L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante a été un succès presque planétaire : traduit en plus de 40 langues et près de 700000 lecteurs si j’en crois Wikipédia. Et j’en ai fait partie, de ces lecteurs. Intéressé par le sujet, cette amitié entre deux filles à la fois semblables par leur origine sociale et leur intelligence et différentes par leur caractère et leur vie adulte. Et intéressé par le cadre, cette ville de Naples, ses quartiers pauvres, leur culture maffieuse et l’emprise sociale qu’elle exerce sur ses habitants. Les quatre tomes de cette tétralogie napolitaine ont paru en français chez Gallimard, le premier en 2014, le deuxième (Le nouveau nom) en 2015, le troisième (celle qui fuit et celle qui reste) en 2018 et le quatrième (L’enfant perdue) en 2019. Les quatre tomes ont été traduits par Elsa Damien.
Il y a bien des moments, à la lecture du deuxième ou du troisième tome, où j’ai failli lâcher prise, lassé des descriptions un peu mièvres d’amours adolescentes et de mâles mous, mais j’ai continué car l’auteure sait captiver son lecteur. Avancer son récit avec une technique sûre qu’on dirait apprise dans ces cours de fiction writing organisée dans tant d’universités américaines. Et j’ai été récompensé de ma persévérance par le 4ème tome de nouveau parfaitement maîtrisé dans sa représentation de l’évolution sociale du quartier où les deux filles ont grandi, avec ses tensions, avec les réactions de chacun, les forts et les faibles, et l’emprise si pesante de ce milieu. Et puis il y a le drame terrible. La mort d’un enfant est toujours un drame difficile sinon impossible à surmonter pour ses proches et surtout ses parents. Mais quand l’enfant disparaît sans qu’on sache ce qu’il est devenu, enlevé, peut-être tué, peut-être vivant, comment y survivre ? Lila choisit de disparaître à son tour. On la comprend.
Pourtant malgré tout cela je n’aurais pas eu l’intention de consacrer une note à ce roman, à ces quatre livres, si je n’étais pas tombé sur cet ouvrage au titre étrange, Frantumaglia, un mot qu’on ne trouvera certainement dans aucun dictionnaire d’italien, un mot de dialecte napolitain, peut-être simplement forgé par la mère de l’auteure qui l’emploie pour dire qu’elle a l’esprit embrouillé. Voir : Elena Ferrante : Frantumaglia – L’écriture de ma vie, Gallimard, 2019 (la traduction est de Nathalie Bauer. Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet ouvrage. Je rends hommage à la traductrice). « Ma mère m’a légué un mot de son dialecte qu’elle employait pour décrire son état d’esprit lorsqu’elle éprouvait des impressions contradictoires qui la tiraillaient et la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia », écrit l’auteure. L’ouvrage est composé de lettres échangées avec des lecteurs, des critiques, et avec ses éditeurs, de réflexions aussi. L’éditeur parle de « mosaïque » et dit que ces écrits aident Elena Ferrante à continuer sa recherche sur l’écriture, l’univers féminin, la relation mère-fille et sur Naples. Autant de sujets qui m’intéressent, surtout le dernier. L’écriture aussi bien sûr, car le mystère de la création est quelque chose qui m’a toujours passionné. Et puis il y a aussi le mystère de l’écrivaine elle-même. Car comme on sait l’écrivaine refuse de dire qui elle est et ne paraît jamais dans aucune interview ni présentation de ses livres. A priori cela m’est parfaitement indifférent. Mais comme j’ai entendu dire qu’elle pourrait être un homme ou qu’elle serait une traductrice romaine, j’ai quand même été interloqué : je ne vois vraiment pas comment on ait pu croire à des inepties pareilles. Et il me paraît évident que seule une femme a pu décrire une telle amitié entre filles ou sa relation très conflictuelle avec sa mère et que seul quelqu’un qui a passé son enfance et son adolescence à Naples peut décrire la vie d’un quartier populaire napolitain comme elle. Et, après avoir lu Frantumaglia, j’en suis doublement persuadé ! Mais il est probable que s’il n’y avait pas eu ces jugements je n’aurais pas acheté ce livre. Et j’aurais eu tort. Parce qu’en le lisant on rencontre une femme passionnante, intelligente, érudite et très humaine. On sait qui elle est. Et on n’a vraiment pas besoin de connaître son nom véritable !
On sait qu’elle est femme, ai-je dit. Et cela se sent d’abord à cause de tout ce qu’elle dit à propos de la maternité et de la relation mère-fille. Une relation difficile que l’on retrouve dans tous ses romans et, tout particulièrement, si j’en crois ses premières lettres, dans L’amour harcelant (Gallimard, 1995. L’amore molesto, 1992) (que je n’ai pas lu). J’avoue humblement que je n’ai pas toujours compris ce qu’elle cherche à démontrer. Peut-être parce que je suis un homme. Et que je n’ai pas eu de sœur. J’ai une fille et j’ai bien constaté l’existence d’une telle opposition quand ma fille était adolescente et, peut-être même, quand elle était encore jeune adulte, mais je n’y ai vu rien d’exceptionnel. Le père a une relation différente avec sa fille, c’est évident et c’est naturel. Pas la peine de chercher de longues explications chez Freud. Mais plus tard la relation fille-mère se normalise à nouveau et une nouvelle complicité s’établit.
Rien de tel chez Elena Ferrante. Il faut peut-être chercher une explication au moins partielle dans la façon dont la mère est vue dans le sud de l’Italie. Et pas seulement à Naples. Voyez ce qu’écrit Elsa Morante à ce propos. C’est une citation relevée par Elena Ferrante (page 19) au moment où elle se prépare à recevoir le prix Elsa Morante pour son premier roman (la citation est probablement extraite du Châle andalou, Gallimard, 1967. Lo scialle andaluso, 1963). (Giuditta, la mère, baise la main de son fils) « A ce moment… il avait tout à fait pris un air de Sicilien : de ces Siciliens sévères, hommes d’honneur, toujours en train de surveiller leurs sœurs, pour qu’elles ne sortent pas le soir, qu’elles n’encouragent pas leurs soupirants, qu’elles ne mettent pas de rouge à lèvres ; et pour lesquels le mot mère signifie deux choses : vieille et sainte. La couleur qui convient aux vêtements des mères est le noir, ou, à la rigueur, le gris et le marron. Leurs vêtements sont sans forme ; car personne, à commencer par les couturières des mères, ne va penser qu’une mère ait un corps de femme. Le nombre de leurs années est un mystère sans importance, puisque, de toute façon, leur seul âge est la vieillesse. Cette vieillesse informe a des yeux saints qui pleurent, non pour elle-même, mais pour les enfants ; elle a des lèvres saintes, qui récitent des prières, non pour elle mais pour les enfants. Et malheur à celui qui prononce en vain, devant ces enfants, le saint nom de leurs mères ! Malheur ! C’est une offense mortelle ! ».
Nous autres Européens vivant un peu plus au nord, nous connaissons l’image de la Mamma et de l’amour et du respect du fils pour la Mamma, le fils déjà marié. Et je le connais d’autant mieux qu’une de mes cousines a eu le malheur d’épouser un Napolitain, un médecin, et que je me souviens que la première chose qu’il a faite après son mariage c’était installer sa mère dans l’appartement en face et que, dès que ma cousine a eu un enfant, une fille, la Mamma a mis la main dessus. Mais ici il y a autre chose et Elena Ferrante insiste dessus : l’informe. Cela signifie, dit-elle (page 21), « que l’informe conditionne avec une telle puissance le mot mère que, pensant au corps auquel le mot devrait renvoyer, les fils et les filles n’arrivent qu’avec répulsion à lui attribuer les formes qui lui reviennent ». Les couturières, par habitude, « confectionnent à l’intention de leur mère (même leur propre mère) des vêtements qui effacent la femme, comme si la seconde était une lèpre pour la première », écrit-elle encore. On comprend qu’une telle représentation de la mère peut également jouer sur la nature de l’opposition mère-fille. Drôle de modèle pour une fille en train de devenir femme !
Il n’empêche que l’obsession d’Elena Ferrante avec ce thème est un peu étrange. Puisqu’il apparaît à nouveau dans son troisième roman, un roman qui lui a donné beaucoup de mal et auquel elle tient tout particulièrement, dit-elle : Poupée volée (Gallimard, 2009. La figlia oscura, 2006). A se demander s’il n’y a pas autre chose. En l’écoutant raconter qu’à quatorze ans elle a lu Madame Bovary et qu’elle s’est immédiatement assimilée à sa fille Berthe (pages 227-229). « J’eus soudain l’impression d’approcher ma mère de la façon exacte dont Berthe tentait d’approcher Emma afin d’attraper « par le bout les rubans de son tablier » », écrit-elle. Le « laisse-moi » énervé d’Emma (qui se dit làssame en napolitain), son coup de coude qui envoie Berthe tomber et se blesser la joue au coin de la commode, les « bouleversements » d’Emma qui rappellent la « frantumaglia » de sa propre mère, tout l’amène à confondre le roman de Flaubert avec sa propre situation. Jusqu’à se demander si sa mère n’a pas « au moins une fois dans son existence, pensé en me regardant les mots mêmes – les mêmes horribles mots – qu’Emma a pensés au sujet de Berthe : « c’est une chose étrange comme cette enfant est laide ! Laide » : être laide aux yeux de sa propre mère… De France, la phrase se rua sur moi et me frappa en pleine poitrine, me frappe toujours, avec plus de violence que le coup qui avait projeté – projette – la petite Berthe contre la commode, contre la patère de cuivre ». Est-ce pour cela que dans Poupée volée elle a renversé les rôles, appelant la mère Hélène et la fille Léda, alors que dans la mythologie Léda (couverte par le fameux cygne) est la mère d’Hélène ? Et, est-ce toujours pour les mêmes raisons qu’elle rappelle dans ses lettres la fameuse variante peu connue du mythe que j’ai évoquée dans ma note sur Homère, variante où Jupiter n’est pas amoureux de Léda, mais de Némésis qui changée en oie et malgré tout surprise par le cygne, pond un œuf confié à Léda d’où sort Hélène ? Ce qui fait de Léda non la véritable mère d’Hélène mais sa belle-mère (pages 241-42).
C’est en tout cas en femme qu’Elena Ferrante traite ce thème. Comme elle traite ceux de l’amitié féminine, de l’abandon en amour et de la maternité. La maternité, voilà un thème que, de toute façon, seule une femme peut traiter. Du moins, la maternité dans tout ce qu’elle a de plus physique. Jusqu’ici je n’avais découvert qu’une seule femme qui avait ainsi parlé de la maternité, et en poésie encore, c’est la Japonaise, Yosano Akiko (voir mon Bloc-notes). Je citais plusieurs de ces poèmes impudiques, des tankas modernes, dont ceux-ci :
« Pareil à l’insecte,
entièrement dévoré
par son tout petit…
Je sens approcher de moi
une destinée semblable… »
Les douleurs de l’enfantement la rendent agressive à l’encontre des hommes :
« Je maudis les hommes,
eux qui jamais ne pourront
faire naître un enfant,
qui ne risquent point leur vie !
J’envie tant leur oisiveté ! »
Ces douleurs qui continuent encore après la délivrance :
« Par intermittence
comme si l’on frottait un luth
à grands coups d’archet,
l’utérus désormais vide
lance à nouveau ses douleurs. »
Et pour finir la joie d’après l’accouchement, le sang des couches n’est plus une souillure mais une purification :
« Viens donc mon enfant,
pour te souhaiter bonheur,
je vais te laver
dans ce sang nouveau, celui
qui a déchiré mon corps. »
Que dit Elena Ferrante ? « Concevoir, se déformer, se sentir habitée par une chose de plus en plus vivante qui vous rend malade et vous remplit de bien-être, qui vous exalte et vous menace, est une expérience qui relève du tremendum, l’effroi… » Et puis elle parle de l’écriture. Et elle la rapproche, ce qu’un homme ne peut faire, de la « reproduction » humaine. L’écriture « … n’est pas étrangère à la reproduction de la vie et aux émotions contradictoires, bouleversantes » (page 298). Et elle est parfaitement consciente de ce que la maternité représente pour l’écrivain-femme quand elle écrit : « La maternité, justement, est une de ces expériences qui nous appartiennent, dont la vérité littéraire est encore à explorer » (page 411). Et comme par hasard je tombe sur cette phrase extraite d’un petit fascicule de l’écrivaine Anna Maria Ortese, Là où le temps est un autre (Actes Sud, 1997. Dove il tempo è un altro, 1990) : « Créer, c’est une forme de maternité : cela rend heureux et adulte dans le bon sens ». Anna Maria Ortese était originaire de Naples elle aussi, d’une famille encore plus pauvre que celle d’Elena Ferrante, même privée d’enseignement secondaire, et l’un de ses recueils de nouvelles était intitulé : La mer ne baigne pas Naples (Gallimard 1993. Il mare non bagna Napoli, 1953).
Autre thème présent fréquemment chez Elena Ferrante et lié à la féminité, le sentiment d’abandon. C’est le thème principal, semble-t-il de son deuxième roman, Les Jours de mon abandon (Gallimard, 2004. I giorni dell’abbandono, 2002), que je n’ai pas lu non plus. « Peut-on continuer de vivre sans amour ? », écrit-elle dans un échange de lettres relatif à ce roman. « C’est un sujet qui paraît peut-être assez discrédité, mais en réalité c’est celui que les existences féminines posent le plus crûment. La perte de l’amour est une faille, elle engendre un vide de sens » (pages 91-92). Elle y revient encore bien plus tard : « L’abandon est une blessure invisible qui guérit rarement. C’est un thème qui m’attire du point de vue narratif car il synthétise bien la précarité de ce que nous considérons en général comme constant, « naturel ». L’abandon ronge les certitudes à l’intérieur desquelles nous croyons vivre en sécurité. Non seulement nous sommes abandonnées, mais parfois nous ne supportons pas la perte, nous nous abandonnons nous-mêmes… nous savons à présent que tout ce que nous possédons peut nous quitter et emporter jusqu’à notre envie de vivre » (pages 393-94). Cela sonne comme une blessure personnelle, vécue. Et cela me semble d’autant plus vraisemblable qu’ailleurs elle écrit à propos de ses deux premiers livres, l’un évoquant la relation mère-fille, L’amour harcelant, l’autre l’abandon, Les jours de mon abandon, qu’ils « sont ceux qui ont le plus remué le couteau dans mes plaies encore infectées, sans distance de sécurité » (page 97). Pourtant elle s’était intéressée au sort de la reine Didon abandonnée par Enée dès son enfance (Didon est pour elle le modèle littéraire du thème de l’abandon : j’en ai déjà parlé dans ma note sur Homère). « Lorsque j’étais enfant son suicide m’avait fâchée » (page 172). « A l’université, quelques années plus tard, Didon ne m’avait qu’à moitié séduite » (page 173). Elle regrettait profondément, « pour elle et pour la ville qui s’élevait, prometteuse », qu’un « amour furibond » consume « cette femme joyeuse » (pages 173-74). C’est en relisant le quatrième livre de l’Enéide au moment d’écrire Les jours de mon abandon qu’elle se réconcilie aussi bien avec Enée qu’avec Didon, dit-elle. Elle trouve « brusquement le déroulement de cette histoire véridique et bouleversant » (page 174). Peut-être a-t-elle aussi compris à ce moment-là que le suicide de Didon n’est pas dû à cette « perte d’envie de vivre » qu’entraîne l’abandon, comme dit plus haut, mais qu’il est protestation, hautement proclamée : « Madame Bovary et Anna Karénine descendent d’une certaine façon de Didon et de Médée, mais elles ont perdu la force obscure qui pousse ces héroïnes du monde antique à utiliser l’infanticide ou le suicide en tant que rébellion, vengeance et malédiction » (page 218). Et c’est vrai que le suicide public de Didon avec l’épée, cadeau d’Enée, apporte en même temps la malédiction à sa ville, à Carthage !
Vient ensuite un dernier thème féminin, celui de l’amitié féminine, thème rarement traité en littérature et thème principal de la tétralogie. Ce qui m’intéresse ici c’est ce qu’Elena Ferrante en dit. Or elle n’en dit pas beaucoup. Quand on lui demande si elle a connu une personne comparable à la Lila, fille « dionysiaque », elle répond : « Lila ressemble beaucoup à une de mes amies, décédée il y a quelques années. Elle n’avait rien de dionysiaque. Elle comptait parmi ces êtres curieux de tout, qui excellent dans tous les domaines sans effort apparent, jusqu’à ce qu’ils s’ennuient et passent avec enthousiasme à autre chose » (page 348). Or Lila est bien évidemment, plus complexe que cela. « Je voulais raconter une amitié qui dure une vie entière », dit-elle encore, « et je voulais la raconter dans toute sa complexité » (page 367). C’est Lena qui est écrivaine comme Elena Ferrante elle-même, qui raconte la vie de Lila dans le roman. Mais elle ne dit que ce qu’elle croit savoir de Lila, elle tait « manifestement une partie du récit » car ce n’est pas à elle qu’appartient la vérité, la véritable vie de Lila. Et c’est ce qui plaît à l’auteure Ferrante ! Ailleurs encore elle dit que « Lena est un personnage complexe, obscur à ses propres yeux » (page 391). Elle a forcément « une conscience limitée, insuffisante, des évènements qu’elle raconte, contrairement à ce qu’elle croit ». Elle cherche à retenir Lila dans ses filets. Par amour ? Est-ce vraiment le cas ? C’est l’auteure elle-même qui le demande. Et maintenant il me vient une idée diabolique : est-ce par méchanceté que Lena introduit, invente, l’histoire de la disparition de la fille de Lila ? Juste pour voir comment celle qui arrive toujours à dominer les hommes et les évènements, va réagir à un drame aussi horrible ! Pourtant quand on demande à Elena Ferrante à laquelle des deux femmes elle se sent le plus attachée, elle répond : « J’aime beaucoup Lila », mais corrige aussitôt : « c’est-à-dire j’aime beaucoup la façon dont Elena la raconte et la façon dont Lila se raconte à travers son amie » (page 429). Quand on parle amitié féminine il faut bien sûr se demander en quoi une telle amitié diffère d’une amitié masculine. Ce qu’Elena Ferrante dit à ce sujet ne me convainc pas entièrement. On ne sait jamais exactement ce que pense un ami ou une amie (la relation avec un ennemi est plus simple). « La confiance absolue et l’affection solide dissimulent parfois haine, tromperie, trahison », dit-elle (page 401). Jusque-là d’accord. Mais quand elle dit que « pour cette raison, l’amitié masculine a élaboré au fil du temps un code très rigoureux » qu’il faut respecter et que ses « violations ont alimenté une longue tradition romanesque », je ne suis pas convaincu. Je dirais plus simplement que l’amitié masculine est peut-être plus pudique, plus simple et qu’il me semble que dans l’amitié féminine il y a toujours une certaine compétition, féminine justement. Elle le reconnaît d’ailleurs implicitement quand elle dit ailleurs que, si compétition il y a, elle cohabite avec autre chose, « des affinités, les sentiments… des élans subits de solidarité » et qu’elle ajoute : « Pour des raisons historiques, notre façon d’être est plus embrouillée que celle des hommes, qui utilise la simplification pour résoudre les problèmes » (page 429).
De toute façon L’amie prodigieuse est, par certains côtés, une œuvre féministe. Certains de ses correspondants le lui font sentir. « Dans vos livres, les figures masculines sont rarement positives », écrit l’un d’eux, « elles sont presque toutes faibles, imbues d’elles-mêmes, absentes ou autoritaires ». C’est l’impression que j’ai eue moi aussi. Or voilà ce que lui répond Elena Ferrante : « J’ai grandi dans un monde où il semblait normal que les hommes (pères, frères, fiancés) aient le droit de vous frapper pour vous corriger, pour vous éduquer en tant que femme, bref, pour votre bien. Aujourd’hui, de nombreuses choses ont heureusement changé, mais je persiste à croire que les hommes vraiment fiables constituent une minorité. Sans doute parce que le milieu qui m’a formé était particulièrement arriéré ».
Ce qui nous amène à parler de Naples. Elena Ferrante dit quelque part que l’analyse socio-culturelle, les questions d’ascension sociale, du poids des origines de classe, etc. ne correspondaient pas à ses thèmes de prédilection ni même à ses capacités mais que ses personnages l’amenaient forcément à évoquer ces problèmes. Le milieu s’imposait dans les gestes, pensées et choix de vie des personnes de son roman (page 335). Mais encore faut-il faire la distinction entre ce qui est spécifiquement napolitain et ce qui est commun à tous les milieux populaires pauvres européens. Comme quand elle écrit que « le milieu dont nous sommes issus ne s’efface jamais, que l’on descende ou que l’on gravisse l’échelle socio-culturelle » (page 422). C’est comme « une rougeur qui vous monte au front après une forte émotion ».
Mais d’un autre côté, dans tous ses romans, la Camorra n’est jamais loin. Les personnages trafiquent souvent à la marge de l’organisation. C’est déjà le cas de L’amour harcelant (page 35). « Enfant, j’ai connu une napolanité qui était étrangère à la Camorra tout en courant le risque d’en être contaminée, et j’ai vu autour de moi avec quel naturel on pouvait franchir cette frontière, comme si le saut dans la criminalité était d’une certaine façon préparé non seulement par la misère ou la perte de richesses précaires, mais aussi par la norme culturelle », dit-elle (page 236).
De toute façon Naples est l’un « des personnages principaux » de L’amie prodigieuse comme le lui écrit l’un de ses correspondants (page 356). Elena Ferrante le reconnaît. « Naples est l’un des nombreux lieux au monde où les facteurs qui poussent à la violence sont tous présents et tous incontrôlés : d’intolérables inégalités économiques, une misère qui fournit de la main d’œuvre à des organisations criminelles extrêmement puissantes, une corruption institutionnelle, une désorganisation coupable de la vie collective », écrit-elle (page 351). « Mais c’est aussi une ville d’une extraordinaire beauté, qui possède de grandes traditions de culture élitiste et de culture populaire », reconnaît-elle aussi. « Voilà pourquoi les plaies infectées y sont particulièrement visibles et infectées ». Naples est ma ville natale, dit-elle ailleurs, mais il fallait que j’en parte car elle était « privée de toute rédemption » (page 206). Elle en est partie comme Lena est partie alors que Lila est restée. C’est peut-être là la plus grande différence entre les deux amies. L’une fuit, l’autre affronte ! Comme l’indique d’ailleurs le titre du troisième tome, Celle qui fuit et celle qui reste. Car « les liens avec le quartier limitent, blessent, corrompent ou prédisposent à la corruption » (page 435). Ailleurs elle peint ce tableau admirablement vivant de sa ville (page 76) : « La ville où j’ai grandi m’est longtemps apparue comme le lieu de tous les dangers. C’était une ville de querelles subites, de coups, de larmes faciles, de petits conflits qui s’achevaient en insultes, en obscénités indicibles et en fractures inguérissables, de sentiments exhibés au point de de devenir insupportablement faux. Ma Naples est la Naples vulgaire de gens certes installés, mais toujours habités par la crainte de devoir recommencer à vivre au jour le jour, pompeusement honnêtes, mais prêts en réalité à de petites infamies pour éviter de faire mauvaise figure, tapageurs, bruyants, fanfarons, glorieux, mais aussi, sous certains aspects, stalinistes, noyés dans le dialecte le plus anguleux, criards et sensuels, encore privés de la dignité petite-bourgeoise, mais désireux de se doter au moins de ses signes superficiels, convenables et potentiellement criminels, prêts à se sacrifier à l’occasion, ou à la nécessité de ne pas avoir l’air plus bêtes que les autres » (pages 76-77). Je crois que tout est dit.
Qu’y ajouter encore ? Le rôle du dialecte. Il est un élément essentiel du caractère napolitain. A la fois porteur de violence et de vulgarité et de culture et d’histoire avec les apports de ses nombreux envahisseurs. « Ma conquête de l’italien a été ardue », dit-elle (page 386). « Le napolitain était comme une griffe qui me tirait vers le bas ». Encore aujourd’hui, dit-elle, « dans mon esprit, italien et napolitain demeurent deux langues ennemies ».
Et puis les influences des autres écrivains napolitains. Un correspondant trouve que le petit peuple d’Elena Ferrante ressemble « à la terrible horde humaine que décrit Curzio Malaparte dans La Peau » (page 438). Elena Ferrante n’est pas d’accord : « Lila et Lena ne naissent pas et ne grandissent pas au milieu d’une terrible horde humaine… la ville plébéienne que je connais est constituée de gens ordinaires qui n’ont pas d’argent et qui en cherchent, qui sont subalternes et violents, qui ne jouissent pas du privilège immatériel de la bonne culture, qui raillent les individus qui croient obtenir le salut par les études, tout en attribuant cependant de la valeur à ces dernières ». Elle a parfaitement raison. Je me suis replongé rapidement dans La peau (Editions Denoël, 1959) et y ai retrouvé le sentiment de dégoût que j’avais éprouvé à ma première lecture. Malaparte y décrit l’arrivée de l’armée américaine à Naples, oppose la naïveté des « libérateurs » au cynisme des Napolitains réduits à une horde sauvage qui vend ses enfants aux « Nègres » et n’a certainement rien à voir avec le « petit peuple » d’Elena Ferrante. Je n’aime pas le persiflage de Malaparte. D’ailleurs il n’est pas napolitain (il a une villa à Capri), il est florentin et partage probablement le mépris général des Italiens du Nord pour ceux du Sud. Même si sa satire s’adresse aussi à l’ensemble des Italiens (il est vrai que leur position n’est pas facile, ayant combattu les Alliés aux côtés des Allemands puis les Allemands aux côtés des Alliés). J’ai plus d’affinités avec Anna Maria Ortese, dit Elena Ferrante, surtout avec la Ville involontaire de La mer ne baigne pas Naples. C’est un texte qui s’apparente plus à un reportage qu’à une nouvelle, la description (« goyesque », dit Wikipédia) de sans-abris logés dans l’immédiat après-guerre dans un grenier à grains endommagé par les bombardements (mais je ne dispose pas de ce livre dans ma bibliothèque).
Pour finir il faudrait encore dire un mot de l’écriture d’Elena Ferrante. Même si ce n’est pas l’aspect littéraire qui fait la principale qualité de l’amie prodigieuse. Mais je trouve ses observations intéressantes : souvent quand on s’occupe beaucoup de la forme lors d’un premier jet, dit-elle, la page peut être belle mais la narration peut être fausse. « Je dirais même que plus je fais attention à la phrase, moins l’histoire jaillit facilement » (page 332). « L’état de grâce commence quand l’écriture se concentre sur le seul souci de ne pas égarer l’histoire ». Ce qui ne l’empêche pas, bien évidemment, de perfectionner l’écriture à la relecture, la lecture-réécriture. Ailleurs elle dit encore : « Le beau style, du moins dans mon expérience, peut devenir une obsession qui dissimule des problèmes plus complexes : le récit ne marche pas… Quand l’écriture ne se soucie que de faire jaillir l’histoire, les choses sont totalement différentes. C’est là que réside la joie d’écrire. J’ai la certitude que le récit est en bonne voie et qu’il s’agit juste de le laisser couler de mieux en mieux » (pages 333-34). Et ailleurs encore : « Une page est bien écrite quand l’effort et le plaisir de raconter avec vérité l’ont emporté sur toute autre préoccupation, y compris celle de l’élégance formelle » (page 418). Or c’est justement ce qui frappe dans ce long roman (1600 pages) : malgré l’ampleur de l’histoire et le nombre élevé de personnages qui s’y agitent sur la durée, on ne doute jamais de l’authenticité ni de l’une ni des autres. On voit bien que c’est ce que l’auteure cherche, l’authenticité, le vrai qui n’est pas forcément le vraisemblable…
A deux reprises elle cite une expression inventée, paraît-il, par le poète Samuel Taylor Coleridge (l’auteur du fameux poème : the rime of the ancient mariner) : the willing suspension of disbelief (qu’on peut traduire par suspension consentie de l’incrédulité). Je ne connaissais pas la formule mais me suis intéressé à plusieurs reprises à ce qui fait qu’on croit à une fiction ou pas. Surtout dans le domaine de la science-fiction ou de la littérature fantastique. Francis Lacassin pensait qu’il fallait être un adepte de la secte de « L’Empire caché » ! Autrement dit : avoir gardé son âme d’enfant. J. R. Tolkien pensait que ce n’était pas suffisant. Il fallait encore que l’auteur y jette sa magie : « Le créateur d’histoires est en réalité le créateur d’un monde secondaire dans lequel votre esprit peut entrer. A l’intérieur de ce monde tout est vrai car conforme aux lois de ce monde. Vous y croyez donc tant que vous êtes vous-même à l’intérieur de ce monde. Si vous n’y croyez plus, le charme est rompu. La magie, l’art du conteur ont failli. Vous êtes de retour dans le monde primaire et vous regardez ce petit monde secondaire avorté de l’extérieur ». Elena Ferrante nous rappelle avec Coleridge que la règle s’applique aussi à la fiction dite réaliste (page 423). Même l’auteur a besoin d’y croire, dit-elle : c’est la raison pour laquelle celle des deux amies qui écrit a le même prénom que moi…
La deuxième fois qu’elle cite la formule, the willing suspension of disbelief, c’est quand elle parle, brièvement, de Berlusconi (pages 108-111). Avec lui, le grand Maître de la Télé italienne passé à la Politique et qui a commencé sa carrière en faisant croire au peuple italien qu’il allait sauver l’Italie, la suspension consentie de l’incrédulité est devenue une donnée permanente de la politique et de la démocratie italiennes, dit Elena Ferrante. Je crains fort que cette épidémie-là, devenue vraie pandémie, s’est répandue depuis dans toute l’Europe. Et en Amérique. Et, peut-être dans le monde entier…
Post-scriptum (09/06/2020) : aujourd’hui sort chez Gallimard la traduction française du nouveau livre d’Elena Ferrante, La Vie mensongère des adultes. Et voici ce que l’on peut lire dans le Parisien : « Le socle du récit est un traumatisme. Fille unique, la jeune héroïne découvre en écoutant aux portes ce que son père, « un homme toujours gentil avec des manières fines », pense d'elle. Elle est laide, déclare-t-il à son épouse. Moche comme la tante Vittoria, ce canard noir écarté pour soupçons de malfaisance, couvert d'opprobre paternel à défaut d'oubli. Effondrement intime de la gamine ». Donc, une fois de plus, l’écrivaine revient au souvenir de sa lecture de Madame Bovary ! Comment croire que cette histoire ne cache pas un traumatisme personnel ?