Francis Lacassin est mort le mardi 12 août des suites d’une opération à l’âge de 76 ans. Je l’ai appris vendredi en rentrant d’Alsace, par un contact à mon site bibliotrutt d’un certain Joseph Altairac qui me signalait une menue erreur dans mon portrait de Lacassin (la nationalité de Pierre Versins). Je n’ai appris que plus tard, en surfant sur le net que Altairac est un grand spécialiste de la science-fiction, auteur d’ouvrages sur Wells et van Vogt, ainsi que d’une anthologie intitulée Terres creuses. J’y reviendrai. Ce n’est qu’aujourd’hui dimanche que Le Monde consacre une nécrologie à l’écrivain disparu. Je suis triste. Cet homme qui n’avait finalement que 4 ans de plus que moi m’a accompagné tellement souvent dans mes lectures et mes découvertes dans le domaine de l’imaginaire que j’éprouve un véritable sentiment de perte. Il me manque déjà. Par une drôle de chance j’avais justement commandé la semaine dernière la suite de ses Mémoires, L’Aventure en bottes de sept lieues (je ne savais pas qu’elles avaient déjà paru en juin l’année dernière). Nous allons donc encore faire un bout de route ensemble…
Je viens de relire le portrait que je lui avais consacré dans mon Voyage et je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus. Si, une chose, que j’ai déjà dit ailleurs : les gens cultivés restent souvent assis sur leur tas de culture comme les riches sur leur tas d’or. Et regardent tout ce qui n’est pas «grande littérature» avec beaucoup de mépris. Ils ont tort car dans toute cette paralittérature, BD, littérature populaire, romans d’aventure, policiers, science-fiction, fantastique, fantaisie, «supernaturel» comme disent les Américains, l’imagination est au pouvoir. Une imagination débridée, accompagnée bien souvent de beaucoup de poésie. Et la forme est bien souvent bien plus élaborée qu’ils le croient. C’est l’auteure de science-fiction américaine, licenciée de lettres et grande spécialiste de littérature française et italienne, Ursula K. Le Guin qui dit, à propos de Philip K. Dick: j’espère que dans toutes les bonnes bibliothèques Dick est rangé aujourd’hui dans l’ordre alphabétique à côté de Dickens, car avec Tolkien et Dick on est entré dans la grande littérature.
Joseph Altairac, dans son mail, parle de «ces grands érudits qui s’en vont les uns après les autres» (il parle de la mort de Lacassin après celle de Pierre Versins) et il ajoute : «Essayons de leur rendre hommage en prenant leur relais, dans la mesure du possible». Mission impossible, hélas. Mais il a raison de parler d’érudit à propos de Francis Lacassin. J’ai dit dans ma note combien j’admirais cet incroyable travail de fourmi où tout passe : biographie, bibliographie, filmographie, notes, sources, illustrations, éditions mondiales, etc. D’ailleurs Le Monde signale qu’en 1997 il a légué à l’institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) ses archives et sa bibliothèque : 35000 volumes ! (quand je pense à mes modestes 4000 !), 15000 journaux et revues, plus de cent boîtes d’archives, manuscrits et correspondances !
Mais Lacassin n’a jamais fait l’encyclopédiste comme l’ont fait Pierre Versins ou l’Américain Bleiler. Il s’est toujours concentré sur un écrivain à la fois, ce qui ne l’a pas empêché de réaliser de brillantes synthèses sur un certain nombre de thèmes comme le roman policier ou le roman d’aventures ou le mythe de Tarzan ou les énigmes de l’histoire, etc. Le travail d’encyclopédiste est beaucoup plus prenant. Souvent une vie entière. Un travail qui n’est jamais fini. Bleiler a mis 40 ans de sa vie à étudier et catégoriser la littérature fantastique. Et, quand on lui demande s’il n’aurait pas pu utiliser son temps d’une manière plus avantageuse, il répond, un peu désabusé : peut-être… Joseph Altairac me dit qu’avec son compère Guy Costes ils se sont inspirés de Bleiler pour leur dernier ouvrage à caractère encyclopédique : Les Terres creuses (voir : Joseph Altairac et Guy Costes : Les Terres creuses, édit. Les Belles Lettres, 2006). Il faudra que je me le procure. Je dispose d’une énorme encyclopédie de Bleiler sur la SF des origines (jusqu’en 1930, année de l’apparition des pulp magazines), voir : Everett F. Bleiler : Science-fiction, The Early Years, édit. The Kent State University Press, 1990. Altairac m’apprend que Bleiler a publié une autre Encyclopédie encore plus époustouflante couvrant les années postérieures. Il faudra que je contacte mes correspondants américains pour voir s’ils peuvent me la dénicher. Les Luxembourgeois seront en tout cas fiers d’apprendre qu’elle s’intitule The Gernsback Years ! Il est vrai que la majorité des Luxembourgeois ignoraient probablement jusqu’à une époque récente (on a organisé une expo à ce sujet il y a quelques années le concernant) que cet ingénieur électricien d’origine luxembourgeoise, Hugo Gernsback, a non seulement écrit lui-même des histoires de SF assez abracadabrantes (j’en ai lu des résumés chez Bleiler à dresser les cheveux sur la tête, mais il a eu aussi des idées brillantes, je pense en particulier à Magnetic Storm, ce fameux filet magnifique qui nous aurait protégé pour toujours des invasions allemandes) mais a également créé le premier pulp magazine spécialisé en SF et, surtout, inventé le terme : la Science-fiction !
L’autre érudit dont parlait Altairac était lui aussi un encyclopédiste. Pierre Versins, neveu d’André Chamson, anarchiste, rescapé d’un camp de concentration, a passé lui aussi des dizaines d’années à collectionner tout ce qui avait la moindre relation avec la science-fiction et l’utopie. Sur le net on peut trouver le témoignage d’un certain Bertrand Méheut qui le découvre dans sa ferme de Rovray, un cinquantenaire plein de verve et d’humour et croulant sous les livres qui débordaient de partout. Jusqu’à ce qu’il se décide à tout léguer à la ville d’Yverdon en Suisse, ce qui deviendra la Maison d’Ailleurs, le grand Musée européen de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires. Ce Musée fondé par Versins contient aujourd’hui 40000 ouvrages de science-fiction (dont une grande partie provient de sa collection) ainsi que 20000 documents, objets et images rattachés à la SF. Quant à sa célèbre Encyclopédie je ne l’ai trouvée que récemment chez un libraire-antiquaire de Cannes, un volume impressionnant intitulé : Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction, édit. L’Age d’Homme, Lausanne, 1972. Cette Encyclopédie-là n’a rien à voir avec la sèche énumération de Bleiler (même si Altairac admire le «raffinement époustouflant de son index thématique»), elle grouille d’illustrations fantastiques, elle prend des chemins de traverse, fourmille d’anecdotes et comporte une introduction magnifique qui contient sa définition de la science-fiction que je vais vous citer in extenso (excusez-moi, mais je ne puis résister à ce plaisir) : «La science-fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Elle dépasse, elle déborde, elle n’a pas de limites, elle est sans cesse au-delà d’elle-même, elle se nie en s’affirmant, elle expose, pose et préfigure, elle extrapole. Elle invente ce qui a peut-être été, ce qui est sans que nul ne le sache, et ce qui sera ou pourrait être. Et, ce faisant, elle découvre. Elle est le plus extraordinaire défoulement que l’on puisse rêver et le meilleur tremplin pour aboutir, sans ouvrir des yeux trop ébaubis, à l’humanité qui viendra. Elle est avertissement et prévision, sombre et éclairante. Elle est le rêve d’une réalité autre et la réalisation des rêves les plus fous, donc les plus probables. Elle est aussi sublime et abjecte que l’homme, elle est l’homme en éternel projet, elle est l’homme inquiet, chercheur, fouineur, insatiable. Qui veut tout et qui l’aura, moins epsilon. Elle est l’homme dans tout ce qu’il a d’instable, de mal défini, de vivant et grommelant sur le chemin tortueux de l’éternité. Et l’épopée de notre espèce indissociable de sa Quête. L’Absolu.»
Voilà le texte qu’il aurait fallu lire, pour rendre un dernier hommage à Francis Lacassin, à l’occasion de son enterrement. Je crois qu’il l’aurait apprécié.
Post-scriptum (addition du 25 août) : J’ai enfin reçu ce fameux livre sur les bottes des 7 lieues, probablement la dernière des œuvres de Lacassin. Un livre où il évoque une fois de plus ces grands aventuriers dont il aurait encore voulu parler mais n’en a pas eu l’occasion jusque là, des connus comme le père Huc, Alexandra David-Néel, Albert Londres, Pierre Loti, Robert Louis Stevenson, Joseph Kessel, et Jack London encore et toujours, d’autres moins connus comme Victor Révillon ou pas connus du tout comme le chirurgien des pirates, Exmelin ou cette femme reporter Titaÿana, soeur de l’économiste Alfred Sauvy. Comme d’habitude c’est passionnant à lire, érudit et très fouillé. Et pourtant je suis un peu déçu. L’éditeur l’avait annoncé comme une suite aux Mémoires : « complément naturel au livre que vous venez de lire ». Mais, hélas, on n’y trouve plus la moindre notation autobiographique. Sauf peut-être celle-ci (lors de sa visite de Dawson City : « Je suis allé à Dawson City… pour un rendez-vous avec le fantôme de mon enfance… Pour une confrontation avec les rêves d’héroïsme, de courage, d’abnégation qui forment le meilleur d’une personnalité humaine, même lorsqu’ils demeurent dans l’espérance d’une réalité… ». A part cela, les confidences, c’est fini. Le Monde, dans sa notice nécrologique des 17/18 août en avait déjà fait la constatation: on manque de renseignements biographiques, cela est bien conforme à la personnalité de l’écrivain. Et il citait le Directeur de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) : « un homme de retrait, sinon de secret ». Un homme de bien.