convoque, lui dit qu’il appartient à la commune, il paye une deuxième fois, et puis arrive le vrai propriétaire et Traven n’a plus qu’à payer une troisième fois…). Martin se rend vite compte du caractère facétieux des Inuits qui se moquent des Danois blancs sans que ceux-ci s’en aperçoivent (le voisin qui lui a vendu les chiens devient son ami plus tard, révèle qu’il a un diplôme d’instituteur danois, mais explique que pour rouler un Danois il vaut mieux paraître idiot et parler petit nègre. Je suppose que certains Africains, du temps des colonies, ont dû utiliser la même tactique !). Martin admire aussi leur passion pour la fête, leur rire et trouve qu’ils ont le caractère heureux.
Mais bientôt le récit devient plus dramatique. Un jeune garçon qui a passé une année au Danemark ne veut plus manger de phoque et a honte des conditions de vie de ses parents. Son père, vexé, pourtant excellent chasseur et pêcheur, va se faire engager comme manœuvre dans une entreprise minière et revient au village dépenser toute sa paye en fêtes. Et cela se termine par un véritable drame dû à l’alcoolisme. Un alcoolisme qui touche également le catéchumène local. Quant à Martin il va bientôt avoir ses propres problèmes : trouvant le système éducatif danois pas du tout adapté aux besoins de la société groenlandaise, il se trouve en opposition avec sa hiérarchie et finit par se faire licencier. Mais il choisira de rester, passionné par le pays tout autant que par la superbe Naja… Mais une fois de plus on commence à se douter qu’il y a peut-être quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark groenlandais…
Et puis comme le hasard fait bien les choses voilà que je tombe chez un bouquiniste de Metz sur les derniers rois de Thulé de l’explorateur français Jean Malaurie. Malaurie est beaucoup moins connu que Paul-Emile Victor et je trouve cela un peu injuste car c’est un homme très attachant. C’est d’ailleurs lui qui a convaincu Plon de créer cette fameuse collection de Terre humaine où son livre a paru, tout de suite suivi par Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss (et par beaucoup d’autres ouvrages remarquables comme Le Cheval d’Orgueil de Pierre Jakez-Hélias, Pour l’Afrique, j’accuse de René Dumont, Les veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano, etc.). Malaurie était géologue à l’origine (ou plus précisément géomorphologue) et avait déjà participé à des expéditions polaires (avec Paul-Emile Victor) à l’âge de 24 ans. Mais très rapidement il s’intéresse plus aux hommes qu’aux pierres (dans une interview parue en juillet 2007 dans Sciences et Avenir et que l’on trouve sur le net il explique que l’Académie des Sciences avait décrété qu’il fallait un parallélisme parfait dans la Recherche entre Arctique et Antarctique et comme il n’y avait pas d’habitants au pôle Sud Paul-Emile Victor avait décidé qu’il n’y en avait pas non plus au pôle Nord). Alors en 1950, âgé de 28 ans, il part seul Européen, accompagné de quelques Inuits seulement, et chargé par le CNRS d’une mission géographique et ethnographique dans le nord du Groenland.
La relation de son expédition est passionnante à lire. Il était probablement le premier à partir ainsi pratiquement seul et avec si peu de moyens. Dure, dure la vie d’explorateur dans ces conditions. Il faut d’abord apprendre à conduire un traîneau à chiens, savoir manier le fouet sans le recevoir dans la figure, donner les bons signaux aux chiens, démêler les cordes qui s’entremêlent. Il faut savoir rester seul dans son igloo pendant de longues semaines, résister aux plus terribles tempêtes, garder son sang-froid quand le brouillard vous enveloppe brusquement, échapper à tous les dangers, les ponts de neige, les crevasses, la banquise qui se rompt, la rencontre avec l’ours… Et le plus terrible, me semble-t-il, manger ce que mangent les Inuits. Va encore pour le phoque cru congelé, son cœur, ses intestins, la peau du narval qui, paraît-il, est une délicatesse, mais alors ces oiseaux (des mergules nains) que les Inuits mettent dans la graisse de phoque dans de grands sacs de peau, sans les vider, avec leurs plumes, et que l’on mange ainsi, bien pourris, en laissant juste les plumes et le bec (c’est paraît-il excellent contre le scorbut) !
En plus de son travail de géologue (il dresse la carte de 300 km de côtes au nord de Thulé) Jean Malaurie étudie la généalogie des Inuits de la région (questions de consanguinité) mais aussi leurs coutumes, leurs légendes, leurs idées religieuses et leur caractère. Ce qui complète le portrait peut-être un peu trop sympathique qu’en tracent Jørn Riel et Flemming Jensen. Ainsi on voit que l’Inuit peut être très dur avec ses chiens, avec les faibles, les handicapés et les vieux (c’est la dureté de l’environnement qui le conditionne), mais que pour le reste c’est une population extrêmement solidaire. Le vol et le mensonge sont inconnus. Si l’Inuit a le caractère généralement heureux, il arrive que la vengeance peut être un plat qui se mange froid (normal dans ce climat), on constate que les vendettas existent et on apprend que si on veut coucher avec sa femme (s’amuser entre les peaux, dit-on) il vaut mieux le faire avec l’accord du mari.
J’avais déjà noté que les deux écrivains, Jørn Riel et Flemming Jensen, avaient une attitude plutôt critique en ce qui concerne l’influence de la religion chrétienne et la personnalité de ses représentants. Jean Malaurie, lui, est beaucoup plus catégorique.
« Saisit-on ce que comportent ici de viol de conscience l’évangélisation, les concepts judéo-chrétiens ? » demande-t-il. «En accédant, par le christianisme, à la communauté des hommes, cette petite société a abandonné les justifications sacrées, religieuses, de pratiques qui avaient constitué pour elle, pendant des siècles, une armature socio-économique, l’animant d’un esprit de combat et de résistance. » Le chaman était « le prêtre, l’intercesseur, le décrypteur de signes… l’ancien qui appelle le respect, l’arbitre et le mainteneur des traditions. » Je suis d’autant plus sensible à ce genre de réflexions que je suis en train de rédiger une note sur Victor Segalen (comme complément à mon chapitre sur la Chine dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque) et que je viens de relire les Immémoriaux ainsi que les écrits de Gauguin sur ce sujet. Segalen est d’ailleurs encore bien plus dur que Gauguin pour ces « hommes blêmes au nouveau-parler » qui évangélisent les Polynésiens et leur font oublier leurs traditions propres, « les mots ».
Dans l’interview que Jean Malaurie a donnée en juillet 2007 et que je cite ci-dessus il parle encore de cette « hypersensorialité qui est indispensable à leur vie ». « Pour mener à bien la vie quotidienne (pour chasser), il faut lire la nature, vivre en harmonie avec elle. » « Cette vie fusionnelle avec la nature développe une sensorialité exceptionnelle qui est le chamanisme. Nous ne parvenons pas à percevoir cela avec nos codes rationnels », dit-il encore. « Au contact de notre civilisation, les jeunes ont perdu les liens privilégiés que leur père et leur mère entretenaient avec la nature. Le chamanisme qui était au cœur de leur civilisation, a été littéralement bafoué… ».
Mais il n’y a pas que la religion. Il y a toute notre civilisation qui pollue ces populations primitives et leur terre. Lorsque Jean Malaurie revient à Thulé après une année entière d’exploration il est accueilli par un énorme vacarme : des engins gigantesques tracent 90 km de routes à l’intérieur même d’un immense camp qui va être une base militaire américaine pour bombardiers nucléaires. Il faut savoir que Thulé se trouve au 78ème parallèle et que le cercle polaire est au 66ème, cela donne une idée de la situation extrême de cette région. C’est l’explorateur Knud Rasmussen auquel Malaurie dédie son livre qui a fondé ce comptoir en 1910 et qui lui a donné ce nom (du moins, je le suppose) qui, au fond, et bien que Rasmussen soit à moitié Inuit lui-même, est déjà une agression puisqu’il trouve son origine dans notre Antiquité gréco-latine : c’est Strabon qui parle d’un voyageur, Pythéas, qui aurait vu Thulé à l’extrémité des terres et c’est Sénèque, dans sa pièce Médée (je dois avouer à ma grande honte que je ne savais même pas que Sénèque avait écrit des tragédies !), cite une prophétie avec ce vers : « Thulé ne sera plus la dernière des terres » qui se termine en latin par « ultima Thule ». Heureusement, depuis lors, les autorités locales ont décidé de donner un nom inuit à Thulé : Qaanaaq !
En tout cas pour Malaurie le titanesque chantier de Thulé constitue le choc de sa vie. Il ne cesse de dénoncer les travaux. En vain. Plus tard la base militaire américaine comptera 10000 personnes. Et aujourd’hui, malgré la fin de la guerre froide, on y compte encore près de 3000. Alors Malaurie va conseiller le Canada pour la création du territoire autonome des Inuits du Nunavut et travailler avec les anthropologues russes (cofondateur et président d’honneur de l’Académie polaire de Saint-Pétersbourg). Et écrire. Dans l’avant-propos de son livre paru en 1955 il écrivait : « Par-delà un témoignage, un des buts de ce livre est de s’interroger sur l’avenir des Esquimaux de Thulé ». Et dans sa conclusion il espère que « ces primitifs du XXème siècle qui pendant des millénaires ont surmonté au pôle le défi d’une géographie impitoyable » ne seront pas « tentés d’abandonner leur condition d’hommes libres pour la seule et souvent trompeuse attirance de l’assistance sociale et des lumières de la ville ». Belle illusion. La civilisation de consommation est bien là : on en trouve de nombreux exemples dans le roman de Flemming Jensen. Et la civilisation technique aussi. Et ces jours-ci je trouve encore quelques nouvelles groenlandaises, pas tellement réjouissantes, dans le journal Le Monde.
Le 26 décembre : « Plus autonome, le Groenland se rapproche des Etats-Unis » Et plus loin : « L’EU ne fera pas beaucoup de progrès avec sa politique arctique tant qu’elle voudra sanctionner notre chasse traditionnelle à la baleine et au phoque », dit le Vice-ministre des Affaires Etrangères du territoire. Mais est-ce l’intérêt du Groenland de se rapprocher de la puissante Amérique ? Le 6 janvier : « Les autorités de l’île veulent la création d’une usine géante de production d’aluminium pour 2015 ». « Une réalisation titanesque d’environ 3 milliards d’euros d’investissements, qui nécessitera le travail de 5000 ouvriers, sans doute polonais et chinois, pour le chantier, sur une île qui ne compte que 56000 habitants ». D’après Le Monde les autorités danoises et groenlandaises semblent surtout inquiets de l’augmentation des rejets de gaz à effet de serre que ce projet entraînerait, alors que le Groenland est l’une des grandes victimes du réchauffement climatique. Elles feraient mieux de se poser des questions sur la pollution : une usine d’aluminium pollue. Et ni Alcoa ni le Canada ne sont des modèles d’écologie (il n’y a qu’à voir ce qui se passe sur le Saint-Laurent !). Et puis voilà que le 17 janvier Le Monde publie un court reportage, en dernière page, intitulé : « Au Groenland, une jeunesse sans espoir ». A Ilulissat, en baie de Disko, célébrée par les sites touristiques (« un univers de glaciers et d’icebergs qui fascine tous les voyageurs amoureux des sensations fortes ») et où climatologues et politiciens (dont notre ministre écolo, me semble-t-il) vont se rendre compte de la rapidité du réchauffement climatique, le reporter du Monde a rencontré un policier avec lequel il visite un « quartier difficile » (« affaires de violence domestique à cause de l’alcool, une des plaies de l’île ») et qui lui parle de la vague de suicides qui sévit parmi les jeunes au Groenland : à Upernavik, un village de 1200 habitants situé plus au nord, 17 jeunes garçons âgés de 15 à 21 ans se sont suicidés. « Une hécatombe pour une petite ville comme ça. Des jeunes qui se sentaient piégés dans ce coin sans avenir ». Et à Nuuk, la capitale (l’ancienne Godthåb des romans de Jørn Riel et Flemming Jensen), le journaliste rencontre un chauffeur de taxi qui lui raconte que dans sa jeunesse il a fait partie d’une bande violente qui trafiquait le haschisch. Et puis le journaliste parle pêle-mêle de l’Etat-providence apporté par le Danemark au Groenland dans les années 50 et 69, de la concentration des habitants des hameaux isolés dans les villes, de la coupure des populations de leur mode de vie traditionnel, des opinions divergentes des responsables : on a trop « romantisé » le passé, disent les uns, il est difficile de « s’identifier comme inuit et de vivre en même temps dans un monde moderne ». « Il faut couper le lien avec le Danemark », disent d’autres. « Car ce lien nous maintient dans l’idée que nous sommes incapables de survivre par nos propres moyens. »
Difficile dans ces conditions de saisir toute la complexité du problème. Ce qui est certain c’est que pour la grande majorité de la population l’ancien mode de vie n’est plus possible. Personne ne peut plus échapper à la mondialisation. Et cela m’étonnerait que les autorités de l’île renoncent aux avantages, peut-être trompeurs, mais à priori bien tentants, de l’aluminium, du pétrole et toutes les autres ressources minières que la grande île risque encore de receler. Et peut-être c’est le chef de l’instituteur Martin qui avait raison : peut-être fallait-il faire de tous ces Inuits rien que des Danois bien éduqués…
Mais il est bien difficile de vivre dans ces régions pour des gens civilisés. La nuit arctique est bien déprimante. Lorsque j’ai visité une usine de la société suédoise Alimak située pratiquement au cercle polaire, on me disait que les gens de Stockholm ne résistaient pas longtemps au climat. Et on me racontait l’histoire de cet Américain qui visitait à titre professionnel la région (on y trouve aussi les plus importantes mines de fer de Suède) et qui demande aux cadres locaux : mais comment faites-vous pour vivre dans ce coin perdu ? Oh, répondent-ils, en été on chasse et on fait l’amour. Oui, mais en hiver, demande alors l’Américain. Eh bien en hiver…, en hiver on ne chasse pas…