André Weckmann qui est certainement l’un des plus grands poètes de langue alsacienne, est né en novembre 1924. En 1943 il est incorporé de force avec sa classe d’âge dans la Wehrmacht. Pratiquement impossible d’y échapper. Nous avions en Alsace un Gauleiter particulièrement fanatique et sanguinaire qui a fait incorporer 20 classes d’âge (!). Tout déserteur était condamné à mort et la famille emprisonnée ou entièrement déplacée en Allemagne. Où partir ? Par-delà les Vosges, il y avait la milice et la police allemande. A la frontière suisse encore la police allemande. Les jeunes d’un village du Sundgau (Ballersdorf) ont été attrapés et tous pendus ou décapités et leurs familles envoyées en Saxe.
Au front Weckmann est envoyé en Ukraine, dans une unité d’anti-chars. Les chars russes arrivent accompagnés d’infanterie. Il est grièvement blessé, tous les officiers, sous-offs tués ; ils restent à trois dont l’un est un salaud nazi qui a descendu des femmes qui cherchaient de l’eau à un puits. Weckmann est pointeur, prend le commandement, commande au soldat qui est son ami de le ramener en arrière et au nazi à rester pour faire sauter l’anti-char (c’était l’ordre), le condamnant ainsi à la mort. Ce qu’il regrette plus tard. Personne ne sort innocent de la guerre, dit-il. Finalement il se retrouve de nouveau seul, les chars approchent et c’est maintenant un officier qui le sauve. Rien n’est simple. Et observe plus tard que des femmes ukrainiennes viennent apporter du lait aux blessés alors que les Russes sont à quelques centaines de mètres. Je raconte tout ceci pour montrer ce que ces jeunes de 18 ans ont dû vivre. On devient vite adulte à ce compte-là. Il est soigné dans plusieurs hôpitaux, puis déclaré à nouveau bon pour le service (de nombreux médecins militaires étaient eux aussi de bons nazis ; ou avaient simplement peur !). Toutes les permissions sont refusées. On approche de la fin. Hitler de plus en plus paranoïaque après l’attentat d’avril 44. Weckmann raconte à son supérieur qu’il a reçu une convocation pour passer un examen à l’Uni de Strasbourg. L’officier le croit. Ou ne le croit pas mais la lui accorde. Il revient à Steinbourg, près de Saverne, chez son père qui dit : cette fois-ci Hitler ne me reprendra mon fils. Un ami en partance enverra d’Allemagne des cartes postales en son nom. On est en septembre ou octobre ; on espère l’arrivée des troupes américaines mais elles tardent à cause de la contre-offensive allemande des Ardennes (on a connu la même chose à Haguenau : 3 mois à la cave sous les tirs d’artillerie). De la cave il voit un marronnier dont les feuilles ont pris les couleurs d’automne et se demande si c’est à cet arbre qu’on va le pendre si on le découvre…
Et c’est dans cette cave qu’il étudie le provençal et lit Mistral dans le texte…
C’est son Professeur d’allemand qui avait fait découvrir Mistral et la poésie occitane à André Weckmann avant la guerre. « Un autre monde s’ouvrit à moi » dit Weckmann, « dans une langue pourtant géographiquement proche mais dont j’ignorais l’existence. Et je saisis immédiatement qu’elle avait le même sort que la mienne : celui d’une belle au bois dormant qu’il fallait réveiller ». Et en août 1941, en pleine période nazie, il écrit un premier poème à la gloire de Mistral (il n’a pas encore 17 ans), poème qu’il termine ainsi : « Je sens, ô Mistral, que nos pays sont les mêmes / nos cœurs le sont aussi ; et je veux devenir / ce que tu fus, Mistral, dans tes touchants poèmes : / le barde fier et grand de qui chaque soupir / d’un peuple réveillé chante le souvenir ».
Et quand, en ce fameux automne 44, il se cache dans la cave du restaurant de son père (dans un vieux tonneau de choucroute !), dans l’attente des troupes américaines, son professeur lui fait porter par son père une grammaire de provençal (sur laquelle il avait écrit en alsacien : lis et apprends). C’est alors que le déserteur va écrire un poème en alsacien inspiré du poème Desfèci de Frédéric Mistral. Voici celui du poète provençal :
Desfèci (Les Isclos d’Or)
Vese d’aucèu que van amount / Que van amount souto li nivo : / Porton, li nivo, l’aigo au mount, / E vers la mar, l’aigo s’abrivo, / léu, siéu aqui / A me langui ; / E, fauto d’alo, / Ma languissoun sara mourtalo.
Vese uno estello, d’ounte part / A jour fali milo belugo ; / Briho uno bello en quauco part, / Talamen bello qu’esbarlugo, / léu, siéu aqui / A me langui ; / E, fauto d’alo, / Ma languissoun sara mourtalo.
L’aucéu que volo po culi / l’alen suau de sa bouqueto, / E se pausa tout tréfouli / Sus sa peitrino boulegueto. / Iéu, siéu aqui / A me langui ; e fauto d’alo, / Ma languissoun sara mourtalo…
Langueur (Les Îles d’Or)
Je vois des oiseaux qui montent vers le nord / qui montent vers le nord sous les nues ; / les nues portent de l’eau à la montagne, / et vers la mer se précipite l’eau. / Moi, je suis là / à languir ; / et, faute d’ailes, ma nostalgie sera mortelle.
Je vois une étoile d’où partent, / à la tombée du jour, mille étincelles ; / quelque part brille une beauté / si belle qu’elle m’éblouit. / Moi, je suis là…
L’oiseau qui vole peut cueillir / l’haleine suave de sa bouche / se poser tout frémissant / sur sa poitrine qui remue. / Moi, je suis là…
(traduction André Weckmann)
Et voici le poème d’André Weckmann :
E schwalmel fliejt em süde züe
un d’ander sitt schleift wulke har
furt rieselt s wàsser, kannt ken rüeh
un s wàsser kejt àm and ens meer
un ech ben do un kànn net furt
wie làng dürts noch bis ‘s friejohr wurd
un d zittlàng najt àn harz un sinn
müess die zittlàng deedlich sen ?
sehsch dert d starne wie se spritze
uffenàb àm firmàmant
wie se bloeje uff düen ritze
bis enàb wo d sunn verbrannt ?
un esch ben do… wrum gehsch dü schun
o blii bi mer dü glüet o sunn
dann d zittlàng najt àn harz un sinn
müess die zittlàng deedlich sen ?
zwei starnle bsundersch bsundersch glanze
e blick wo minne blick verbland
àlli àndri um se dànze
un ech, ech hàb se glich gekannt…
gan mer flejjel, gan mer flejjel
lon mech flieje met de vaijel
dann d zittlàng najt àn harz un sinn
müess die zittlàng deedlich sen ?
d vaijel düen de sunn schmàrotze
un hole si e siessi frucht
lon si vàn de lieb verschmutze
wanns um mech rum gràde wenter wurd…
un ech ben do, ellain, verlon
un wàrt un wàrt… uff wàs dann schun ?
un d zittlàng najt àn harz un sinn
müess die zittlàng deedlich sen ?
Une hirondelle vole vers le sud, du nord arrivent les nuages. L’eau s’écoule, sans repos, jusqu’à se jeter dans la mer. Et moi, je suis là et ne peux partir. Quand enfin viendra le printemps ? La nostalgie ronge mon cœur, faut-il donc qu’elle soit mortelle ?
Vois-tu les étoiles danser au firmament ? Les vois-tu griffer l’azur jusqu’à l’horizon où se consume le soleil ? Et moi, je reste là…Pourquoi t’en vas-tu déjà, ardent soleil ? La nostalgie…
Deux étoiles, surtout, m’éblouissent, toutes les autres dansent autour d’elles. Et moi, je les ai reconnues. Qu’on me donne des ailes ! Qu’on me fasse voler avec les oiseaux ! La nostalgie…
Les oiseaux câlinent le soleil, y cherchant fruits doux, baisers d’amour ; alors qu’ici l’hiver m’entoure. Et moi, seul, abandonné, j’attends…, quoi, au juste ? La nostalgie ronge mon cœur, faut-il qu’elle soit mortelle?
(transposition André Weckmann)
Ah, si tous les poètes des langues minoritaires pouvaient se donner la main ! Cela pourrait être le slogan de l'Anthologie sur laquelle nous sommes en train de travailler...