(A propos de son roman Cette terre promise, traduit de Das gelobte Land et édité par Stock en 2018)
Au début de cette année a paru la traduction française du dernier roman, inachevé, de l’auteur d’A l’Ouest rien de nouveau. Macha Séry en rendait compte dans le Monde littéraire du 17 février 2018. C’était la plus aboutie des différentes versions du manuscrit dont une première avait été publiée dès 1971, un an après la mort de l’écrivain, par sa veuve, la célèbre Paulette Goddard.
Alors j’ai eu envie de le lire. D’abord parce que je n’avais rien lu de lui, même pas, je crois, les romans qui se trouvaient dans ma bibliothèque et que j’avais récupérés de la bibliothèque de mon oncle et de ma tante après le décès de celle-ci. Et, ensuite, parce que l’histoire de ces exilés débarquant en Amérique après avoir fui le régime nazi m’intéressait. On avait beaucoup écrit sur tous ces immigrants pauvres d’Europe centrale qui avaient fui la misère ou les pogroms au début du XXème siècle et qui arrivaient à Ellis Island et puis qui débarquaient ou ne débarquaient pas… On les avait même souvent vus au cinéma. Mais ceux de la deuxième guerre mondiale et de l’Allemagne hitlérienne beaucoup moins. Si ce n’est tout dernièrement dans les films de la fameuse trilogie, Welcome in Vienna, d’Axel Corti (2012), inspirée de la vie de son scénariste, G. S. Troller. C’est le deuxième film, intitulé Santa Fe, qui montre l’isolement de la vie d’immigré sans ressources du héros de l’histoire qui arrive quand même à travailler comme vendeur dans un delicatessen, puis est considéré comme étranger ennemi (enemy alien) après l’entrée en guerre des Etats-Unis, ce qui l’amène finalement à s’engager dans l’Armée américaine et combattre ses anciens compatriotes.
Le roman d’Erich Maria Remarque est bien plus riche. Ce qui rend tous ces personnages particulièrement tragiques, c’est qu’ils ne sont pas seulement des déracinés, mais qu’en plus la plupart d’entre eux sont des intellectuels, des médecins, des avocats, des professeurs, des écrivains, des acteurs, qu’ils étaient des gens reconnus, admirés, dans leur pays d’origine, et que là, soudain, ils ne sont plus rien. Ils ne peuvent plus exercer leur métier car ils n’ont pas de diplôme américain. Même ceux qui étaient de grands chirurgiens comme le Dr. Ravic que l’on trouvait déjà dans des romans antérieurs de Remarque, doivent recommencer leurs études de médecine. Et puis, bien sûr, ils manquent de ressources. Et doivent donc se mettre à vendre n’importe quoi. Vendeurs de rues. Et puis eux aussi, après 1941, ils deviennent des enemy aliens.
Intéressante aussi la façon dont Remarque nous présente tous ses personnages. Une vraie galerie de personnages. Il y a les désespérés qui abandonnent. Ceux qui n’arrivent pas à apprendre l’anglais, éprouvent comme un blocage. Il y a ceux qui aident les autres, de façon presque fanatique. Le combattant, l’ancienne mécène, le banquier juif. Et puis il y a ceux qui se battent, le médecin, et puis le héros de l’histoire, l’opposant à Hitler, qui, à Paris, a travaillé pour un antiquaire, a appris le métier et, finalement, a reçu le passeport de son maître mourant, au nom de Ludwig Sommer, un juif. Ce qui va lui permettre de survivre, du moins provisoirement (les visas sont toujours provisoires), en travaillant pour des antiquaires juifs new-yorkais, des jumeaux très amateurs et naïfs, et un autre, à la fois requin et admirateur des impressionnistes français. Et ce qui donne l’occasion à Remarque de nous offrir des croquis savoureux et amusants des gens du métier comme des clients, milliardaires incultes et spéculateurs, mais nous révéler, en même temps, son amour et son experte connaissance des anciens vases chinois, des tapis de prière caucasiens et de l’art de Monet, de Renoir et de Degas. Il faut dire qu’il avait gagné beaucoup d’argent avec son fameux roman sur la première guerre mondiale (et le film qui en avait été tiré) et qu’il était devenu un grand collectionneur d’art (de femmes aussi d’ailleurs, avec Greta Garo, Marlène Dietrich et, finalement, Paulette Goddard à son tableau de chasse).
Intéressant aussi de voir comment ces exilés voient leur relation avec l’Allemagne. Certains pensent que les Nazis qui ont conquis l'Allemagne « sont venus de Mars », d’autres pensent qu’il y a un morceau de nazi dans chaque Allemand, peut-être même dans tout homme, précise l’un d’eux. L’ancienne mécène qui veille chaleureusement sur son troupeau, trouve qu’il est ridicule que des exilés allemands conversent en anglais et leur demande de continuer à parler leur langue, alors que d’autres ne veulent plus la parler « la langue des assassins » (comme dans ce film de Barbet Schroeder, Amnesia, que nous venons de voir à la télé où une Allemande installée à Ibiza ne veut plus jamais parler allemand, ni rouler en Volkswagen, par rejet viscéral de ce qu’a été l’Allemagne nazie).
Beaucoup, en tout cas, veulent s’intégrer, entièrement, dans cette Amérique qui ne les accueille pourtant pas à bras ouverts. Le banquier juif, au nom ridicule de Tannenbaum, quand il obtient la nationalité américaine, choisit comme nouveau nom celui de Smith. Il ne veut pas seulement se fondre dans la masse des citoyens américains mais dans celle, anonyme, de tous les Smith d’Amérique. Et Erich Maria Remarque qui avait quitté l’Allemagne dès 1932 et dont les Nazis ont brûlé les livres et à qui ils ont enlevé la nationalité allemande, s’était installé au Tessin, à Ascona, un canton où l’on parlait plutôt l’italien. Et il racontait qu’en Amérique il était finalement tellement imprégné par la langue qu’il pensait en anglais. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer à écrire en allemand !
Mais ce qui m’a surtout frappé dans ce roman, peut-être encore plus que la description de cette galerie de portraits, c’est la forme même du roman, son écriture. Incroyablement prenante. Impossible de le lâcher. Je me suis demandé s’il n’avait pas pris exemple sur les scénaristes américains. Le traducteur du roman, Bernard Lortholary, fait la même constatation dans sa postface : « Quant à l’écriture romanesque de Cette terre promise, on sent bien qu’elle s’est formée dans le journalisme, mais aussi plus tard, dans la collaboration avec les cinéastes de Hollywood… Le romancier développe un storytelling efficace qui n’a alors pas d’équivalent chez ses confrères allemands ». Et il parle de « la vivacité des nombreux dialogues », de « la conduite de la narration, alerte jusque dans ses changements de rythme et ses ellipses ».
Alors j’ai eu envie de lire ou relire les deux autres romans de Remarque qui se trouvaient dans ma bibliothèque. Et d’abord celui-ci : Erich Maria Remarque : Liebe deinen Nächsten, édit. Kurt Desch, Munich, 1953. Le titre qui signifie Aime ton prochain a été traduit en français par le banal : Les exilés. Sur la première page je vois que le livre a été offert à mon oncle par ses quatre beaux-frères et belles-sœurs (dont mes parents) pour son anniversaire, le 10 juin 1956. Or 1956 c’est l’année de sa mort. En juin il devait déjà se trouver à l’hôpital de Colmar, en train de mourir des suites lointaines de la guerre de 14. Il faut dire que mon oncle qui devait avoir environ 20 ans au moment du déclenchement de la première guerre mondiale, a été incorporé par les Allemands (l’Alsace était alors allemande depuis 1870) dans un régiment d’Uhlans et envoyé sur le front russe. Il en avait rapporté deux séquelles, d’abord un mal de dos tenace et je me souviens que, dans mon enfance, lorsque je couchais chez mon oncle et ma tante et que j’assistais à leur réveil, je voyais ma tante l’envelopper d’une bande Velpo interminable (comme c’était d’ailleurs l’usage chez les ouvriers de force ; voyez Casque d’Or). L’autre souvenir ramené du front c’était les amibes qui ont fini par lui manger le foie. C’était d’une cirrhose qu’il était alors en train de mourir. Ma tante couchait dans sa chambre d’hôpital. Et je ne sais lequel de ces deux amants passionnés – je l’ai raconté ailleurs – mentait le plus, ma tante qui l’assurait qu’il allait s’en sortir, ou mon oncle qui faisait semblant de la croire…
Je suis un peu étonné du choix de mes parents car je ne crois pas que ce roman, Liebe deinen Nächsten, convenait à quelqu’un qui était en train de mourir. Il décrit une situation assez désespérante, celle de ces gens qui fuyaient, déjà, la persécution nazie, dans les années trente, avant l’Anschluss et avant l’invasion de la République tchèque. Mais l’antisémitisme était déjà violent. Et, surtout, les exilés n’étaient les bienvenus nulle part et ils devaient se battre pour survivre. L’action démarre à Vienne, puis on passe à Prague. On expulse d’un côté comme de l’autre. Ce qui est intéressant c’est de voir comment on expulse. On ne remet pas les expulsés au poste de frontière du pays voisin. Qui ne les accepterait pas. Non, on les pousse à passer la frontière illégalement. On leur montre comment et où. Pour passer en République tchèque on les amène à travers les bois jusqu’à la Morava et on leur montre qu’on peut la passer à gué. Et en même temps on les menace de prison s’ils s’avisent de revenir. Plus tard les héros de l’histoire se retrouvent en Suisse et ce sera la même procédure. On les expulse et les amène à la frontière alsacienne (alors qu’ils avaient espéré être refoulés du côté de Genève). Et là encore on les fait passer de l’autre côté de manière illégale et on les menace de prison s’ils reviennent (sauf que les prisons suisses ne sont pas si désagréables !).
Le personnage principal du roman, Kern, est le fils d’un fabricant juif allemand de parfums et d’une mère protestante tchèque. Assez naïf au début il prend de l’expérience avec le temps. L’expérience c’est la rencontre avec des salauds. Un couple qui le roule brutalement en Autriche en profitant de sa situation irrégulière. Un crypto-nazi en Suisse qui le dénonce. L’expérience c’est de rester méfiant. Et de réagir. Kern tombe amoureux et, pour une fois l’histoire se termine bien. Le couple passe en France et réussit à obtenir laissez-passer et billets pour le Mexique. En naviguant sur le net allemand, je découvre une Allemande habitant en Bavière qui raconte que Kern était un personnage réel, qu’il s’appelait en réalité Korn, qu’il a été hébergé pendant un certain temps par Remarque dans sa maison de Locarno et qu’elle est sa fille.
L’autre héros de l’histoire, Steiner, est un de ces personnages qu’on retrouve dans les autres romans de Remarque, Robert Hirsch dans Ce pays promis, le Dr. Ravic dans Arc de Triomphe, des personnages forts qui réagissent, ne se laissent jamais aller et ont la vengeance dans la tête. Ainsi Steiner qui a été torturé par la Gestapo, placé dans un camp de concentration dont il a réussi à s’échapper, retourne en Allemagne quand il apprend que sa femme est en train de mourir, est rattrapé par son ancien tortionnaire à l’hôpital et va se jeter dans le vide avec lui à travers une fenêtre ouverte.
En tout cas ce roman est également écrit sur un rythme extrêmement rapide. Déjà le storytelling remarquien !
L’autre roman de la Bibliothèque de mon oncle et de ma tante, Arc de Triomphe, comporte sur sa page de garde la signature de mon oncle, Baldacini, avec, à côté, la date 1947. Voir : Erich Maria Remarque : Arc de Triomphe, édit. F. G. Micha – Verlag, Zurich, 1946. L’action se passe entièrement à Paris et couvre les années 1938 et 39. Là le rythme est légèrement moins rapide. Peut-être parce que la description des exilés parisiens se double d’une histoire d’amour. Une passion violente. Entre ce docteur Ravic et une femme mystérieuse, probablement roumaine ou italienne. Arc de Triomphe est considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Remarque. Pourtant certains critiques n’ont pas aimé la « sentimentalité », le « romanesque », de cette histoire d’amour. Je ne suis pas d’accord. C’est un portrait de femme particulièrement réussi. Justement à cause de son mystère. Et les dialogues entre les deux amants sont absolument géniaux parce qu’ils montrent toute la différence de fonctionnement de l’esprit humain entre l’homme et la femme. Chacun sa logique. Qui conduit au grand malentendu entre les sexes. L’homme essaye d’être rationnel. La femme, avec sa logique propre, démontre que le coupable c’est lui. Ce qui le désarçonne complètement. Jouissif. On sent que Erich Maria Remarque a une grande expérience de la Femme !
Le portrait que le roman fait de la France ou plutôt de certains Français n’est pas particulièrement à notre honneur. Un grand patron de médecine pourri qui exploite le médecin en situation illégale, un policier qui arrête le Dr. Ravic alors qu’il vient de sauver la vie d’une femme dans la rue, un haut fonctionnaire un peu fasciste qui refuse de le laisser filer. D’où condamnation à la prison, puis expulsion vers la Suisse (d’où il reviendra rapidement). Et puis, bien sûr, dès la déclaration de guerre, tout ce petit monde de réfugiés passe là aussi dans la catégorie des étrangers ennemis, ils sont arrêtés et conduits dans ces fameux camps qu’on connaît et où les Nazis, plus tard, n’ont plus qu’à aller se servir…
Je crois qu’Erich Maria Remarque est le grand romancier de ceux qui ont eu à souffrir de ce que j’ai appelé nos trente honteuses. Morts et blessés de la grande guerre, exilés politiques, ces sans papiers des années 30 et 40, toujours en fuite, toujours en survie, pourchassés partout, dans presque tous les pays européens, et pas les bienvenus non plus aux Etats-Unis. Dans Arc de Triomphe on rencontre même des réfugiés russes, tsaristes, trotskistes et anti-staliniens, et des rescapés de la guerre d’Espagne. Horreurs du nazisme, horreurs de la deuxième guerre mondiale aussi (Un temps pour vivre, un temps pour mourir), horreurs des camps de concentration (Etincelle de vie).
Si le thème du désir de vengeance est si présent dans son œuvre, c’est que Remarque sait qu’on n’a pas seulement brûlé ses livres et qu’on l’a dépouillé de sa nationalité, mais qu’on a également arrêté sa sœur. A cause de lui. Mais ce n’est qu’après la guerre qu’il connaîtra toute la terrible vérité : elle a été arrêtée sur dénonciation parce qu’elle aurait dit publiquement qu’elle ne croyait pas en la victoire finale, et un juge l’a condamnée à mort pour cela, en disant : le frère nous a échappé, mais elle, elle ne nous échappera pas. Et elle a été exécutée à la hache !
Je suis content d’avoir découvert ou redécouvert cet écrivain. Il est bon, au moment où l’Europe est en train de s’auto-détruire une fois de plus, par égoïsme national et par pure bêtise de ses citoyens, par oubli de l’Histoire, de se souvenir de ce qui s’est passé au siècle dernier. Et, de plus, c’est un pur bonheur de le lire.