Üsslànds-Schwyzer, Üsslànds-Elsässer

E Gläsle Riesling, gàl wie Guld, 
Das isch e Freid züem Singe, 
Un bsunders wenn zwei liewe Hànd 
Nonander d’Flàsche bringe. 
Komm, Schatz, aß ich an’s Hàrz dich druck ! 
Dir, hàrzig Maidle, gilt da Schluck 
Vom beschte, finschte Trepfle ! 

E Gläsle Riesling mit sim Duft, 
Das isch e Freid züem Springe, 
Wenn güete Frind binander sin 
Un kling ! kling ! d’Gläser klinge. 
Bi dir wird’s eim so luschtig z’Müet, 
Dü machsch jo d’Mensche lieb un güet, 
Dü süffig, guldig Trepfle ! 

Un wenn’s halt z’letscht e Dàmpfle git, 
Das müeß me scho vertrage ; 
Me hat sich gnüe mit schlimm’rem Dings 
Im Làwe umez’schlage. 
As wie ne Held ladt’s jeder uf 
Un trinkt noch eis still owe druf 
Vom güete-n-edle Trepfle. 

Un kunnt die Stund, wo’s nim will geh, 
Wo mir d’r Tod tüet winke, 
So mecht i noch züem letschtemol 
E Gläsle Riesling trinke. 
D’r Abschied fallt so nit züe härt, 
Un Gott im Himmel dank i dert 
Für all die güete Trepfle. 

(Un p’tit verre de Riesling, jaune comme l’or ; 
Voilà une joie qui te fait chanter, 
Et surtout si ce sont des mains chéries 
Qui t’apportent les bouteilles. 
Viens, ma mie, sur mon cœur, 
A toi je voue cette gorgée, 
Du meilleur, du plus fin breuvage. 

Un p’tit verre de Riesling, avec son parfum, 
Voilà une joie qui te fait sauter, 
Quand de bons amis sont rassemblés 
Et kling ! et kling ! les verres tintent. 
Avec toi on se sent si bien, 
Tu rends les hommes bons et gentils, 
Toi, oh breuvage doré et gouleyant. 

Et même si à la fin on est un peu dans les vaps’ 
Il faut bien s’en accommoder ; 
On a assez de malheurs bien plus graves 
Auxquels dans la vie il faut faire face. 
Et que, comme un héros, il faut endosser, 
En buvant encore en douce un petit peu 
Du bon et noble breuvage. 

Et vient l’heure où rien ne va plus, 
Où la mort me fera signe de loin, 
Alors je voudrais bien une dernière fois, 
Boire un p’tit verre de Riesling. 
Ainsi l’adieu me sera un peu moins dur, 
Et je remercierai Dieu au ciel là-haut, 
Pour tous les verres bus de ce si bon breuvage.) 


Poème d’Eugène Ehretsmann (1864-1934), mis en musique par Otto Hess. La version française est de moi)

Les Suisses établis dehors, dans le vaste monde, se disent des Üsslànds-Schwyzer, des Suisses de l’étranger, des Suisses du dehors. Et moi qui ai émigré de mon pays à l’âge de 20 ans (et maintenant j’en ai 85) je me suis toujours considéré comme un Üsslànds-Elsässer, un Alsacien du dehors. Un exilé du paradis. Oh, ne croyez pas qu’on est des naïfs. Le Suisse du dehors sait bien que les Suisses du dedans ne sont pas tous des saints. Il sait bien qu’il y en a qui sont un peu bornés, même un peu butés et pas tellement ouverts au monde. Et nous autres Alsaciens du dehors nous savons bien que ceux du dedans étaient les premiers à voter Le Pen. Et on en a eu honte. 
Non, ce qui manque aux Üsslànds-Schwyzer, je le suppose du moins, c’est le pays, les montagnes, les vaches, les Röstis, l’émincé zurichois, le déci de vin de Dôle et, pour les alémaniques du moins, leur langue, le schwyzer-ditsch. Ou une certaine permanence… 
Je me souviens que lors de mes premiers voyages au Brésil avec mon Président de l’époque, dans les années 70, on rencontrait un tel Üsslànds-Schwyzer, un joailler établi à Rio. Il avait des pierres magnifiques alors que la maison Stern n’avait pas encore pris l’importance qu’elle a eue plus tard. Alors mon Président qui avait les moyens – c’est pour cela qu’il était Président, à moins que cela soit l’inverse, qu’il avait les moyens parce qu’il était Président – ne manquait jamais de lui rendre visite et lui achetait quelques belles aigues-marines, une pour sa femme et une pour sa maîtresse – il faut être équitable – et moi qui n’avait pas ses moyens j’en achetais une petite, une jolie pierre verte, un Béryl, qu’Annie, au retour, trouvait trop petite et qu’elle a gardée dans un tiroir pendant trente ans (mais bon, je ne vais pas étaler les petits différents qu’on peut avoir dans un couple sur la place publique. D’ailleurs c’est pardonné. N’en parlons plus. Mais quand même !). Alors voilà que lors d’une de nos visites nous trouvons notre Üsslànds-Schwyzer heureux comme tout, prêt à nous faire les prix qu’on voulait, la face illuminée : il était retourné en Suisse y passer des vacances, pour la première fois, après trente ans. Et il nous raconte : vous ne pouvez pas vous imaginer, dit-il. D’abord j’ai un malheur, dans mon voyage en train de Bâle à Zurich, je perds mon portefeuille. A l’hôtel ils me disent : allez donc au bureau des objets trouvés de la SBB, la Schwyzer Bundesbahn. D’abord je ne voulais pas, je trouvais cela ridicule, une perte de temps. Eh bien, figurez-vous que, finalement, j’y suis allé et… mon portefeuille y était ! Et celui qui l’a trouvé n’a même pas donné son nom. Et mon argent était au complet ! Vous voyez la même chose ici au Brésil ? Il nous demande. Mais attendez, dit-il encore, c’est pas tout ! Voilà que je vais à Zurich dans la Bahnhofsstrasse, recherche un magasin que j’ai connu dans le temps, magasin pour sous-vêtements. Il y est toujours. J’entre, demande s’ils ont toujours les slips ou plutôt les culottes que j’aime. Ils les ont. Les mêmes, la même coupe que dans le temps. Et je crois bien que la vendeuse qui me sert est la même que celle qui m’avait servi il y a trente ans. Mais attendez, c’est pas fini : quand je vais à la caisse pour payer : c’est le même prix qu’il y a trente ans ! En Francs suisses, bien entendu ! 

Alors moi, le Üsslànds-Elsässer, l’Alsacien du dehors, qu’est-ce qui me manque vraiment ? Le pays, la plaine, les Vosges, surtout celles du sud où habite encore mon frère et d’où est originaire mon grand-père maternel, la matelote du Rhin de ma tante, les nouilles alsaciennes de ma grand-mère, la tarte à l’oignon et le jambon en croûte du Saint-Sépulcre, le Hailich Gràb, cette Wynstub que mon parrain fréquentait déjà dans les années 20 et où les frères Matthis rencontraient leurs amis peintres, artistes et poètes, dans les années 1900, en buvant ces vins gouleyants, Sylvaner et Edelzwicker, et toutes les autres Wynstub de mes années étudiantes, le Strissel, le Pfiffes, le Lohkäs, le Coin des Pucelles et le Burjerstuewel de la chère Yvonne, ma cathédrale en grès rose des Vosges, la plus belle cathédrale du monde, ma langue qui se meurt, celle du sud de mon enfance et de la tribu de ma mère, celle du nord de mon adolescence et de la famille de mon père, mes souvenirs, le Barabli quand toute la salle chantait debout avec Germain Muller et quelques larmes : nous sommes les derniers qui parlent encore comme le bec nous a poussé, les baignades dans le Rhin de mon enfance encore, le courant fort, les tourbillons meurtriers, la descente depuis Haguenau dans la traction de mon père avec ses amis pour Strasbourg et la Meinau voir jouer le Racing dont je suis les résultats encore aujourd’hui, le foie gras d’oie de mon frère, son Baeckeofe, la forêt de Haguenau avec mon oncle, les chevreuils dans la clairière le soir, les chasses dans la vallée de Munster, la horde de sangliers qui vous frôle, la montée à pied à la Schlucht avec mon père, la descente par le sentier des Roches, le Schiessrothried et le Fischbödle et les vins, le Riesling que chante ce poète que je viens de découvrir, et tous ces vins qui ont leurs parfums, le Gewürztraminer, le roi de nos vins, le Muscat et ce vin que nous appelions Tokay, ce que les Hongrois, à peine entrés dans notre Europe, ces descendants d’Attila, le Fléau de Dieu, nous ont interdit de nommer ainsi, et qui s’appelle maintenant simplement Pinot gris mais qui a toujours le même goût… 
Est-ce que les Alsaciens du dedans ont le même imaginaire que l’Alsacien du dehors que je suis ? Pas forcément. Mon frère resté en Alsace, le seul des trois frères et quatre cousines qui ont habité un moment donné le même immeuble construit par mon grand-père à Haguenau, le seul, dis-je, qui est resté au pays, boit du Bordeaux (quelle horreur) et n’achète du Riesling que lorsqu’il me reçoit chez lui, ses enfants ne parlent pas l’alsacien, alors qu’il a pourtant épousé une Alsacienne authentique, et je n’ose même pas lui parler du Racing, d’abord parce que lui n’en a rien à cirer, et, ensuite, parce que ma réputation d’homme de culture risquerait gros ! 
Alors est-ce que cet imaginaire n’est qu’illusions ? Pas tout-à-fait, je crois. Pour moi ce sont des racines. Et ces racines m’aident, me soutiennent. M'ont soutenu. Il y a à peu près 35 ans les actionnaires de ma société l’ont vendue à un autre groupe familial. C’était logique, j’avais aidé à la transaction. On exploitait les mêmes brevets dans d’autres régions du monde. Mais alors le nouveau Président s’avérait être un navigateur au long cours qui se prenait pour un industriel, ne faisait confiance qu’à des incapables qui lui ciraient les pompes, et a endetté nos sociétés avec la totalité du prix de la transaction, ce qui risquait de les conduire à la faillite. Et, en plus, il m’avait humilié. J’avais le choix : ou partir ou trouver une solution pour le battre. Alors je suis retourné voir mon frère qui habitait à l’époque à Guebwiller et puis je suis parti toute une journée seul dans la montagne me ressourcer. Traversé les forêts de hêtres qui avaient pris une couleur rougeâtre, avant d’atteindre les sapins, marché un peu sur les chaumes. C’était l’hiver mais il n’y avait pas de neige. Et finalement j’ai déjeuné dans un gîte, une simple omelette aux pommes de terre rissolées, puis un Munster avec du cumin comme il se doit, une tarte aux myrtilles pour terminer, le tout accompagné d’une excellente bouteille de Gewürz. Et pendant tout ce temps-là l’hôtesse n’arrêtait pas de me raconter une histoire sans fin, un de ces deltaplanes qui décollaient d’une aire d’envol plus haut, et qui était tombé sur le toit de son gîte, alternant l’alsacien du sud et le français avec ce putain d’accent mulhousien… 
Et le lendemain je suis rentré chez moi, regonflé à bloc et prêt à me battre. Contre ce Président qui, après tout, n’était qu’un idiot de Parisien. Et six mois plus tard j’avais réussi à faire revenir mes anciens actionnaires dans le capital de la Société, réduisant ainsi notre endettement, et obtenu la Direction générale avec la bénédiction des Banques et même celle de la CGT. J'avais gagné la partie ! Parce que, comme Atlas, j’avais remis mes pieds sur ma Terre (c’est du moins ce que je me suis imaginé…). 

Maintenant je suis vieux. Et je suis toujours un Üsslànds-Elsässer, un Alsacien du dehors. Et je n’arrête pas de me replonger dans ma langue maternelle, sa poésie. Revenir à l’enfance, boucler la boucle, enroulement de colimaçon, comme l’écrit Giono dans sa dernière lettre à son ancienne amante. Alors, après avoir participé à un Florilège poétique des langues régionales de France, j’ai encore attaqué une nouvelle Anthologie de poésie alsacienne. Voir la première partie sur mon site Voyage, au tome 7 consacré à cette poésie-là.
 
Et c’est là que j’ai déniché l'ode au Riesling avec laquelle j’ai débuté cette note…