Le 19 avril dernier on a découvert le corps sans vie du photographe, aventurier et dandy, Peter Beard dans les environs de sa maison de Montauk à Long Island près de New-York. Quand j’ai lu sa notice nécrologique dans le Monde du 24/04/2020 (signée Claire Guillot) j’ai tout de suite pensé à cet ouvrage tout-à-fait original que j’ai dans ma bibliothèque et que j’avais trouvé dans une librairie de Johannesbourg lors de mon dernier voyage en Afrique du Sud (cela devait être en 1990) et qui était un incroyable hommage rendu à Karen Blixen. Incroyable par sa forme : mélange de textes entièrement manuscrits, de dessins naïfs et de photographies émouvantes ou splendides de Karen et de son environnement africain, nature, amis, indigènes et animaux sauvages. Incroyable parce qu’il avait retrouvé son majordome et cuisinier Kamanté et que c’est d’abord un témoignage de celui-ci, témoignage au combien précieux, enregistré en présence de ses trois fils au cours de centaines d’heures en swahili, puis traduit en anglais et transcrit. Incroyable aussi parce qu’à la fin du livre est insérée une lettre, manuscrite elle aussi, signée Jacqueline Bouvier Onassis, qui exprime toute l’admiration qu’elle avait pour Out of Africa (« it has always meant more to me than any other book ») et pour son auteure (l’esprit de l’aristocratie, dit-elle, était pour Karen « courage and… endurance ») et dit son émerveillement de voir que ce Kamanté qui avait tellement compté pour Karen vivait toujours (tenir ce livre avec ses dessins dans ses mains, c’est comme « toucher un talisman qui vous ramène dans un monde que vous avez cru disparu à jamais »).
Je me souviens encore comment je l’avais déniché : à l’époque on avait déjà tourné la page de l’apartheid, mais la nouvelle Afrique du Sud était encore pleine de dangers et de violence (remarquez : elle l’est toujours) et on craignait qu’à l’opposition entre Blancs et Noirs viendrait s’ajouter celle entre Xhosas et Zoulous (il y avait un petit potentat zoulou, Buthelezi, qui avait fait des affaires avec les Blancs et qui s’opposait à Mandela, et à Jo’bourg les Zoulous se promenaient fièrement avec leurs grandes lances traditionnelles, ce qui faisait peur aux Xhosas). Alors j’ai voulu chercher à comprendre quelles étaient les différences ethniques entre les deux populations, quelle différence entre les deux langues. C’est pour cela que je suis entré dans une grande librairie du centre-ville, je m’en souviens, et que j’ai comparé deux dictionnaires, un anglais-zoulou et un anglais-xhosa, et compris très vite que les deux langues étaient très proches et qu’il devait même y avoir une bonne inter-compréhension entre les deux ! Et c’est là que mon regard est tombé sur l’ouvrage de Peter Beard et comme j’admirais déjà à l’époque Karen Blixen autant que Jacqueline Kennedy, je l’ai immédiatement acheté : Longing for Darkness – Kamante’s Tales from Out of Africa, collected by Peter Beard with Photographs and Captions by Isak Dinesen, afterword by Jacqueline Bouvier Onassis, Chronicle Books, San Francisco, 1990 (le copyright était de 1975).
J’en ai déjà parlé au tome 1 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, dans une note consacrée à la littérature scandinave et où j’exprimais mon admiration pour la grande dame du Danemark. Pour son œuvre, mais aussi pour sa forte personnalité. Car Karen Blixen avait tout perdu dans son aventure africaine : sa fortune, sa ferme, toutes ses illusions et, en plus, son amant (Peter Beard a reproduit dans son livre l’article du journal, le Evening Standard, daté du 15 mai 1931 qui décrit le crash de l’avion dans lequel Finch-Hatton a péri). Après ce désastreux été 1931 elle avait quitté l’Afrique en bateau, ruiné, pris d’une sévère crise de malaria, en 3ème classe, accueilli à Marseille par son jeune frère Thomas qui l’a ramené au Danemark où elle allait s’enterrer dans la vieille maison familiale de Rungstedlund. « Après avoir lutté pendant 17 ans », écrit Peter Beard dans sa préface, « elle a réussi à transformer sa perte et sa confusion dans de l’art. Out of Africa a fleuri comme une fleur poussée sur les restes d’un cadavre ».
A l’époque je connaissais Kamanté comme un personnage du roman. Je m’amusais de ce qu’il commençait son récit par la phrase : I was a cooker in her house… , comme Karen Blixen commençait son récit à elle par : « I had a farm in Africa, on the foot of the Ngong Hills… ». Et j’avais pris plaisir à la façon dont il se souvient, sa jeunesse, sa jambe malade qu’elle soigne, ses débuts comme cuisinier des chiens, puis son apprentissage de cuisinier avec le fameux Sultan cake book (ou cook book ?), son père un vénérable Ancien chez les Kikuyus, le chef Kinyanjui aux 45 femmes et aux cent enfants, le bébé bush buck qu’il faut allaiter, les lions qui viennent attaquer les vaches la nuit, la bonté de Karen, mais aussi ses malheurs, ses déprimes et ses pleurs à la mort de son aventurier, chasseur, pilote et amant.
Mais je ne savais presque rien de Peter Beard lui-même. Je savais qu’il avait été non seulement un admirateur de Karen mais son ami : on le voit assis aux côtés de Karen à Rungstedlund un mois de juillet 1962 alors qu’elle est morte en septembre de la même année. A un moment où il était en train de travailler, dit-il, à un livre pour lequel elle lui avait apporté son aide, un livre intitulé The End of the Game. Mais je ne savais rien non plus de ce livre.
Peter Beard, nous apprend le Monde, était un personnage flamboyant et séducteur, ayant le goût des fêtes et des femmes, ami de nombreux artistes, Andy Warhol, Salvador Dali, Francis Beacon, mais aussi grand photographe, de mode et d’animaux sauvages. Et grand amoureux de l’Afrique. C’est sur le bateau qui l’amène au Kenya en 1961, écrit Le Monde, que Peter Beard lit Out of Africa et que cette lecture « change sa vie ». Mais en fait il avait déjà découvert l’Afrique plus tôt, en 1955 (il avait 17 ans), avait fait la connaissance, au Kenya, de quelques chasseurs de gros animaux à l’ancienne et les avait accompagnés à la fois pour tirer au fusil et pour faire ses premières photographies d’animaux sauvages. Quand il revient en 1961, il a fini Yale, et sa lecture du récit de Karen Blixen va l’amener d’une part à lui rendre visite au Danemark et d’autre part à acheter une propriété sise à côté de son ancienne propriété « au pied des Ngong Hills ». C’est peut-être là, dans une tente dressée au milieu d’un camp qu’il appelle the Wart Hog Ranch, qu’il finit de copier la dernière page du récit de Kamanté, le 17 avril 1974.
Le livre est illustré non seulement de nombreux dessins (des aquarelles, dans un style naïf, de Kamanté) mais aussi d’un très grand nombre de photographies qui proviennent de différentes collections (de Karen Blixen, de son frère Thomas, de Finch-Hatton et de Peter Beard lui-même). Mais la source de chaque photographie n’est jamais indiquée.
Or voilà que Le Monde m’apprend que Beard est « l’auteur d’une œuvre singulière et sombre, très prisée des collectionneurs lors de ventes aux enchères : des collages, où il mêle à ses photos d’animaux sauvages des objets épars, du sang, des textes écrits de sa main, à l’encre ». Et que The End of the Game, paru en France sous le titre La Fin du Monde en 1965, est son ouvrage le plus célèbre. J’aimerais bien le dénicher mais je ne suis pas sûr d’y arriver. En attendant on peut trouver beaucoup de photographies extraites de ce livre sur le net. Et parmi elles celles qui illustrent Longing for Darkness où il les a reprises avec des phrases extraites de Out of Africa. Ces citations sont très belles car Karen Blixen était passionnée par les animaux sauvages qui l’entouraient et savaient les décrire de magistrale façon. Et d’abord les lions, ses préférés. Il y avait une colline non loin de sa ferme où des lions aimaient à se prélasser au coucher du soleil. Elle s’appelait Kandisi, dit Kamanté. C’est là qu’elle a enterré Finch-Hatton et c’est là qu’elle aurait voulu être enterrée elle-même. Le sort en a décidé autrement.
Voici sa vision d’un lion. Et la photo de Beard d’un vieux mâle à l’énorme crinière :
« A lion on the plain bears a greater likeness to ancient monumental stone lions than to the lion which to-day you see in a zoo ; the sight of him goes straight to the heart. »
(un lion dans la plaine ressemble plus à ces vieux lions monumentaux en pierre qu’à un lion que vous pouvez voir aujourd’hui dans un zoo ; sa vue vous va droit au cœur)
La photo de Beard qui illustre sa description d’un « bush buck » est unique. Elle montre un groupe de deux éléphants et de ce cousin du Kudu sud-africain en parfaite harmonie. En paix.
« …the mighty peaceful beasts… their long horns streaming backwards over their raised necks… They seem to have come out of an old Egyptian epitaph ».
(..ces puissants animaux pacifiques… leur longues cornes couchées en arrière au-dessus de leurs nuques dressées… On dirait qu’ils sortent d’une ancienne épitaphe égyptienne ».
Mais c’est surtout ce que Karen dit des éléphants que j’aime :
« In very old days the elephant, upon the roof of the earth, led an existence deeply satisfaying to himself and fit to be set up as an example to the rest of the creation »
(Dans les temps très anciens l’éléphant, sur le toit du monde, menait une existence qui était profondément satisfaisante pour lui et qui était faite pour servir d’exemple pour le reste de la création ».
Est-ce parce que leurs troupes sont toujours menées par une femelle ? Je me le demande...