Il y a une quinzaine d’années, quand l’Alsace a commencé à voter Le Pen, à notre grande honte, nous autres Alsaciens de l’étranger, et que tout le monde a cherché des explications, un article du Monde accusait l’Alsace d’être une « région davantage en proie à l’antisémitisme que d’autres régions de France ». Cela m’avait déjà choqué, ayant passé mon adolescence dans une ville où protestants et juifs constituaient des minorités importantes et où les trois religions vivaient côte à côte, tranquillement et naturellement, même si on ne se mélangeait pas trop.
Mais j’ai été choqué encore bien plus quand mon frère Pierre m’a envoyé l’article du journal L’Alsace (c’était après la profanation du cimetière juif de Herrlisheim) où le Professeur de sociologie de l’Université de Strasbourg, Freddy Raphaël, faisait remonter l’antisémitisme alsacien au Moyen-Âge et prétendait même qu’il y avait un juif grimaçant sur la façade de notre glorieuse cathédrale. Je trouvais que là, le bon Raphaël exagérait quand même un peu, mais cela m’avait incité à rouvrir le très bel ouvrage que Théodore Rieger avait consacré à la Cathédrale, avec ses plus de 80 planches en noir et blanc (voir : Théodore Rieger : La Cathédrale de Strasbourg, Edition des Dernières Nouvelles de Strasbourg, 1958) et… n’ai pas trouvé ce que Raphaël semble y avoir vu, si ce n’est la très belle sculpture de la Synagogue. « Il y a les très belles statues de l’Eglise et de la Synagogue, bien connues », avais-je écrit à l’époque, « l’une se dresse pleine d’assurance, tient croix et calice et regarde l’autre qui n’a plus ni manteau ni couronne, penche la tête, a les yeux bandés, tient une lance brisée et laisse tomber les tables de la Loi. Elle a un corps juvénile, elle est belle, elle inspire la compassion. C’est une grande oeuvre réalisée par celui que l’on appelle le Maître de la Synagogue, qui a travaillé entre 1220 et 1230, qui est l’un des grands artistes du Moyen-Age et qui a probablement connu la statuaire des autres cathédrales de France dont Chartres. Il n’y a rien d’un antisémitisme vulgaire là-dedans. Il n’a fait que représenter ce qu’il voyait comme le triomphe d’une loi sur l’autre ». D’alleurs Théodore Rieger trouve même que dans la tête de la Synagogue, « on perçoit une pointe de fine sensualité ».
Et voilà que, lors de mes études pour mon Anthologie de poésie alsacienne, je découvre ce poème de Georges Zink, Professeur à la Sorbonne, spécialiste européen de la littérature allemande du Moyen-Âge et... poète alsacien ! Le poème est intitulé : Am Minschter (Strossburg 1938) (sur la Cathédrale) :
Dr Maischter hàt im Judeviertel
A wunderscheen Judemaidle gsah ;
Un Chrischtekinder han glàcht un gspettelt
Un han’m Schàndname ga.
Dr Maischter isch haim un d’Sunne-n-isch gsunke,
An’s Judemaidle dankt’r im Stiwle-n-allei.
Am àndere Morge mit Hàmmer un Maissel
Steht’r un schàfft àn dam rote Stai.
An’s Judemaidle dankt’r un maisselt un hammert
Am Staiblock in de Vogese wit gholt ;
Ar màcht drüs a Bild, so mild un so müdrig,
Vrzwifelt un doch wie ke ànders so hold.
Drum tüet is dàs Bild so tief noch ergriffe,
Dàs Bild, wu dr Kopf dert so kummervoll hankt,
Will mehr àss àlle Worte-n-un Lehre
Dr Maischter àn’s Judemaidle hàt dankt.
(Le Maître a vu dans le quartier juif
Une jeune fille belle comme le jour
Les enfants de Chrétiens ont ri et l’ont moquée
Lui lançant des noms d’insulte et d’infamie
Le Maître est rentré chez lui le soir tombé
Seul dans sa chambre il pense à la jeune fille juive
Le lendemain matin il prend marteau et burin
Et, debout, travaille la pierre rouge.
C’est à la jeune fille juive qu’il pense
En martelant le bloc de pierre venu des Vosges
Il en fait une image si tendre et si mélancolique
Si désespérée et si gracieuse entre toutes
C’est pour cela que sa sculpture nous émeut encore
Cette statue dont la tête penche avec tant de chagrin
Car, plus que doctrines et sermons, le Maître
N’avait que la jeune fille juive dans la tête.)