Il y a quelques mois j’ai été contacté par un poète corse et une universitaire spécialiste de langue occitane qui ont le projet de publier une anthologie de poésies en langues minoritaires de France et qui me proposent de devenir le référent pour l’Alsace. J’ai d’abord hésité à accepter même si j’ai déjà beaucoup écrit sur la culture et la littérature en dialecte alsacien, sur les poètes aussi, Claude Vigée d’abord, et puis André Weckmann et tous les poètes qui ont collaboré à la petite (mais grande) Anthologie de la poésie alsacienne de Martin Allheilig (en 10 volumes). Et aussi sur les poètes plus anciens, ceux du XIXème siècle, et sur les fameux frères jumeaux Albert et Alfred Matthis. Mais ne vivant pas en Alsace, n’étant pas abonné à la presse locale, j’avais peur de ne pas connaître suffisamment la situation actuelle de la poésie contemporaine. Et puis j’ai accepté quand même. J’avais trop envie de m’y replonger, dans ma langue maternelle. J’avais, me semblait-il, suffisamment d’atouts. La poésie a été mon domaine de prédilection depuis de nombreuses années. Poésie de l’Âge d’or arabo-persan. Poésie japonaise depuis le Moyen-Âge jusqu’aux tankas de Yosano Akiko. Et puis surtout le pantoun malais qui m’a quand même occupé près de 5 ans déjà. Sans compter d’autres études sur des poètes allemands, Annette von Droste-Hülshoff, Chamisso, Heine, et la grande étude, plus récente, sur Paul Celan. Quant aux Alsatiques j’ai une bibliothèque bien fournie. Tout ce qu’a fait Stoeber par exemple au XIXème siècle. Toute la collection des bulletins de la section historique et littéraire du Club Vosgien, la revue Alsatia, la Revue d’Alsace, etc. Des dictionnaires : le grand Dictionnaire en deux gros volumes de Lienhart et Martin, des dictionnaires de l’érudit strasbourgeois Charles Schmitt (même son dictionnaire du dialecte strasbourgeois). Et puis j’ai le contact avec les libraires alsaciens. La Librairie Kléber à Strasbourg et les librairies-antiquaires qui s’appellent tous les deux Gangloff, de Mulhouse et de Molsheim.
Alors j’ai commencé à tous les contacter et à compléter ma collection d’ouvrages de poésie en dialecte. Et voici que j’en ai pas loin de quarante. Et que j’ai commencé mon travail de présentation des différents poètes retenus, de sélectionner les textes et leurs traductions et, de temps en temps, d’en entreprendre leur traduction en français moi-même. Avec beaucoup de jouissance.
Mais la jouissance vient aussi de la lecture (ou de la relecture) des poèmes. Et du voyage à travers toute l’Alsace et de ses différents dialectes que cela entraîne. A commencer par ceux du sud. On sait que l’alsacien fait partie de la famille alémanique qui s’étend aussi sur la Suisse, le Vorarlberg autrichien et le Pays de Bade. Et qu’en Alsace on distingue entre haut-alémanique parlé dans une partie du Sundgau qui borde la frontière suisse, et le bas-alémanique du sud (plus ou moins le reste du Haut-Rhin) et du nord (le Bas-Rhin sauf quelques morceaux du nord et du nord-ouest qui passent au francique) (pour être vraiment complet il faudrait encore signaler que dans quelques fonds de vallées on parlait le welche, plus ou moins identique au patois vosgien – latin – parlé de l’autre côté de la ligne de crête des Vosges).
Pourquoi commencer par le sud ? Parce que c’est l’origine de la famille de ma mère. Que moi-même j’ai passé mon enfance à Mulhouse, que j’y suis allé en classe (d’abord en 1ère année dans une école qui se trouvait au centre de Mulhouse, puis, en 2ème et 3ème années dans une superbe école qui se trouvait dans une propriété sur la colline du Rebberg où nous habitions, au nord de la ville) que j’y ai eu mes copains,, qu’on se battait Alsaciens contre Allemands et que j’ai déjà été amoureux de quelques filles et que je me souviens encore de leurs noms (une certaine Suzy). Et puis c’était l’arrachement, c’était en 1943, j’avais huit ans et nous avons atterri dans le nord, à Haguenau. Et on se moquait de mon parler mulhousien, et mon instituteur qui était aussi le Directeur de l’école primaire Saint Georges, était un nazi furieux qui s’appelait Kraft (comme la force). Pourquoi Haguenau ? C’est que la sœur de ma mère avait épousé un Italo-Alsacien, lui-même originaire du Haut-Rhin, Wintzenheim du côté de Colmar, et qu’ils avaient repris une briqueterie que le grand frère de mon oncle italo-alsacien avait acheté avant la guerre. Or mon père, ingénieur-géomètre du Cadastre, donc fonctionnaire, a été déplacé par les Nazis en Allemagne, du côté de Hanovre. Et ma mère, ayant à charge mon petit frère qui avait deux ans et enceinte d’un autre frère qui allait naître en décembre, a décidé de se réfugier chez sa grande sœur, d’autant plus que Haguenau était entouré d’une campagne plutôt riche (tabac et houblon) et que les paysans payaient les briques avec du lard et du cochon et bien d’autres choses encore qui permettaient de manger à sa faim (sans compter l’immense potager et l’énorme verger qui entouraient la briqueterie). Alors, quand un peu plus tard, le frère de ma mère, ingénieur-géomètre lui aussi, a été déplacé en Allemagne à son tour, sa famille est venue se réfugier à Haguenau également. Et après la guerre tout le monde est resté. Ce qui fait qu’on constituait une véritable tribu, ma grand-mère, mon oncle et ma tante, qui ont été mes deuxièmes parents, mon parrain, sa femme, une fille d’Italo-Alsacien, frère de mon oncle, leurs quatre filles, mes cousines germaines, et nous, et qu’on continuait, miraculeusement, à parler le haut-rhinois entre nous. Et, bien plus tard, la tribu s’est encore élargie, deux sœurs de ma grand-mère venant habiter avec elle pour y finir leurs jours. Or l’une était de Montreux-Vieux dans le Sundgau, l’autre de Pfastatt, banlieue de Mulhouse. Le bloc du dialecte du sud était encore renforcé ! Je trouve d’ailleurs un peu étonnant quand j’y pense cette résistance du haut-rhinois, alors que mes grands-parents maternels se sont déjà installés à Strasbourg dès le début des années 20. Mais il faut dire que mon grand-père maternel était aussi du sud, de la vallée de Masevaux, d'Oberbruck en fait, fils de générations d’ouvriers du textile (des Lauber ou, comme sa mère, des Behra), qu’une fois mariés, mes grands-parents se sont installés à Montreux-Vieux et même avant, à Huningue, à la porte de Bâle, puisque ma mère y est née, à Bâle, en 1909 et que son frère, né en 1902, y est allé à l’école.
Parlons-en de Montreux-Vieux. Il y avait trois Montreux. Montreux-Château resté dans le Territoire de Belfort, donc en France, en 1870, et Montreux-Jeune et Montreux-Vieux attachés à l’Alsace, donc à l’Allemagne par Bismarck. Et c’est à Montreux-Vieux que mes arrière-grands-parents se sont installés après 1870. On parlait probablement les deux langues dans les trois Montreux, français et dialecte du Sundgau. En tout cas c’est ce dialecte-là qui a été celui de mes arrière-grands-parents et de leurs sept enfants (dont les 4 fils ont fait l’Ecole normale d’instituteurs de Colmar). De toute façon mes arrière-grands-parents parlaient déjà le haut-rhinois avant de s’installer à Montreux-Vieux puisqu’ils venaient de Munchhouse, un village de la riche terre agricole de la Hardt, au nord de Mulhouse.
Il faut maintenant dire un mot du sundgauvien (que certains écrivent sundgovien). Quand on parle du Sundgau on pense à la plus grande partie de la région qui se trouve au sud de Mulhouse et dont le chef-lieu est Altkirch. Mais quand on parle du dialecte sundgauvien on pense au haut-alémanique, le même que celui qui est parlé de l’autre côté de la frontière suisse (et que j’ai souvent pratiqué, en Suisse même, sur le plan professionnel). Ce haut-alémanique est parlé dans une partie seulement du Sundgau, celui dont le centre est Ferrette. Ce n’est pas ce dialecte que parlait notre famille mais on le connaissait bien, et on s’en moquait, de sa caractéristique principale qui est de transformer le K initial des mots en un Ch guttural comme la yota espagnole ou le ch allemand au milieu des mots (comme dans machen par exemple), ce qui fait que Kind (enfant) devient Chind et le fameux Kàchelofa (le fourneau carrelé) Chàchelofa. Chez Nathan Katz et Lina Ritter on peut constater que le nd final devient ng, de manière que Kind devient Ching. Voilà quelque chose dont je ne me souvenais pas. Comme le d du final ld tombe et que la forêt, Wàld, et le champ, Fald, deviennent Wàll et Fall. Ceci étant, je ne pense pas que les frontières linguistiques soient tirées au cordeau. Il me paraît évident qu’il n’y a pas de solution de continuité entre le haut-alémanique du sud du Sundgau et le bas-alémanique du reste du Sundgau. C’est probablement pour cela que j’ai autant de plaisir à lire la poésie (ou la prose, la fameuse histoire du Rolli, ce matou qui aimait trop le lait !) de Nathan Katz. J’y retrouve cette sonorité joyeuse, ces voyelles ouvertes, éclatantes, ces Maidla, ces Maia, ces Kilbi, ces Faischter, ce Gumpa. Mais ce n’est pas tout. J’y retrouve aussi l’humour, les histoires de garçons qui posent les échelles contre les fenêtres des filles, puis passent la nuit dans leur chambre et puis, catastrophe ! le lendemain matin on constate que la neige est tombée la nuit. Et le garçon, en partant, a laissé ses traces de pas. Et maintenant tout le village va savoir et rigoler. Et la fille n’arrête pas de se lamenter : mais pourquoi donc, pourquoi, cette petite neige (Schneele, diminutif de Schnee) est tombée alors qu’on est en mars, pourquoi, pourquoi ? Et je retrouve également cet humour de la campagne, de ma jeunesse (quand la campagne n’était pas encore sortie de la ville) dans certains haïkus de Lina Ritter, comme dans celui qui raconte que le fils du paysan ne sait plus le sundgauvien : il a passé 15 jours à Paris ! Or, dans ma jeunesse, on racontait une histoire du même tabac : le fils du paysan a fait des études en ville, revient rendre visite à la ferme, habillé très chic (nôwel, disions-nous), ne parle plus que français, demande le nom des choses en se promenant dans le jardin, puis marche sur un râteau couché par-terre, les dents vers le haut, le manche lui cogne la tête, alors, furieux, il insulte l’innocent outil dans sa langue maternelle miraculeusement revenue : dü verdàmmter Racha ! Et le père se marre.
D’ailleurs Nathan Katz m’a encore fait un autre plaisir, mais je l’ai peut-être déjà raconté, avec ses trois quatrains intitulés : Witt’s nit ha ass d’Birle daige
Wenn de witt geh Anke plitsche,
Müesch derzüe n e Fàssle ha.
Wenn de Gluscht hesch fir geh schmutze,
So müesch halt a Schàtzele ha.
(Si tu veux baratter ton lait
Il te faut un tonnelet.
Si t’as envie d’embrasser
Il te faut une bien-aimée)
Nathan Katz imite des quatrains de la poésie populaire comme celui-ci, retrouvé par Martin Allheilig :
es het emol geräjelt
d’Baim, die tropfe noch
ich hab emol e Schätzel ghet
ich wott ich hätt es noch
(Un jour la pluie est venue
les arbres en ruissellent encore.
Un jour j’avais une bien-aimée ;
j’aimerais bien l’avoir encore)
Or, il se trouve que le poète allemand, d’origine française, Adelbert von Chamisso, découvrant lors d’un voyage dans l’archipel indonésien le pantoun malais, le compare à ce dernier quatrain (présent également dans le sud de l’Allemagne, semble-t-il) dans un article datant de 1822 dans un journal qui porte ce nom extraordinaire : Morgenblatt für gebildete Stände (Journal du matin pour couches éduquées ! Je n’invente rien). Ce qui est commun au pantoun malais, aux quatrains populaires alsaciens et aux quatrains de Nathan Katz cités ici c’est le rôle distinct des deux distiques : le premier est allusif et annonce l’idée du second. Et voilà on est revenu à un autre de mes amours.
Deux autres poètes sont originaires du Sundgau, du même village, Hagenbach, comme par hasard : Georges Zink qui y est né en 1909, et Adrien Finck, qui y est né en 1930. Mais ce n’est plus tout-à-fait le même dialecte, le sundgauvien, Hagenbach se trouve du côté d’Altkirch, mais c’est toujours le même plaisir. Pour moi du moins. Les deux sont devenus professeurs d’Université, Zink, Normalien, à la Sorbonne, Finck, Professeur d’études germaniques à l’Université de Strasbourg. Et les deux ont conservé leurs âmes d’enfants. De grands enfants. Zink, avec ce plaisant poème intitulé : Un jeune couple et les étoiles, où le garçon convainc son aimée à venir le soir sur la colline compter – comme font les poètes, dit-il – les étoiles du ciel, mais interrompt continuellement le comptage par des baisers. C’est pourquoi, dit l’amoureuse, il faut qu’on y retourne, car je ne sais toujours pas combien elles sont. Avec Finck qui m’a sacrément touché avec deux merveilleux poèmes d’amour, le premier jouant avec les allitérations de Hoor, Hüt, Harz et Hüch, et bien d’autres encore :
I hà di Hoor i hà di Hüt
kà nimma zwifla àss da bisch
i hà di Hüt i hà di Harz
jetz weiss i wider àss i lab
i hà di Harz i hà di Hüch
verwàchsa will i mit dim Hoor
un mi verbissa in dina Hüt
verbrenna müass i in dim Harz
un gànz vergeh amol in dim Hüch
uflawa wider in d’r Gluscht
i kà di lüaga i kà di langa
i kà di hära i kà di hewa
…
(J’ai tes cheveux j’ai ta peau
ne puis plus douter que tu es là
j’ai ta peau j’ai ton cœur
maintenant je sais qu’à nouveau je vis
j’ai ton cœur j’ai ton souffle
je veux faire corps avec tes cheveux
et planter mes dents dans ta peau
il faut que je m’immole au feu dans ton cœur
et qu’un jour je me fonde tout entier dans ton haleine
puis que je naisse à nouveau dans le jouir
je peux te regarder je peux te toucher
je peux t’entendre je peux te porter
…)
Et puis l’autre est une lumineuse ode à l’amour qui commence ainsi :
Zwei wu sich Liawa ga han in d’r Nàcht
ma sieht’s na glich à
sa han a Liacht im Aig
(Deux qui se sont donné leur amour pendant la nuit
on le reconnaît de suite
ils ont une lumière qui brille dans leurs yeux)
Nouveaux plaisirs, différents avec un autre poète du sud : Emile Storck. Encore un professeur. Natif de Guebwiller. Et qui est revenu à Guebwiller pour y diriger l’Ecole Normale de jeunes filles. Encore un endroit qui me touche. L’un de mes trois grands-oncles instituteurs a été pendant toute sa vie Directeur d’école, chef de chœurs et compositeur de musique chorale à Guebwiller. Et mon frère qui travaillait à Mulhouse y a vécu. Et quand ils ont décidé d’organiser un chemin des poètes dans la vallée, pour honorer entre autres Emile Storck, ils l’ont fait dans les hauteurs, à Soultzmatt. Or, un peu plus au nord, se trouve la vallée de Munster où j’ai débarqué – je l’ai déjà raconté – en février 1947, au village de Luttenbach : je venais d’avoir 12 ans et je venais d’être attaqué par le bacille Koch, et c’est bien sûr en alsacien de l’endroit que je communiquais avec les enfants du village. Et plus tard encore, alors que mon oncle et ma tante avaient acheté une villa à Munster même, combien de vacances n’ai-je pas passées là, accompagnant mon oncle et ses amis chasseurs du coin à la chasse aux sangliers, plus tard encore montant à pied avec mon père jusqu’au sommet de la Schlucht, puis descendant le sentier des roches jusqu’à Metzeral au fond de la vallée, nous arrêtant en cours de route dans une ferme pour manger une tartine beurrée, du fromage et boire un verre de lait ! Et en quelle langue communiquais-je avec tous les gens de la vallée ? Dans l’alsacien local ! Tout cela m’est revenu tout-à-coup en lisant les poèmes merveilleusement ciselés d’Emile Storck. Et admirant l’incroyable richesse de son vocabulaire en flore et en faune, surtout cette petite faune : celle des oiseaux, insectes et papillons !
Autre poète du sud : Jean-Paul Gunsett, né à Masevaux. C’est la vallée d’origine de mon grand-père maternel, je l’ai déjà dit. C’est aussi ici que j’ai fait ma première excursion scolaire depuis Mulhouse, en train, alors que j’avais peut-être six ou sept ans. Et je m’en souviens encore. Et c’est aussi à Masevaux – bien plus tard, beaucoup plus tard – que mon frère Pierre qui habite au fin fond de la vallée à côté, celle de Thann, dans le village d’Oderen, est allé défiler en pyjama rayé, en y entraînant le maire de son village, pour protester contre le vote Le Pen – c’était au début de la vague, on s’en offusquait encore à l’époque – dans cette région où il n’y avait même pas d’immigrés ! Ce n’est sûrement pas Le Pen qui allait sauver l’alsacien ! A Jean-Paul Gunsett je dois des excuses. J’avais beaucoup admiré son « poème miroir », celui-là :
i ha dyni Oige widder gsàh
un in dyni Oige
myni Seel
widder gfunde
i ha myni Seel widder gfunde
un in mynere Seel
dyni Oige
widder gsàh.
(J’ai retrouvé vos yeux
et dans vos yeux
j’ai retrouvé
mon âme
j’ai retrouvé mon âme
et dans mon âme
j’ai retrouvé
vos yeux.)
Alors j’en ai fait un pantoun. Et reçu les félicitations de mon ami Georges Voisset, le pape du pantoun, et je n’ai rien dit de ma source. C’est mal, je le reconnais. Très mal. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour avouer ? Voici mon poème et le corps du délit :
Dans la mer se mire le soleil de Malaisie
Et les mouvements de la mer se mirent dans les cieux
Dans tes yeux j'ai vu mon âme, oh ma mie
Et tout au fond de mon âme j'ai retrouvé tes yeux
Il y a encore un autre poème de Jean-Paul Gunsett qui m’a frappé, celui qui commence par :
Biss uf d’Zähn
Kamerad
biss fescht uf d’Zähn
(Tiens bon
camarade
tiens bon
tiens bon dans ta chair meurtrie)
Car il parle de ce drame des Malgré-nous qui a frappé nos jeunes lors de la dernière guerre. André Weckmann en parle aussi. Je ne sais si ce sort a frappé Jean-Paul Gunsett, mais il est d’une classe d’âge qui était concerné : il est né en 1925. Ce fut en tout cas le sort du créateur du Barabli, Germain Muller, né en 1923, et qui ne put échapper à l’incorporation forcée, incorporation qui l’atteint à Regensburg en Bavière, d’où il arrive à déserter et à passer la frontière suisse en octobre 1943 avec les conséquences habituelles pour lui et sa famille (famille arrêtée et lui condamné à mort). Et André Weckmann, l’autre grand poète du dialecte, qui est né en 1924, raconte son histoire en détail dans une conversation avec Peter André Bloch qui a édité son œuvre, comment il a été gravement blessé en Ukraine sur le front russe, comment il a été sauvé, soigné, renvoyé chez lui pour un congé puis, devant repartir pour le front, a déserté, s’est caché dans la cave d’une maison de son village, ne voyant rien d’autre de son fond de cave qu’un marronnier et se demandant si c’est à cet arbre-là qu’il serait pendu si on le découvrait (c’était l’automne 44, les feuilles étaient rouges et jaunes, elles tombaient, il en a fait un poème, son premier). L’incorporation de force a pratiquement touché toutes les familles alsaciennes. Il faut dire qu’on avait un Gauleiter particulièrement fanatique : il a incorporé 20 classes d’âge, de 1908 (mon père l’a échappé de peu, il était de 1907) à 1927 (alors que celui de Lorraine s’est contenté de 14 classes d’âge et celui du Luxembourg de 7). Au total on a incorporé 130000 Alsaciens et Lorrains, dont 100000 Alsaciens. 42500 ne sont jamais revenus. 32000 ont été blessés dont 10000 très gravement et mutilés. Et notre famille a été touchée elle aussi. Deux cousins germains de ma mère ont été envoyés sur le front russe et ne sont jamais revenus : le fils unique de mon grand-oncle de Guebwiller, Jean-Paul Bohly, et le fils aîné de mon grand-oncle de Mulhouse (leur famille habitait l’immeuble voisin du nôtre à Mulhouse), Bernard Bohly, un garçon qui a étudié le russe avant de partir, pensant probablement courir en direction des lignes ennemies en criant : Franzouski, Franzouski ! On ne saura jamais ce qu’en ont pensé les moujiks qui l’ont vu venir. Comme le fils aîné de la meilleure amie de ma tante (je suis photographié avec lui et son frère à Raon-sur-Plaine où nous avons tous été réfugiés en 39). Je me souviens encore que ma mère, après la guerre, se rendait systématiquement à Strasbourg lorsqu’étaient annoncés des trains qui revenaient de Russie (les Alsaciens étaient regroupés dans un camp qui s’appelait Tambov), montrant les photos de ses cousins aux prisonniers qui revenaient. Mais rien. On n’a jamais rien su.
Jusqu’ici je n’ai encore rien dit de mon père. Lui était bien du nord, Strasbourgeois. Ses parents habitaient le quartier du Neudorf. Les racines des Trutt étaient de Matzenheim au sud de Strasbourg, et celles de sa mère, les Binter, étaient de Saverne (trois générations de puisatiers). Même si mes grands-parents paternels ont dû eux aussi passer par le sud à un moment donné puisque mon père est né à Mulhouse. Et moi-même je suis né à Strasbourg et ai suivi une partie de mes études au Lycée Kléber de Strasbourg : en Math sup j’étais en pension, sage, chez ma marraine, sœur de mon père, à Neudorf, qui avait deux filles et un fils, et où habitait également ma grand-mère paternelle. En Math spé j’étais logé au FEC, Foyer d’étudiants catholiques du père Médard, véritable pépinière de la démocratie chrétienne alsacienne (Pflimlin, Braun, patron de la Caisse Mutuelle, etc.). Et j’étais encore assez discipliné en première année de Spé. Un peu moins en deuxième année. On a fréquenté un peu plus les Wynstubs alsaciens, pas le Saint Sépulcre, un peu trop cher pour nous, mais le Pfiffes ou le Strissel. Ce qui fait que je n’ai pas intégré l’X, mais seulement Centrale. Tant pis (j’étais pourtant bon en maths !). Au Saint Sépulcre j’y allais avec mon parrain, le frère de ma mère. Lui y allait déjà dans sa jeunesse (il a toujours été un bon vivant). Il faut dire que le Saint Sépulcre (‘s hailiche Graab en alsacien) est une vénérable institution à Strasbourg qu’Adolphe Matthis a déjà célébré dans son poème :
Im hailiche Graab
Wirt, schlaa im Fass de Bodde-n-in,
…
Au Saint Sépulcre
Aubergiste, mets en perce le fonds du tonneau
…
Un poème publié dans le recueil des deux frères Matthis intitulé Bissali (Pissenlit) qui date de 1923. Mais le Saint Sépulcre est probablement bien plus ancien que cela. Dans la Rue des Orfèvres, à deux pas de la Cathédrale, c’était l’endroit qui servait le meilleur jambon en croûte de toute la ville. Bien juteux. A déguster avec un süffige Wy, un vin bien gouleyant, un Sylvaner ou un Edelzwicker. Il y a une dizaine d’années on a eu peur. Il était fermé, pour travaux, maison trop vétuste. Et puis voilà qu’un Turc le reprend. Mon frère y va et m’affirme : le jambon est toujours aussi juteux qu’avant. Un Turc musulman qui continue à servir un jambon en croûte. Après tout, pourquoi pas, la bouchère juive, la Bloch, de Haguenau vendait bien du jambon. Tout est possible en Alsace. Le Turc parle peut-être même alsacien. Gaston Jung qui a entrepris de traduire les frères Matthis pour l’éditeur Arfuyen écrit un poème où il explique pourquoi il aime traduire les Matthis, y associe au Saint Sépulcre un autre débit de vins, le Jungfer Eck, ou Coin des Pucelles, que j’ai bien connu aussi. Il se trouvait à deux pas du FEC, on y mangeait pour pas cher, et tous les quinze jours il manquait le I du COIN des Pucelles. Evidemment. Je n’ai jamais compris comment l’aubergiste réussissait à récupérer son I. Peut-être que les voleurs le lui revendaient. Je ne sais pas et ne veux rien savoir. Je n’y étais pour rien.
Je n’ai pas eu de problèmes avec le strasbourgeois des frères Matthis, ces jumeaux célibataires qui ont été les vrais créateurs du lyrisme en dialecte alsacien. A part certains mots quand même bien sûr. Comme ce mot de Fülefüte qui est le titre de l’un de leurs recueils de poèmes et qui signifie colchiques. Un mot que j’ai d’ailleurs retrouvé chez Claude Vigée, écrit füllefüdde. C’était dans le Chant XI de son Wénderôwefîr – Le Feu d’une Nuit d’Hiver :
Bàll drénke-mr médnànd
Em hooche schbootjoohrklee
De fülefüdde iéhre béddere gsundheitstee…
(Bientôt nous irons boire ensemble,
au milieu des hauts trèfles de l’arrière-saison,
l’amère tisane de santé aux colchiques…)
La colchique était aussi dans le titre de ce curieux récit écrit en français avec de larges passages en sundgauvien de notre Alsatian Doctor, le Docteur Schittly, l’un des fondateurs de Médecins sans Frontières, et qui après avoir fait le Biaffra, le Vietnam, le Sud Soudan et l’Afghanistan, a écrit ce délicieux D’r Näsdla ou un automne sans Colchiques. Ces colchiques qu’il décrit ainsi : « ces petites lampes tout de clair et de mauve tendre qui s’ouvrent vers le ciel et éclairent le vert du gazon comme des petites parcelles de printemps », pourtant elles sont fleurs d’automne, aussi appelées Kalda-blüama, fleurs des veillées, de ces longues veillées d’hiver qu’elles annoncent déjà, ou encore Géftblüama, car elles sont vénéneuses.
Mais revenons au nord, revenons chez les frères. Il y a un vers d’Albert Matthis qui m’a quand même donné du fil à retordre. Un vers d’un poème que je voulais à tout prix reprendre dans ma sélection parce qu’il est tellement typique du lyrisme des Matthis. Le poème est le bien connu : E-n-Owe uff d’r Fischerinsel (Un soir à l’île des Pêcheurs)
Et voici les vers :
Un ganz ellaan, under de Palme
Vum Moond, steh ich in d’r Nadür,
Les palmes de la lune. Sacré casse-tête. Raymond Matzen qui n’est pas n’importe qui, Directeur de l’Institut de Dialectologie de l’Université de Strasbourg, cherche à interpréter l’idée d’Albert et écrit ;
Et puis, me voilà tout seul au milieu de la nature
Sous les faisceaux lunaires semblables à des gerbes de feuilles de palmiers.
(c’était dans le numéro spécial consacré par Saisons d’Alsace aux frères Matthis en 1974)
Et voilà comment Gaston Jung qui est écrivain, poète, traducteur et metteur en scène, transpose ces deux vers dans l’édition des poèmes des frères publiée chez Arfuyen en 2006 :
Et tout seul, debout sous les palmiers
De l’astre de la nuit, je suis en entier
Au cœur de la nature
Je n’aime pas trop non plus. L’astre de la nuit. Mais je note qu’il ne cherche pas à interpréter. Et je crois qu’il a raison. Même si, à un moment donné, j’ai pensé à interpréter les palmes comme une protection. On sait qu’on n’a pas de palmiers en Alsace. On ne connaît qu’une chose, le « dimanche des palmes » qui, en français, s’appelle le dimanche des rameaux. Et quand on fait des recherches sur palmes dans le grand dictionnaire de Martin et Lienhart on est constamment ramené à ce fameux dimanche, un proverbe qui se moque de celui qui vient les vendre trop tard, les palmes, quand le dimanche est passé, la bénédiction des palmes, des palmes qu’on ramène à la maison, qui protègent et sanctifient la maison, il y en a même, dans certaines régions, qui les mettent sous le toit pour protéger la maison de la foudre. Mais tant pis. Je crois que quand on ne comprend pas, le mieux c’est encore de suivre le mot-à-mot. Alors voilà ma version à moi :
Je suis tout seul dans la nature
Sous les palmes de la lune.
Mais restons encore un moment à Strasbourg si vous le voulez bien. Au Barabli chez Germain Muller. Un mot immigré du français dans notre dialecte. Il paraît que lors de la première guerre mondiale où il y avait déjà des prisonniers alsaciens mêlés aux Allemands dans des camps en Russie les officiels qui venaient chercher les nôtres montraient un parapluie en demandant : c’est quoi ça ? Ceux qui répondaient Regenschirm étaient allemands, ceux qui disaient barabli étaient alsaciens. Je note à ce sujet qu’on a dit que les Alsaciens avaient de la chance puisqu’ils sont toujours, à la fin, avec les vainqueurs. Oui, mais pourquoi les Alsaciens qui ont fait la guerre sont-ils toujours prisonniers avec les perdants ? J’ai plusieurs fois assisté à ses soirées avec mes parents, et en particulier à sa grande pièce Enfin… redde m’r nimm devun ! (Enfin… n’en parlons plus !) qui racontait avec humour et sensibilité les malheurs que les Alsaciens avaient subis pendant les 5 ans de la guerre passée. Et j’ai aussi chanté avec tous les spectateurs, et avec les acteurs rassemblés sur la scène à la fin de la soirée, sur un air de Mario Hirlé : Mir sin d’Letschde, d’Allerletschdi… Nous sommes les derniers, les tout derniers qui parlent encore comme le bec leur a poussé… Et, plus tard encore, dans les années 70 j’ai invité Germain Muller à venir faire une mini-représentation à Luxembourg devant une petite centaine d’Alsaciens et de Luxembourgeois ayant fait leurs études à Strasbourg et, après la représentation, il a encore accepté de dîner avec nous, lui et Dinah Faust, la magnifique, et les quelques acteurs qui l’avaient accompagné et il s’est montré toujours aussi authentiquement alsacien, aimant la vie et la bonne chère. Mais j’ai déjà raconté tout cela. Je savais que sa famille paternelle était du Haut-Rhin, de Masevaux. Comme Jean-Paul Gunsett, et comme mon grand-père Lauber. Bonne origine ! Je le savais parce que j’avais étudié la carrière politique de son oncle, le chanoine Eugène Muller, à propos de l’histoire de l’autonomisme entre les deux guerres. Le chanoine qui était d’abord député puis sénateur s’était illustré par sa défense de l’alsacien et de l’enseignement de l’allemand ce qui l’avait fait surnommer « Professeur Muttersprack », un professeur qui essayait d’enseigner aux chauvins parisiens que le mot autonomie ne signifiait pas indépendance, qu’il en était même la négation, et qui avait déjà bien de l’humour quand il s’adressait aux jacobins en parlant vins : « L’éclat et la gloire de nos vins si différents les uns des autres repose sur la diversité des terroirs dont ils sont issus et sur le soin que leur apporte le vigneron à les conserver purs et sans mélange. Qui aurait l’idée de verser les vins de Bourgogne, de l’Alsace, de la Champagne et du Bordelais dans un même tonneau et de produire ainsi un vin français homogène et unifié ? C’est exactement ce que fait notre constitution en dédaignant la particularité et l’âme unique de nos provinces ». Mais en étudiant la biographie de Germain j’ai appris que la famille de sa mère était bas-rhinoise, originaire de Reichstett, près de Strasbourg. Ce qui lui permettait de faire la synthèse entre nord et sud. Comme moi…
Quand j’ai voulu faire une sélection de ses poèmes pour mon Anthologie j’ai été bien ennuyé car son œuvre poétique est introuvable alors qu’on peut facilement dénicher textes et même films de ses représentations du Barabli. Finalement je suis obligé de me limiter aux poèmes publiés dans la Petite Anthologie de Martin Allheilig, son poème sur la langue abandonnée, celui, bien mélancolique sur ses copains (mynni Kumpel) du Contades, nom du quartier où il habitait et du parc entre Aar et Ill où il jouait enfant, ses copains dont beaucoup ne sont plus revenus de Russie. Et puis celui où il invective la Cathédrale (c’est par amour de la Cathédrale qu’il est rentré de Périgueux, dit l’homme du poème, mais à son retour les Allemands lui ont pris son fils pour l’envoyer sur le front russe dont il n’est jamais revenu. La faute à la Cathédrale, mais la Cathédrale est en pierre, elle s’en fout ! Awer im Minschter isch’s wurscht !), cette même Cathédrale où vont être célébrées ses obsèques le 10 octobre 1994.
Et puis il faut bien arriver à Haguenau où j’ai habité de 1943 jusqu’en 1955, quand je suis parti à Paris, pour entrer à Centrale. Bien que j’y sois revenu encore souvent jusqu’à la mort de mes parents et jusqu’à ce que la dernière de mes cousines quitte l’Alsace à son tour. J’ai déjà parlé du poète haguenovien Conrad Winter, qui a fréquenté le même lycée que moi et qui n’avait que 4 ans de plus. Et qui a maintenant une rue à son nom et a été célébré par une autre poétesse de la ville, Sido Gall. Et j’ai dit combien j’admirais ses poèmes si tendres sur la mère. Et j’ai aussi dit toute l’admiration que j’avais pour le grand poète, poète à la fois en français et en alsacien, Claude Vigée de la ville voisine de Bischwiller. Bien sûr je me sens aussi à l’aise dans son alémanique à lui, même dans certains termes de judéo-alsacien qu’on y trouve éparpillés quelquefois. Et je retrouve les mêmes paysages, du moins ceux de la forêt et des terres sablonneuses de la région (moins de son Ried avec les canots noirs aux chaînes rouillées abandonnés sur l’eau). Pour mon Anthologie j’ai réussi à me procurer l’autre grand poème en dialecte, Schwàrzi senggessle flàckere ém wénd – Les Orties Noires. Et puis, en lisant ou relisant les deux poèmes (l’autre étant : Wénderôwefîr – Feu d’une Nuit d’Hiver), je me suis rendu compte que l’ensemble était quand même profondément marqué par le malheur, un grand pessimisme concernant l’homme et qui dépasse de loin la seule expérience de la Shoah, du malheur juif. Anne Mounic qui a introduit l’œuvre poétique de Claude Vigée dans la publication de ses poésies complètes par Gaalade en 2008, constate la même chose : « Dans la poésie de Claude Vigée affleure ici ou là un irréductible désespoir face au mal, à la cruauté, à la fatalité du destin humain ». Comme dans cet extrait :
Alli schmerze wu àm helle dàà
s’läwelàng rundergschluckt worre,
die hîîle lîsli bi uns znààchts
einsàm un drooschdloos widdersch.
(Les souffrances, les peurs, la honte qui, loin du jour,
sont tenues prisonnières tout au long de la vie
au plus secret du cœur, - dans la nuit, en silence
pleurent parfois encore, seules, inconsolées.)
Mais alors pourquoi ce sont justement ses poèmes alsaciens qui sont marqués plus particulièrement par cette noirceur ? Est-ce parce que ses poèmes en français sont ceux de sa vie entière alors que sa poésie alsacienne semble avoir été écrite dans un espace de temps restreint, aux alentours de 1984 ? Y-a-t-il eu plus d’attentats sanglants que d’habitude cette année-là en Israël ? Je ne sais. Mais on y trouve aussi de temps en temps, heureusement, des moments plus joyeux comme dans ces souvenirs du fameux Saut du Lièvre :
Uffem Hààseschprung, uffem Hààseschprung,
dord hüpse viel luschdichi häsle n’erum.
Dord dreffe sich büèwe n’un maidle genung,
sie dätschle sich zäärdli, sie hewwe sich d’hànd,
sie schtreichle sich d’bàcke, sie fénde sich nett ;
bàll rolle se sich mét hoochgenuss
bludd uffem bàlsàmièrde dànnenoodel-bett,
nàdirlich uhni ehréng, zegààr uhni nààchtgewànd
(su ebbs ésch doch e schànd !)
(Au Saut du Lièvre,
au Saut du Lièvre
bondissent à l’envi
tant de joyeux lapins.
Ici garçons et filles
se donnent rendez-vous,
se caressent les reins,
les cheveux et le cou.
Ils se trouvent mignons,
se roulent avec délices
sur un lit balsamique
fait d’aiguilles de pin
et l’un sur l’autre monte
sans anneau de mariage
ni chemise de nuit
- Vraiment, c’est une honte !)
A Bischwiller est aussi née une poétesse. Sylvie Reff. J’avais déjà repéré l’un de ses poèmes dans le Volume VI de la Petite Anthologie de Martin Allheilig dédié à l’amour. Bien mélancolique et bien balancé, il commençait ainsi :
Summerrâje summerrâje
Was hesch dänn dü mér ze sâwe…
(Pluie d’été pluie d’été
Qu’as-tu donc à me dire…)
Depuis lors j’ai reçu une de ses publications, intitulée Schrei, et qui regroupe deux histoires, l’une, dit l’éditeur, d’une femme âgée à qui on coupe sa natte en maison de retraite (de Zopf ou la natte), l’autre d’un père, jadis incorporé de force et qui supplie sa fille de le faire mourir (de Zwang ou la contrainte). Et les deux récits passent constamment d’une langue à l’autre, de la française à l’alsacienne et puis à l’allemande et puis retour, dans le désordre, et l’arbitraire. C’est assez original. Cela montre aussi la différence dans l’expression poétique de chaque langue. Et comme par hasard c’est toujours la victime, la vieille à qui on veut couper la natte ou le père qui a subi l’incorporation de force et qui veut mourir, qui s’exprime en alsacien. La même année (le Schrei date de 2014) Sylvie Reff a repris certains passages en alsacien extraits du Zwang, et les a incorporés avec leur traduction en français dans une petite Anthologie intitulée Pluie de Noix et publiée par l’Association des Amis de l’oeuvre de Claude Vigée (les Cahiers de peut-être). Je vais probablement citer quelques-uns de ces vers, ceux qui parlent des mots de la langue perdue :
D’Werter bluete, d’Werter ruefe
welle heim, wesse nehm wo s’isch…
(Les mots saignent, les mots hèlent
veulent rentrer chez eux, ne savent plus où c’est…)
Sylvie Reff n’est pas seulement écrivaine et poète, mais aussi auteur-compositeur et chanteuse trilingue (elle a donné plus de 500 concerts, dit Wikipédia, et enregistré au moins 4 disques !). Et c’est aussi elle, semble-t-il, qui a poussé la municipalité de Bischwiller à créer un sentier des poètes.
Voilà d’ailleurs un phénomène dont il faut parler quand on s’intéresse à la poésie dialectale. Les sentiers de poésie d’Alsace. Ils naissent un peu partout, initiatives privées ou publiques (mairies), coopération avec l’AGATE (l’Académie pour la graphie alsacienne transfrontalière) ou autres organismes, on ne sait pas trop (l’Olcal, peut-être, l’Office pour la Langue et la Culture d’Alsace), en tout cas ils sont partout conçus un peu sur le même principe, un parcours de randonnée pas trop court (8 ou 9 km), dans un beau paysage, avec des points de vue et puis des panneaux avec des poèmes en dialecte et leurs traductions françaises, de poètes connus de toute l’Alsace ou de la région, mêlés à des poètes anonymes du lieu. Le premier semble avoir été celui de Munster créé en 2008 par des poètes locaux dont Edgar Zeidler (voir son Andzitt) et Gérard Leser de Colmar qui a écrit la préface du recueil de Zeidler et qui m’a été recommandé (comme un bon connaisseur des jeunes poètes dialectaux d’aujourd’hui) par M. Gangloff de la librairie du même nom de Mulhouse. Puis il y a eu Blienschwiller en 2010, Lembach en 2012, Wolxheim en 2014. Auparavant il y a eu celui de Soultzmatt (en 2011) promu par la mairie de Guebwiller qui rend bien sûr hommage à Emile Storck, mais peut-être aussi aux vins du pays puisqu’il a été placé sur les hauteurs des Zinnkoepfle (et qui connaît les vins de la région doit connaître ceux de la Vallée Noble !). Et puis en 2014 encore c’est le sentier de Steinbourg qui a été inauguré, rendant enfin hommage à un grand poète alsacien natif de là, André Weckmann. Et la mairie de la ville voisine de Saverne y a bien sûr contribué. Enfin, en 2016, on a inauguré le Sentier des trois frontières, du côté de Huningue, où sont célébrés aussi bien notre Nathan Katz et Lina Ritter mais même des poètes suisses (de Bâle) et badois. Voilà. Il y en a eu peut-être d’autres depuis. J’engage en tout cas mon frère Pierre d’aller voir ce qu’il en est. Celui de Soultzmatt par exemple (et, Pierrot, si tu peux en même temps voir ce qu’il en est des vins de la Vallée Noble…).
Mais puisqu’on parle de Steinbourg, allons-y et rendons visite à ce vieux Weckmann. Steinbourg n’est qu’à 6 km de Saverne. Et avec Saverne on entre à nouveau dans l’histoire de ma famille. Puisque là se trouvaient les racines de la famille de la mère de mon père. Encore qu’avant il faudrait peut-être parler des racines du père de mon père : Matzenheim. En fait on n’en sait pas grand-chose. Des journaliers, peut-être des paysans, un garde-barrière ? En tout cas une sœur de mon grand-père a dû y épouser un paysan du nom de Glaser. D’où l’histoire suivante : le jeune frère de mon père, l’oncle Georges, grand blessé de guerre en 40 (épaule fracassée), reste en France pendant la guerre, fait Saint Mexant, épouse une fille de là-bas et la ramène en Alsace après la guerre. La belle et douce Eva était bien malheureuse au début. C’est que tout le monde parlait l’alsacien à l’époque. C’est aussi pour cela que je raconte cette histoire. Il est difficile de s’imaginer aujourd’hui, 70 ans plus tard, que le dialecte était alors la langue de communication communément utilisée à l’époque par toute la population. Alors, dans les réunions de famille, quand la tante Eva s’y trouvait, par politesse, au début, on parlait français, puis on retombait dans notre dialecte. Et la tante Eva se morfondait, pensait, puisqu’on utilisait une langue qu’elle ne comprenait pas, qu’on parlait d’elle. Normal. Et voilà l’histoire : un jour – je crois qu’à l’époque, mon oncle Georges et Eva habitaient eux aussi à Neudorf – on sonne à sa porte, un homme un peu fruste, qui lui dit : Ich ben de Glàser (je suis le Glaser). Je ne comprends pas, dit Eva, et elle se tourne vers sa femme de ménage : demandez-lui ce qu’il veut. L’homme répète : Ich ben de Glàser. C’est le vitrier, Madame, dit la femme de ménage (et effectivement en dialecte strasbourgeois, un Glaser c’est un réparateur de vitres). Alors Eva s’adresse de nouveau à l’homme : mais je n’ai pas besoin de vitrier, mon bon Monsieur ! Alors l’autre éclate : Ich ben de cousin, de Glàser ! (je suis le cousin, le Glaser). Cette histoire nous a fait rigoler lors de beaucoup de réunions de famille pendant de nombreuses années encore. Notons qu’un peu plus tard la tante Eva a été très heureuse à Strasbourg et a beaucoup aimé l’Alsace !
Ma grand-mère paternelle avait deux sœurs et les trois sœurs Binter avaient des caractères bien marqués. Même un peu trop, disait ma mère de sa belle-mère. On allait à Saverne pour les tombes à la Toussaint. Mon grand-père y était enterré. Et on allait rendre visite aux vieilles Binter qui habitaient le vieux centre de la ville, aux cousins aussi et petits-cousins. Et, bien plus tard, ma marraine, sœur de mon père, qui avait en plus épousé un Savernois, s’y est retirée, à Saverne, pour y finir sa vie, toute seule dans un appartement, alors qu’elle était pratiquement aveugle. Alors j’allais lui rendre visite, surtout que, professionnellement je suis entré en relation avec l’usine Haemmerlin, le roi de la brouette. A l’époque l’usine appartenait à deux cousins qui ne s’aimaient guère. Mon correspondant laissait la direction à son cousin, qu’il appelait le « Parisien », alors que lui parlait encore l’alsacien, s’occupait d’un projet de diversification avec nous, et était un grand passionné de chemins de fer. La SNCF le lui rendait d’ailleurs bien puisque dans la gare de Saverne était affiché en grand : Saverne, capitale mondiale de la brouette, Haemmerlin.
Alors, vous me direz, je devrais être à l’aise avec la langue d’André Weckmann ? Oui et non. Je la comprends parfaitement, mais elle est moins proche de mon cœur que celle des poètes du sud. Je sens de temps en temps des traces du francique mosellan (c’est vrai que la Lorraine commence de l’autre côté du Col). Et cela me refroidit. Un peu. C’est bizarre, pourtant. Alors que j’ai passé toute mon adolescence à Haguenau ! Et qu’il n’y a pas une telle distance entre les parlers de ces deux villes, Haguenau et Saverne. Mais d’un autre côté je considère André Weckmann comme l’un des plus grands de nos poètes. Le rythme, l’invention verbale, les allitérations. L’homme aussi : je suis en train de lire les deux premiers tomes de l’édition complète de son œuvre poétique chez Oberlin (je n’ai pas encore réussi à me procurer les tomes suivants). Or on y alterne continuellement poèmes, biographie et conversations entre Weckmann et Peter André Bloch qui semble avoir été le maître d’œuvre de cette publication (un Suisse, membre de l’Académie d’Alsace. Oui, on a une Académie nous aussi !), on y alterne aussi les trois langues, et on découvre un homme bien attachant. Et un sacré rebelle. J’ai déjà longuement évoqué sa poésie et cité des morceaux choisis. Là j’en découvre d’autres, comme ce poème qui caractérise bien notre époque actuelle avec ses extrêmes et ses populistes :
ordnung
wàs i net versteh
sawi s esch latz
un wàs latz esch
brengt mi en rààsch
un wann i en rààsch ben
nemmi a hewwel
un häu druf
uf àlles wàs latz esch
wil i s net versteh
ordnung mëss sen
ech màch
(l’ordre
ce que je ne comprends pas
est mauvais
et ce qui est mauvais
me met en rage
et quand je suis en rage
je prends un bâton
et je tape dessus
sur tout ce qui est mauvais
parce que je ne le comprends pas
il faut que l’ordre règne
alors je fais)
La traduction est de moi.
Pour finir il faut encore que je cherche ce qui est actuel, les nouveaux, les jeunes poètes, s’il en existe encore. Eh bien ils existent, j’en ai rencontrés (du moins sur le papier). Il y a d’abord Barbara Stern (S’Läwe isch schon widersch, récit poétique trilingue, Jérôme Do Bentzinger, 2015). C’est la fille de Sylvie Reff (poétesses de mère en fille), née dans le pays de Hanau (dit l’éditeur). Et puis un jeune journaliste de L’Alsace, Jean-Christophe Meyer (Liechtunge – Clairières, Editions du Tourneciel, 2015), natif de Blienschwiller sur la Route du Vin (il est fils de vignerons) (ce qui explique peut-être qu’il y a un sentier des poètes de Blienschwiller !). Et il y a Franck Billmann, un scientifique, paraît-il (pourquoi pas ?) (Gedichte uf Elsassisch – Poèmes en Alsacien, I. D. L’Edition, 2013). Natif de Lembach, le village de potiers et – tiens comme c’est curieux – un village qui a un sentier de poètes !
Voilà, il faut que je lise tout cela. Et, peut-être vais-je en découvrir encore d’autres. Cela montre en tout cas que la veine poétique alsacienne n’est pas morte. C’est bien. Même si je pense que tout le monde sait que cela ne peut être qu’un combat d’arrière-garde. Et qu’un jour, de toute façon, on ne sait pas quand, la veine sera tarie.
Les langues locales, les patois, les dialectes ne peuvent survivre que dans des conditions particulièrement favorables (très forte identité, Etat indépendant ou fortement autonome) : Pays de Galles, Catalogne et Pays Basque espagnols, Bavière, Luxembourg, Suisse. Au centre de rééducation où j’ai passé pas mal de temps après mon opération de la hanche j’ai eu deux kinés frontaliers allemands, l’une de Bitburg dans l’Eiffel où l’on parle pratiquement le même francique mosellan qu’au Luxembourg et qui parlant parfaitement luxembourgeois, m’a quand même confié que les jeunes ne le parlaient plus, qu’avec les vieux, et l’autre de Trèves, au bord de la Moselle, qui ne parlait qu’allemand ou français. Alors je lui demande : vous êtes natif de Trèves, vous ne parlez pas le mosellan ? Il rigole : non, on ne parle plus ainsi, c’est pour la Oma, la Mémé ! Et vous pouvez aller sur le net et vous constaterez qu’en Allemagne même qui était pourtant un pays de dialectes par excellence (lors de la première guerre mondiale il y avait encore 27 Principautés) les Platt et Dialectes sont en recul partout. Les jeunes ne sont plus intéressés. Ils parlent hochdeutsch. C’est la faute au monde moderne. Mélanges, migrations, internet, télé. Il faut donc que nos poètes alsaciens arrêtent de se lamenter, culpabiliser nos compatriotes. Ce n’est pas leur faute. Même pas – un peu quand même – celle des jacobins parisiens. C’est le monde moderne qui détruit nos parlers particuliers, nos traditions, nos cultures régionales. Et, de toute façon, la culture en général…