(A propos du roman slovaque Il était une fois dans l’Est d’Árpád Soltész. Et aussi du film ukrainien The wild fields de Yaroslav Lodygin, basé sur le roman La route du Donbass de Serhiy Jadan)
Árpád Soltész : Il était une fois dans l’Est, traduit du slovaque par Barbora Faure, éditions Agullo, 2019.
Je vais débuter cette note avec un triple coup de chapeau. Un pour Macha Séry qui m’a fait découvrir ce roman en l’analysant et en évoquant sa rencontre avec l’auteur dans Le Monde du 11 octobre 2019. Un autre pour la traductrice, Barbora Faure, qui a réalisé un travail absolument remarquable (elle est née à Prague, est venue en France à l’âge de 12 ans, a fait une agrégation d’anglais et se consacre à la traduction après avoir pris sa retraite) : c’est simple, on a l’impression de lire un ouvrage écrit directement en français (et dans les différents modes d’expression du français d’aujourd’hui) ! Et le troisième, bien sûr, pour Soltész lui-même, journaliste d’investigation, dénonciateur acharné de la corruption et du crime organisé dans son pays, la Slovaquie, et qui se révèle ici comme un écrivain brillant qui a écrit un roman haletant qu’on lit d’une seule traite.
Mais si l’on sort de cette lecture avec de l’admiration pour son auteur, on est en même temps rempli de beaucoup d’inquiétude. Car si rien que le quart de ce que nous raconte Soltész est véridique, on ne peut que se faire bien du souci pour ce pays qui fait partie de notre Union européenne et dont la démocratie semble bien malade (quand je pense qu’il y en a qui s’inquiètent pour notre démocratie à nous !). En exergue à son roman, Soltész écrit : « Une partie de cette histoire s’est vraiment produite, mais d’une autre manière. Les personnages sont fictifs. Si vous vous êtes tout de même reconnu dans l’un d’eux, soyez raisonnable et ne l’avouez pas. Les gens n’ont pas besoin de savoir quel salopard vous êtes ».
A priori l’histoire n’est rien d’autre qu’une bonne histoire de polar (l’éditeur l’a d’ailleurs publiée dans la série Agullo Noir) : une fille est éjectée de la voiture de l’ami d’une amie pour refus de pipe, est hélée par deux gars qui ont l’air sympa, puis qui l’enlèvent, la violent de la plus violente façon pendant plusieurs jours, pensent la vendre à un gangster qui contrôle les bordels de la région, puis s’apercevant qu’elle est mineure, veulent la fourguer à un Kosovar qui l’amènera quelque part au Moyen-Orient. La fille, très maligne, arrive à berner les deux, leur fait acheter un médicament qui s’avère être un barbiturique puissant, et arrive à s’échapper. Va à la police qui, bien sûr, est pourrie. Elle risque d’être rattrapée et éliminée, d’autant plus que l’un des deux kidnappeurs, un Russe, membre d’un réseau russe, meurt dans l’histoire, et que l’autre, un Tsigane, responsable local de son groupe ethnique, est aussi membre des Services secrets et a utilisé une planque de ces Services pour le kidnapping. Alors, heureusement, elle est protégée par deux policiers qui sont intègres, mais ont leurs propres méthodes pour éliminer les méchants, et un ami journaliste courageux qui est visiblement le double de l’auteur lui-même. La fin est un peu plus fantaisiste puisque la fille, pour se venger, va devenir une experte en bombes et va finir par avoir la peau de son tortionnaire, et, par-dessus le marché, du juge corrompu qui l’a libéré et de l’avocat corrompu qui a acheté le juge…
Mais attention : si tout cela paraît être un bon polar, il semble bien qu’on ne soit pas très loin d’une certaine réalité. Soltész est le journaliste slovaque le plus connu pour son travail sur le crime organisé, il a créé un Centre pour l’investigation journalistique auquel il a donné le nom de son jeune confrère Ján Kuciak assassiné en 2018 et il est devenu commentateur politique à la télévision. Tout ce qu’il peut prouver il l’écrit dans son journal. Et des preuves il réussit à en avoir pas mal car certains hommes qui se laissent corrompre, commencent à se révolter quand ils voient s’installer la violence meurtrière. Et ce qu’il ne peut pas prouver il l’écrit dans ses romans. Car les juges véreux ont existé, les avocats qui les achètent au nom de leurs clients et qui se sucrent au passage, aussi. Et, plus inquiétant encore, ces différents réseaux mafieux qui agissent en parallèle ou se superposent. Soltész nous en montre trois : les membres des Services secrets qui montent leurs combines en collaboration avec des politiciens qui n’apparaissent jamais mais qui les protègent, les mafias locales ordinaires et qui éliminent tous ceux qui les gênent à la manière sicilienne (il existe même une branche locale de la Mafia calabraise, la N’Drangheta) et, plus inquiétant encore, les membres de la Police : le chef de la Police, appelé le Général dans le roman, et qui est manipulé par des Russes, membres actuels ou anciens des Services secrets russes. Il faut dire qu’on est là tout-à-fait dans la partie extrême-orientale de la Slovaquie, bien loin de la capitale Bratislava qui est à l’autre bout, tout près de Vienne. Ici la ville d’une certaine importance est Kosice, la frontière avec l’Ukraine est toute proche, c’est avec ce pays et, à travers l’Ukraine, avec la Russie que se font tous les trafics. Tout le monde fait de la contrebande, les ethnies pullulent et ont leurs propres combines : Tsiganes (ou plutôt Roms), Magyars, Ruthènes surtout, mais aussi Polonais, Ukrainiens et Russes. La contrebande porte surtout sur les cigarettes, mais pas seulement, on pratique aussi la traite des femmes et le détournement des subventions européennes. Dans le roman on raconte que des Roms sont transportés par taxis à Bruxelles pour y recevoir des aides (minorités persécutées). Tout le monde en profite, les Roms, les chauffeurs de taxis et les agents des Services secrets qui en ont eu l’idée. Plus inquiétant encore : les anciens des Services secrets russes continuent à vivre dans leur ancienne culture soviétique, dont l’idée directrice était que tout ce qui pouvait affaiblir et pourrir l’Occident était bon pour l’URSS. Alors aujourd’hui on ne se contente pas de simples trafics de marchandises, on ramène des migrants d’Afghanistan, on les fait passer par l’Ukraine et la Slovaquie pour les amener en Allemagne. C’est lucratif et bon pour la Russie. Et mauvais pour l’Occident. C’est patriotique ! Et je crois que c’est tout-à-fait dans l’idée de Poutine !
Soltész a bien connu Ján Kuciak. Il était plus jeune que lui et avait commencé à travailler dans le même journal. Quand il a été assassiné, ainsi que sa fiancée (qui aurait pu parler), il était en train d’enquêter sur l’enlèvement du fils de l’ancien Président slovaque Michel Kovac. Une histoire rocambolesque : l’adolescent avait été drogué, torturé et finalement retrouvé vivant en Autriche. On pense que l’adversaire de Kovac, Vladimir Meciar, devenu Président à son tour, avait joué un rôle dans cette affaire avec les inévitables Services secrets. Un film en a été tiré en 2017 (L’enlèvement), basé sur le deuxième roman de Soltész, Svina (la Truie), non encore traduit en français.
Je ne sais pas où en est la situation en Slovaquie aujourd’hui. On peut espérer que les choses se sont améliorées depuis, puisque Soltész est devenu commentateur politique à la télévision. Pourtant lorsque Macha Séry le rencontre il se montre bien fatigué et désabusé. Le crime organisé est toujours là. Et c’est encore l’année dernière que le Président Robert Fico a dû démissionner (en mars 2018) suite aux nombreux scandales qui ont éclaboussé des membres du gouvernement et les forces de police.
Et on peut supposer que la Roumanie et la Bulgarie, autres Etats de notre Union européenne démocrate, souffrent des mêmes maux. D’ailleurs la situation est-elle vraiment bien meilleure en Pologne, en Tchéquie et en Hongrie ? Le mal ne vient-il pas de la manière dont le retournement politique s’est fait dans tous ces anciens membres de l’Union soviétique ? De la manière dont on est passé brusquement d’un régime communiste à un régime capitaliste incontrôlé ? Comme si du jour au lendemain on pouvait gagner de l’argent de n’importe quelle façon ? Alors que, bien sûr, du temps communiste existaient également des privilégiés qui avaient leurs passe-droits, leurs datchas, leurs voitures et chauffeurs et leurs magasins bien fournis ! Et des membres de la Police et des Services secrets qui se trouvaient au-dessus des lois auxquelles étaient soumis les citoyens ordinaires. Ou, du moins, hors de tout contrôle. Et ce sont certainement ceux-là, les privilégiés du Parti comme ceux de la Police et de la Sécurité, qui ont été les principaux initiateurs des systèmes mafieux mis en place dès le début du grand retournement. D’ailleurs le premier scandale qui a peut-être entraîné tous les autres est la façon dont s’est effectuée la privatisation des grandes entreprises. Qui a créé les grands oligarques, ces milliardaires que l’on trouve partout, en Russie, en Ukraine, en Biélorussie, comme dans pratiquement tous les anciens pays communistes qui font partie aujourd’hui de notre Union européenne. Je me souviens de ce que m’a raconté un architecte d’intérieur que j’ai connu à Cannes et qui avait été invité avec toute son équipe de sous-traitants à travailler en Pologne pour un oligarque local. « Il me fait chercher à l’aéroport en voiture blindée », m’a-t-il dit. « C’est pour vous éviter de vous faire enlever, avait dit l’oligarque ; et il avait ajouté : et moi, contrairement à ce que ferait un oligarque russe, si on vous enlevait quand même, moi, je paierais pour votre rançon ! ».
Yaroslav Lodygin : The Wild Fields, Ukraine-Suisse, 2018 (film)
Serhiy Jadan : La Route du Donbass, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, Editions Noir sur Blanc, Lausanne, 2013.
Nous avons vu le film à l’occasion du Festival du film d’Europe centrale et orientale organisé à Luxembourg le mois dernier (CinEast). Le réalisateur, Yaroslav Lodygin, était présent et nous a dit combien il avait été frappé par la découverte du roman de Jadan et qu’il avait immédiatement décidé d’en faire un film. Quand je lui ai demandé si le film était très proche du roman il m’a répondu qu’il l’a suivi de près, très scrupuleusement, et que Jadan avait même coopéré au scénario. Et, effectivement, il semble que le roman soit devenu un livre culte en Ukraine, ce qui m’a incité à le commander.
Si le film est déjà pas mal déjanté le livre l’est encore beaucoup plus. Il y a pourtant une histoire : Guerman vit dans une ville, plus ou moins bien, grâce à certaines combines de ses amis, quand il reçoit un coup de téléphone lui demandant de revenir dans la région de son enfance (il semble qu’il s’agit de Louhansk, qui s’appelait Vorochilovgrad à l’époque soviétique car c’est le titre du roman en ukrainien : Vorochilovhrad, publié en 2010, avant les événements du Donbass. Louhansk est l’une des deux Provinces du Donbass, l’autre étant Donetsk). Son frère aîné a disparu, parti à Berlin ou Amsterdam, laissant en plan la station d’essence qu’il avait montée sur place et qui, pour d’obscures raisons, est au nom de Guerman. Celui-ci se décide à y aller, en principe pour deux jours. Il va y rester pour toujours. Sur place il trouve deux énergumènes, l’alcoolique Kotcha qui avait eu une jeunesse tumultueuse, et l’ancien champion de foot, devenu un génie de la mécanique et grand coureur de femmes, Choura, aussi appelé, on ne sait pourquoi, le Traumatisé. Il y a aussi des femmes, Olga, la courageuse comptable au scooter, dont il va tomber amoureux, l’adolescente Katia qui a pour compagne une vieille Bergère allemande, Pakhmoutova, qui a Alzheimer et se perd dans les champs de maïs et les deux anciennes femmes de Kotcha, Tamara et Tamila, sœurs ou cousines, on ne sait trop, qui vont aussi coucher à tour de rôle avec Guerman. Il y a aussi Ernst (absent du film) qui habite l’aéroport abandonné, y vit de trafics divers et cherche des chars allemands Tiger enterrés depuis la grande guerre. Il y a surtout un prêtre (dans le film on l’appelle Father, Père), prêtre d’une secte obscure, mais assez extraordinaire, qui n’a jamais peur, impressionne les pires chefs de bandes par ses sermons, des sermons assez surréalistes, mais très poétiques et par des tours de passe-passe (son sermon sur Daniel dans la fosse aux lions – c’est dans le roman – est exemplaire : Daniel n’a pas peur des lions, dit-il, car il s’adresse à Dieu, en disant : toi qui a tout créé, tu as aussi fait ces lions et leur a donné cette fureur, tu peux la leur enlever sinon tu serais responsable de ma mort, et les lions se calment mais c’est qu’il a aussi soufflé le feu, dit-il encore, comme ça, et il se penche comme pour lacer ses chaussures, tire une fiole de sa poche, alcool à 90°, la boit en cachette, prend un vieux briquet, l’allume et crache le feu lui-même !).
Et puis il y a les ennemis, les propriétaires des champs de maïs, un consortium, en fait un oligarque, qu’on ne voit jamais, un certain Marlen Vladlenovytch, qui veut s’emparer de la station d’essence, on ne sait pourquoi, peut-être pour compléter sa chaîne de stations, peut-être pour un grand projet immobilier ou autre car, dans le roman, il veut aussi s’emparer de l’aérodrome d’Ernst. Alors on assiste à des scènes de Western Série B. Quand le factotum de l’oligarque, Nicolaïtch, et son avocat viennent avec une grande pelle mécanique et une armée d’auxiliaires pour tout démolir, le Traumatisé a fait appel à ses vieux amis, anciens durs, et, pour une fois l’oligarque perd la partie. Provisoirement. C’est une belle scène, surtout pour le cinéma, même si elle se termine par un drame. Mais elle est surtout censée montrer, je crois, qu’on peut arriver à tout si on est solidaires. Et même si on n’y arrive pas, la solidarité, l’amitié et l’amour sont les valeurs suprêmes qui vous sauvent l’âme !
Il y a une autre scène qui fait penser à celle qui termine un film de Sergio Leone (Il était une fois dans l’Ouest), une scène de train. Guerman, fuyant des poursuivants, se retrouve dans un train privé dont le propriétaire est visiblement un « businessman » russe (il lit la presse économique russe). Dans le film il parle russe et demande plusieurs fois à Guerman de parler russe (le roman date de 2010, avant que le Donbass s’embrase, alors que le film est de 2018. Je reviendrai plus loin sur ce que Jalan dit du conflit). Le Russe a beaucoup de mépris pour « les gens d’ici », trop accrochés à leur terre, butés, infoutus de comprendre les vertus du capital, et « des couilles molles ». Impossible de faire du business avec. Alors qu’il laisse toujours le choix, pourtant. « Tu crois que cela me plaît de laisser des cadavres sur mon passage ? », dit-il à Guerman. Dans le film il y a une scène qui précède celle du train (mais on la trouve aussi dans le roman, mais à un autre endroit) : deux bandes de trafiquants négocient le contenu d’une série de camions citernes à essence venant de l’autre côté de la frontière, de Russie. A un moment donné la discussion s’enflamme et le plus enragé est enlevé par la bande adverse et plongé la tête la première dans la citerne pleine d’essence, ce qui calme tout le monde.
De toute façon il y a beaucoup de violence. Des bandes de fermiers, de mineurs, toutes violentes. Des nomades aussi. Quelquefois on se croit dans un roman américain SF de fin du monde. Visiblement la région orientale de l’Ukraine est encore plus hors la loi et éloignée du centre que la partie orientale de la Slovaquie !
L’éditeur parle de « roman déjanté et musclé, à l’ambiance Easy Rider et déglingué à tout va » et d’un Donbass transformé en « pays fantastique ». Il y a de cela et du Boukhovski aussi que Jadan a traduit (il y a de belles bitures). Il y a aussi du surréalisme. Les sermons du Prêtre par exemple. Ou cette incroyable histoire de l’invention du jazz au Donbass par une mystérieuse Noire américaine anarchiste et chanteuse de gospel débarquée à ce port de Marioupol, seul port que l’Ukraine possède encore sur la Mer Noire aujourd’hui. Il y a du fantastique aussi comme cette horde de guerriers anciens que Guerman voit arriver sur lui et le dépasser, assis sur un fauteuil fatigué de vieux camion russe, après avoir absorbé des pilules pour dormir que lui a filées Kotcha et qui semblent être plutôt des drogues hallucinatoires, une scène que le cinéaste a d’ailleurs rendu de magnifique façon. Et puis il y a surtout beaucoup de poésie. Dans la description des paysages. Dans celle des couchers de soleil et celle des incroyables ciels nocturnes de l’été ukrainien. Car Jadan est avant tout poète. Il n’a pas seulement traduit l’Américain alcoolique Charles Boukhovski. Il a aussi traduit Paul Celan, pas tellement le Celan qui pleure sa mère assassinée en Ukraine (Es fällt nun, Mutter, Schnee, in der Ukraine), mais le Celan tardif et posthume, le Celan hermétique.
Et puis Serhiy Jadan est aussi quelqu’un qui s’exprime sur le drame du Donbass. Je terminerai là-dessus. Il faut bien en parler, puisqu’on y est, au Donbass. C’est dans une interview que l’on trouve sur le net, accordée à Galia Ackerman, à propos de la publication en France de son Journal de Louhansk que Jadan parle pour la première fois du conflit (voir Serhiy Jadan : Anarchy in the UKR, suivi de Le Journal de Louhansk, Editions Noir sur Blanc, Lausanne, 2016). En 2014, dit-il, on pouvait encore parler librement avec les rebelles de Louhansk et de Donetsk. Il y en avait qui avaient des fusils-mitrailleurs, mais « l’animosité ne s’était pas encore installée », dit-il. Malheureusement les politiciens de Kiev avaient d’autres problèmes à ce moment-là, avec les élections, et puis les Russes sont arrivés avec leurs chars. Et ils ont monté en flèche le problème de la langue. Qui n’en était pas un, dit-il. Je suis de Kharkiv et j’y habite toujours. La ville est toute proche des provinces du Donbass, regardez une carte. Et elle est principalement russophone. Or, dit-il : « moi, je parle toujours en ukrainien et on me répond le plus souvent en russe. Cela n’a jamais posé de problème. Parfois, les gens s’excusaient de ne pas savoir parler l’ukrainien, et parfois ils ne remarquaient même pas que nous ne parlions pas la même langue ! ». Il faut dire qu’il y a intercompréhension entre les deux langues. Mais, dit-il encore : « ces derniers temps, on me demande souvent si je ne viens pas d’Ukraine occidentale. La langue est devenue une sorte de marqueur politique ». Le mouvement Maïdan, dit-il encore, était surtout un mouvement en faveur de la démocratie, de la dignité, et donc en faveur d’une voie européenne pour l’Ukraine. On peut comprendre que l’Est du pays ait été un peu plus prudent sur ces questions que l’Ouest. Mais Jadan est persuadé que « s’il n’y avait pas eu d’agents russes, qui ont accompli un énorme travail de sape, il n’y aurait pas eu d’émeutes anti-Maïdan ». Les responsables russes ne voulaient pas de révolution orange dans leur pays. Je vais recopier tout ce qu’il dit sur le sujet de l’intervention russe car je crois que cela fait partie de toute la stratégie de Poutine et de tous ces anciens des Services secrets déployée non seulement en Ukraine mais ailleurs en Europe : « Les services russes, bien implantés ici, sont parvenus à recruter tout un réseau : des officiers haut gradés, des députés de la Rada, des maires de certaines villes et, bien entendu, des employés ordinaires de divers organismes publics. Ce réseau a été renforcé pendant la présidence de Viktor Ianoukovitch, qui s’appuyait notamment sur les unités spéciales de la police, les Berkout, entièrement formées et encadrées par les Russes. Et lorsque Ianoukovitch a été déchu, le scénario de l’insurrection de l’Est a été mis en branle. Ceux qui ne connaissent pas la réalité peuvent penser que nous sommes en plein dans la théorie du complot, mais c’est la vérité. Le rapport secret provenant de l’Administration russe et publié par la «Novaïa Gazeta» fin février (le 24 février 2015) prouve que le Kremlin élaborait toutes sortes de scénarios d’annexion de la Crimée et du Sud-Est ukrainien avant même la chute de Ianoukovitch ».
En tout cas, aujourd’hui, il n’y a plus de solution au conflit. Et surtout pas militaire. Mais il y a eu une telle accumulation de haine qu’on ne voit pas comment les gens qui s’affrontent là pourraient à nouveau vivre ensemble, dit encore Serhiy Jadan.
Que faut-il en penser ? Je crois qu’à un moment donné, les responsables européens et ukrainiens ont été imprudents dans leurs tentatives de rapprochement, ce qui a inquiété à la fois les russophones (et russophiles) du Donbass et les Russes. Mais je crois que Poutine et les membres de son équipe seraient intervenus de toute façon. C’est leur politique actuelle et c’est bien dommage. D’abord pour l’Ukraine que Poutine n’arrête pas de punir, les empêchant même d’accéder librement à la Mer Noire à partir de Mariapoul, barrant la mer par un nouveau pont. Ensuite pour la Russie qui s’enfonce dans une stratégie dépassée et pour les Russes que la propagande poutinienne a persuadés qu’ils ne faisaient que défendre une minorité russophone réprimée. Pour les Européens qui auraient pu accepter l’annexion de la Crimée mais qui ne peuvent faire de même pour le Donbass, ce qui empêche d’aller plus loin sur la voie d’une coopération plus étroite entre la Russie et l’Europe de l’Ouest qui serait pourtant dans l’intérêt évident des deux parties dans un monde dominé par Trump et Xi Jinping.
J’ai intitulé cette note : A l’Est rien de nouveau, ce qui est à la fois vrai et faux. Vrai pour l’Est profond puisque Poutine semble vouloir continuer la guerre froide du passé. Et vrai pour certains pays de l’Europe de l’Est qui n’ont toujours pas digéré une transition bien compliquée entre communisme et capitalisme. Faux parce qu’on voit bien que cela bouge. Dans la création cinématographique d’abord, on l’a encore constaté lors du récent Festival de cinéma CinEast de Luxembourg où tant de pays étaient représentés : Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie, Tchéquie, Slovaquie, Slovénie, Albanie, Bulgarie, Roumanie, Serbie, Kosovo, Géorgie et… Russie. Les sujets à traiter ne manquent pas, que l’on revienne sur l’expérience douloureuse de l’ancienne dictature de type stalinien ou sur les problèmes actuels : émigration, réformes démocratiques ou économiques, concussion, drogue, violence et crime organisé. Et cela bouge aussi dans la création littéraire. Les deux écrivains évoqués ici sont des écrivains importants, de talent. Et ils sont loin d’être les seuls. D’ailleurs n’est-ce pas une Polonaise qui a été couronnée récemment par le Nobel ? C’est le côté positif de cette histoire…
Post-scriptum (11/11/2019) : Un oligarque slovaque. Le Monde du 5 novembre 2019 consacre une page entière à celui qui est accusé d’avoir commandé l’assassinat du journaliste Jan Kuciak au printemps 2018 : Marian Kocner (voir : A Bratislava, la chute d’un caïd, par Jean-Baptiste Chastand). L’oligarque en question commence sa carrière avec les privatisations de 1990. Il est emprisonné depuis octobre 2018 grâce à un policier courageux et à des erreurs commises par le coupable dans son hybris. Les tueurs de Kuciak et de sa fiancée sont connus, un ancien policier et un ex-militaire. L’intermédiaire aussi. Et l’enquête continue car Kocner communiquait par mails sur un réseau crypté, Threema, et les révélations sont effarantes et n’ont pas fini d’effarer la population de ce petit pays de 5 millions et demi d’habitants. Kocner n’avait pas seulement des procureurs et des juges à sa botte, mais donnait même des ordres à des ministres comme la secrétaire d’Etat à la justice, Monika Jankovska et, semble-t-il, au premier Ministre social-démocrate Robert Fico qui a dû démissionner. Et Kocner avait déjà été soupçonné dès 1992 pour l’enlèvement du fils de l’ancien Président Michel Kovac. Et, comme l’a démontré Soltész dans son roman, on trouve systématiquement des anciens des Services Secrets parmi les hommes qui travaillaient pour les mafieux comme ce Peter Toth, que Kocner utilisait pour monter des dossiers contre les journalistes qui le menaçaient, et qui, aujourd’hui, accepte de collaborer avec la justice.
En ce moment on est en train de célébrer l’anniversaire de la chute du Mur, en 1989, il y a quarante ans. L’année suivante, 1990, a été celle du début des privatisations dans tout l’ancien Empire soviétique, celle de la naissance de tous ces oligarques, ces milliardaires, dont, à mon humble avis, pas un n’est innocent ! Et qui, forcément, sont aussi présents dans notre Union européenne démocratique. Et même au capital du Monde !
PS-2 (14/01/2020) : Le procès du meurtre de Jan Kuciak est en cours. Celui qui a fait l'intermédiaire entre Marian Kocner et les tueurs, Zoltan Andrusko, a avoué. L'un des tueurs aussi: Miroslav Marcek, ancien militaire : Kuciak a ouvert la porte, j'ai tiré à bout portant, puis j'ai vu la fille, j'ai tiré aussi, elle est morte sur le coup, je regrette mais ne peux plus rien y changer. L'autre tueur, Tomas Szabo, ex-policier, n'a pas encore avoué. Sont également accusés : Marian Kocner lui-même, bien entendu, et sa secrétaire, Alena Zsuzsola. Pour exécuter le meurtre les tueurs ont reçu chacun 20 000 Euros ! Les parents des deux victimes assistent au procès.
En ce moment on est en train de célébrer l’anniversaire de la chute du Mur, en 1989, il y a quarante ans. L’année suivante, 1990, a été celle du début des privatisations dans tout l’ancien Empire soviétique, celle de la naissance de tous ces oligarques, ces milliardaires, dont, à mon humble avis, pas un n’est innocent ! Et qui, forcément, sont aussi présents dans notre Union européenne démocratique. Et même au capital du Monde !
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