(A propos du roman de l’Américain Bob Shacochis, La Femme qui avait perdu son âme. Et aussi de Lord Jim de Joseph Conrad)
Ceux qui me lisent vont se dire : qu’est-ce qu’il lui prend ? A parler d’âme, lui qui a si souvent mis en avant son athéisme ? Mais, arrêtez, voyons, ce ne sont pas les religions monothéistes qui ont inventé le mot. Faites un tour sur le net et vous verrez qu’on peut littéralement se perdre dans toutes les interprétations que les humains ont fait de cette énergie vitale, ce « souffle » qui est en même temps notre conscience, dans les deux sens du terme, conscience de soi et conscience morale, depuis les Indiens, les Egyptiens et les Grecs, sans compter tous les philosophes qui ont suivi, dans l’histoire de l’humanité, et puis les psychologues aussi et bien sûr les psychanalystes…
Mais ici, je vais faire fi de toutes les théories. Et me limiter à ce qui ressort si évidemment de la lecture de Lord Jim, un roman que je n’ai lu que récemment (alors que mon ami Bob m’avait encouragé depuis fort longtemps à le lire, mais Bob est un marin dans l’âme et je me suis dit : oui, bien sûr, une histoire d’un capitaine dont le bateau a fait naufrage, cela a dû lui plaire), un roman que j’ai fini par lire avec passion, et reconnu tout-à-coup que c’est là sans conteste le chef d’œuvre de Conrad. Oui, c’est Conrad qui démontre là cette évidence : un homme peut conserver le « souffle de la vie », cette chose mystérieuse qui commande son corps, l’énergie juste nécessaire pour survivre, simplement vivre, tout en ayant perdu, probablement à jamais, ce qui avait fait son identité véritable, son intégrité morale, son « âme ».
Je me suis souvent posé des questions sur le fonctionnement de la mémoire. Pourquoi certains souvenirs sont plus vifs que d’autres. Pourquoi ce sont justement les souvenirs les plus douloureux qui sont de cette nature. Pourquoi on a tendance à les ressasser. Comme un disque qu’on passerait sans cesse et où l’aiguille avec le temps graverait un sillon plus profond.
J’ai souvent raconté comment je crois avoir eu soudain la révélation de mon individualité. Je dis, je crois, car j’ai revécu cette scène si souvent que je ne puis plus être tout à fait certain de sa réalité. Cela se passait à Mulhouse, j’avais 5 ans, peut-être 6. J’étais au lit avec une de ces maladies enfantines, rougeole, scarlatine, que sais-je. Le docteur venait de partir, ma mère était revenue dans la chambre, m’interrogeait encore sur ce que je ressentais, puis elle est sortie et, soudain, regardant la porte qui venait de se fermer, j’ai eu conscience que ma mère ne pouvait ressentir ce que moi je ressentais. Et tout à coup je me suis demandé pourquoi j’étais, moi, qui m’appelais Jean-Claude, dans ce corps qui était couché dans ce lit, et non dans celui de ma mère ou celui de ce piéton dont j’entendais les pas en bas, dans la rue de Fribourg. Par quel hasard ? Et en même temps c’est un sentiment de solitude qui m’a envahi, et de peur. Et c’est pourquoi, je le crois du moins, ce souvenir n’est pas un souvenir joyeux. Mais quelque chose de grave, et donc de douloureux.
Et puis il y a un certain nombre de souvenirs désagréables qui reviennent bizarrement, de temps en temps, qui sont forts eux aussi et qu’il faut chasser, comme des mouches importunes. Cela peut être n’importe quoi, un souvenir d’enfance (on n’a pas réagi quand un grand du voisinage vous a donné des coups de pied au cul), des souvenirs d’adulte (on n’a pas aidé un ami quand on aurait dû, on s’est ridiculisé en public en gestes ou en paroles), des souvenirs de la vie professionnelle (des erreurs qui ont coûté beaucoup d’argent à sa société, un licenciement douloureux, pire encore, un accident mortel sur chantier pour lequel on s’est senti coupable, etc.). J’ai connu pourtant aussi énormément d’instants de grand bonheur. Alors pourquoi ce sont les mauvais souvenirs qui paraissent plus forts et plus insistants ? Ne serait-ce pas parce qu’ils touchent à l’image qu’on a de soi, ce qu’on pense être, ce qu’on veut être, sa personnalité profonde, et puis, disons-le, son âme ?
On parle souvent dans les medias de pédophilie. Et des nombreuses victimes des pédophiles. Et on s’aperçoit que ces victimes réagissent souvent très tard. Vingt ans plus tard. Vingt ans pendant lesquels elles les ont ruminés leurs souvenirs. Et si certains arrivent à surmonter leurs blessures, d’autres n’y arrivent pas. Et quand on lit leurs témoignages on a souvent l’impression que le plus grave pour eux n’a pas été le viol lui-même mais leur propre sentiment de culpabilité, conviction, à postériori, d’avoir été lâches parce qu’ils ont laissé faire, ou quelquefois, même, ont éprouvé un certain plaisir. Et ce sentiment peut être si fort que les victimes de ces crimes se sentent détruites à jamais, que leur âme est blessée à jamais, que leur âme est perdue.
Et c’est ce qui est arrivé au héros de Conrad même si l’écrivain n’emploie jamais cette expression. Rappelons rapidement l’histoire. Jim est officier de marine. Je ne sais plus par quel hasard il va être le second d’un gredin, peut-être bon marin, mais qui méprise souverainement le rejeton de bonne famille qu’est Jim. Le bateau est un vieux rafiot avec lequel ils amènent 800 pèlerins africains à La Mecque. Soudain le bateau heurte ce que l’on appellerait aujourd’hui un OFNI, un objet flottant non identifié. Grand choc, voie d’eau, le bateau gite. Le capitaine voit les dégâts, pense que la situation est désespérée, prépare un canot de sauvetage avec son mécanicien et s’apprête à quitter le navire. Jim inspecte lui aussi la proue, tôle mince à moitié enfoncée, complètement rouillée et juge lui aussi qu’au prochain coup de vent, alors qu’un grain sévère se prépare à l’horizon, la tôle va céder et le bâtiment se perdre corps et âmes. Accoudé au bastingage, le regard perdu, enfoncé dans ses pensées, voyant soudain le capitaine et son mécanicien, prêts à partir, il saute par-dessus bord et tombe dans la barque. Plus tard il essaiera de comprendre ce qui lui a pris, il ne le sait pas et ne pourra jamais se l’expliquer. Or voilà que non seulement le bateau ne sombre pas mais qu’en plus il est abordé par un grand cargo et la totalité des pèlerins sont sauvés. A Djibouti où le canot du capitaine et de Jim a accosté, la nouvelle du sauvetage se répand, et ceux qui ont lâchement abandonné le navire sont mis en jugement. Le capitaine s’enfuit avec son acolyte, seul Jim se présente au tribunal et affronte la honte…
J’ai lu Lord Jim dans sa nouvelle traduction en français, superbe, par une admiratrice fervente de Conrad, Odette Lamolle, publiée chez Autrement en 1996 (mais je l’ai aussi dans sa version originale anglaise de chez Penguin). Dans la préface que Conrad avait écrite en 1917 il notait que certains critiques avaient émis l’idée que « personne n’était capable de parler aussi longtemps, ni personne d’écouter aussi longtemps ». C’est que Conrad y emploie un mode narratif plutôt original, du moins pour un roman d’une telle importance : ce n’est pas l’auteur qui raconte mais un personnage du roman, qui s’est intéressé à Jim, l’a sauvé du suicide, l’a aidé à trouver du travail dans un port, et l’aide encore plus tard, et qui relate ce qu’il sait de Jim, de sa vie, tout en essayant de disséquer son cas, lors d’une ou plusieurs longues soirées en compagnie de quelques amis. Je trouve, moi, que ce procédé est employé de manière très astucieuse ici, car il permet d’inclure dans l’analyse de la personnalité de Jim, des questions, des incertitudes, des doutes, des hypothèses. Ce qui est certain c’est que Jim est définitivement brisé (plus jamais il ne pourra revenir en Angleterre, plus jamais il ne pourra affronter le regard de son père, même s’il sait qu’il aura appris la vérité) mais il survit. Dans différents ports de l’Asie du Sud-Est il va travailler pour des transitaires, être souvent le premier à bord des navires qui arrivent pour en obtenir la clientèle. Ses patrons sont contents, mais dès que quelqu’un débarque qui le connaît, connaît son histoire, il disparaît pour réapparaître dans un autre endroit plus éloigné encore de son méfait. Et puis un jour, le narrateur le retrouve à nouveau perdu et lui procure un poste dans un coin perdu de Malaisie ou de Bornéo, où il va vivre une histoire du genre des Rajahs blancs, battre un potentat local, démontrer courage et dynamisme, devenir le chef aimé d’une tribu sauvage, trouver même l’amour (toute cette deuxième partie est probablement un peu plus faible que la première), et puis soudain son passé ressurgit et, sans la moindre hésitation Jim devenu Lord Jim, lâche tout et disparaît, cette fois-ci à jamais.
Conrad n’utilise jamais le mot âme et encore moins perte de l’âme, Conrad ne croit pas en un Dieu, il ne s’intéresse qu’à l’homme, mais tout particulièrement au fonctionnement de l’esprit humain. Je n’ai pas lu toute l’œuvre de Conrad, loin de là, la faute à des lectures précoces (je crois que c’était Typhon) en classe d’anglais au lycée où on nous a obligés à apprendre tous les mots de la navigation à voile et dégoûtés pour longtemps du grand écrivain, mais j’ai lu plusieurs études de son œuvre et je sais que c’est la seule chose qui l’intéressait vraiment : l’homme, au point qu’un Universitaire américain a intitulé son étude : Conrad’s Measure of Man (voir Paul L. Wiley : Conrad’s Measure of Man, The University of Wisconsin Press, 1954). J’ai aussi l’étude consacrée à Conrad par l’Universitaire français Las Vergnas (voir Raymond Las Vergnas : Joseph Conrad, édit. H. Didier, 1938) qui date peut-être des années de la Sorbonne d’Annie, ainsi que l’édition complète des lettres de Conrad par G. Jean-Aubry (voir Joseph Conrad, Life and Letters by G. Jean-Aubry, édit. Doubleday, New-York, 1927, 2 tomes). Mais je n’ai pas l’intention de parler ici de l’œuvre et des idées en général de Joseph Conrad, mais uniquement de Lord Jim et de ce qui s’est passé dans l’esprit de ce personnage si particulier. Or tous ces livres ne m’aident pas beaucoup. Conrad, dans ses lettres, ne fait guère de commentaires sur le roman. Wiley cherche surtout à expliquer la faute, le crime de Jim, parle de scission entre tête (mind) et volonté. Or Marlowe le raconteur de l’histoire (le nom est le même que celui du héros du Cœur des Ténèbres) avait déjà dit que Jim était un « rêveur ». Et Las Vergnas parle de l’amour qu’a Conrad pour l’homme. Amour ou pitié ? Car ce qui est certain c’est que Conrad est un vrai pessimiste en ce qui concerne la nature de l’homme. Et Wiley encore, parle de société, de civilisation, de sauvagerie. D’ailleurs son livre est divisé en trois : Man in the World, Man in Society, Man in Eden. Non, moi je crois que la souffrance, la honte de Jim, sa culpabilité, est d’abord personnelle. Bien plus importante que sa culpabilité devant la société.
Après avoir écrit ces lignes nous sommes allés au cinéma, Annie et moi. Pour la première fois depuis le retour d’Annie de l’hôpital. Voir un film que nous voulions voir depuis longtemps, Manchester by the Sea. Un film admirable, miraculeux, fait par un Américain hors du système, d’une grande intelligence, grande finesse et d’une grande justesse, servi en plus par de grands acteurs dont ce Casey Affleck qui a d’ailleurs eu l’Oscar du meilleur acteur pour son rôle dans ce film. Et voilà que, par le plus grand des hasards (nous ne connaissions pas le fond de l’histoire, le drame secret qui revient au jour), on découvre dans cette histoire un autre homme qui a perdu son âme. Lee, joué par Afflek, vit à Boston, homme à tout faire d’un immeuble, solitaire, fruste, peu amène et peu loquace. Il doit revenir dans son village natal, port de pêche du nord du Massachussetts, à cause de la mort subite de son frère, devenir le tuteur de son neveu adolescent. Mais il lui est impossible de revenir vivre dans son ancien village, comme le voudrait son neveu. Car c’est là que s’est passé ce drame terrible : une nuit, après une beuverie avec ses amis, s’étant fâché avec sa femme, il reste au salon, démarre un feu de cheminée, s’apprête à regarder la télé, puis s’aperçoit qu’il n’a plus de bière, part à pied (trop saoul pour conduire) pour un commerce ouvert la nuit à 40 minutes de marche aller-retour, et puis, en revenant, découvre sa maison en flammes et les pompiers incapables de sauver ses trois enfants couchés au premier étage. Et puis il se souvient de ne pas avoir mis en place le pare-feu devant la cheminée. Une bûche a dû tomber…
Peu importe la fin du film (Lee trouve une solution pour son neveu, mais lui retourne à Boston) mais le plus remarquable c’est ceci : sa femme qui est sortie gravement brûlée de l’incendie mais vivante et qui ne voulait plus le voir, qui l’avait honni des pires insultes, qui avait souffert comme lui, est maintenant prête à lui pardonner, a refait sa vie avec un autre homme, est même enceinte à nouveau. Mais lui ne changera plus jamais. Sa vie, sa vraie vie est finie. Et là aussi la culpabilité est d’abord personnelle, sa culpabilité envers ses enfants, même si, comme le montre le film avec beaucoup de nuances, l’environnement de la société n’est pas complètement absent (à un moment donné, alors qu’il tente malgré tout à trouver un job dans un atelier nautique, on voit la femme du patron écouter la requête puis, après le départ de Lee, dire à son mari : je ne veux pas de lui ici !). La femme de Lee est capable de refaire sa vie car elle ne se sent pas coupable. Elle est capable de pleurer. Lui non…
Mais il serait peut-être temps de vous parler du livre qui est la vraie raison de cette note. Voir : Bob Shacoshis : La Femme qui avait perdu son âme, édit. Gallmeister, 2015. C’est un gros pavé de près de 800 pages. En général quand j’aborde des pavés pareils, je me mets en mode lecture rapide, mais là j’ai vite compris que c’était impossible, chaque phrase, chaque mot compte. C’est un livre dense, et c’est là, déjà, son premier mérite, littéraire celui-là. D’ailleurs l’auteur en est parfaitement conscient puisque dans une interview qui date de 2013 et que l’on peut trouver sur le net, interrogé pour savoir à quels lecteurs il s’adresse, après avoir répondu : « aux gens qui s’intéressent (pay attention to), s’intéressent aux autres (pas de narcissistes SVP), s’intéressent à leur pays, au monde, à l’impact qu’a l’Amérique sur le monde », il ajoute : « et, finalement, aux gens qui s’intéressent au langage et à la littérature. La structure de mon livre est un peu compliquée, comme l’est l’histoire qu’il raconte. Vous ne serez pas capable de suivre le fil de la narration si vous souffrez d’un problème de déficit d’attention, ou si vous n’êtes pas capable de vous concentrer sur quoi que ce soit de plus long qu’un tweet. Dans ce cas tout ce dont vous pourrez probablement jouir c’est la couverture de mon bouquin qui est très jolie ». J’aime bien la réplique en question. Percutante et pertinente ! Cela prouve au moins qu’il y a encore de vrais écrivains dans l’Amérique de Trump. Et de vrais lecteurs. Car son bouquin a remporté un immense succès aux Etats-Unis, après avoir failli obtenir le prix Pulitzer.
Il faut dire qu’il a mis dix ans à l’écrire. Et qu’il sait de quoi il parle. Il avait été membre du Peace Corps américain, a été en mission en Haïti à plusieurs reprises pour le Peace Corps, puis encore comme correspondant de guerre. Or Haïti est le principal héros de ce roman, le Haïti des années 94-96, même si on vit aussi quelques évènements dramatiques, en 1946, en Croatie à la fin de la guerre et au milieu des règlements de comptes, et encore à Istanbul dans les années 80, alors que l’armée y était au pouvoir.
Quant aux personnages humains du roman ils sont essentiellement quatre, Thomas Harrington, l’avocat d’une organisation humanitaire mais qui a perdu toutes ses illusions sur la malheureuse île des Caraïbes, Eville Burnette (Eville comme Evil, le mal, et Burnette, petite burne), un espèce de Cajun, sergent-chef des Forces spéciales, mais pas si méchant que cela, la fameuse Femme du titre, photo-journaliste et espionne, qu’on apprend d’abord à connaître sous le nom de Jacqueline Scott, mais qui a encore beaucoup d’autres noms par la suite, enfin le père de la « Femme », un grand ponte de Washington, un type complètement fêlé, connu sous le nom de Chambers. Il faut dire qu’il avait quelques raisons d’être fêlé. A huit ans, en 1946, à Dubrovnik en Croatie, alors qu’il s’appelait encore Stjepan Kovacevic, on tue son père devant lui, coupe sa tête et la fait rouler dans le feu de la cheminée pendant qu’on viole sa mère au 1er étage. Ce sont des évènements qui vous marquent ! Il faut croire que son père était du mauvais côté pendant la guerre. Le fils devient américain, change de nom et devient un ennemi féroce de tout ce qui ressemble à du communiste ou du musulman. Et utilise sa fille comme un outil dans sa guerre personnelle. Elle est belle, intelligente, parle de nombreuses langues et a une formation dans les services secrets. En Haïti Harrington et, plus tard, Burnette en tombent éperdument amoureux, mais elle aussi a quelque chose de fêlé, elle peut être cruelle et violente ou étonnamment froide. C’est à Harrington qu’elle demande d’aller voir un houngan, un prêtre du vodou. Pour lui demander s’il sait qu’on peut perdre son âme. Et s’il est capable d’aider quelqu’un à la retrouver. Et c’est d’abord à Harrington qu’elle demande s’il croit que l’on peut perdre son âme. Et voilà ce que Harrington répond (et c’est probablement Bob Shacochis qui s’exprime par sa bouche) :
« Est-ce que je crois que l’âme existe ? Oui. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas. Une essence éternelle à l’intérieur de nous ? Bien sûr, pourquoi pas ? La force vitale qui sort de l’obscurité et qui retourne à l’obscurité, ou bien, scénario plus réjouissant, qui sort de la lumière et retourne à la lumière, qui n’est pas chair et se trouve être notre seule connexion avec ce que certains d’entre nous appellent le divin, ou l’infini, ou la force qui est derrière tout ça. Est-ce que je crois qu’il y a en moi quelque chose de ce genre ? Oui, je choisis de le croire. Est-ce que je crois que je peux perdre cette chose ? Je ne sais pas. Si je perds mes chaussures sur la plage, je peux y retourner le lendemain et les récupérer, ou alors je vais simplement m’en acheter une autre paire, mais si je suis sur la plage et si je perds un bras, arraché par un requin, ce bras ne reviendra pas, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’on dit quand on dit que quelqu’un a perdu son âme ? Que d’une certaine façon cette personne a été vidée, qu’une lumière s’est éteinte au cœur de son être… Qu’est-ce qui arrive aux gens qui ont perdu leur âme ? …Qu’ils soient remplis de haine ou pas, ils semblent être sans amour, incapables d’aimer, vidés de tout amour, des ennemis de l’amour… » (traduction, excellente, de François Happe).
C’est moi, dit-elle. J’ai perdu mon âme. Mais elle refuse de dire comment elle l’a perdue. Et pourtant il paraît évident que le problème vient de son père. C’est en faisant un retour à l’année 1986, à Istanbul, alors que cette femme qui s’appelait alors Dorothy, Dorothy Chambers, était dans son adolescence, que l’on recueille quelques indices. C’est là qu’elle est amoureuse pour la première fois, c’est là aussi qu’elle perd son amant en traversant la Corne d’Or, qu’elle apprend que son père était au courant de l’attentat qui lui a coûté la vie, c’est là aussi que se situe une scène qui fait penser à une relation incestueuse, mais sans l’expliciter complètement. Ce qui semble en tout cas certain c’est qu’elle aime son père, l’admire, et en même temps a peur de lui et le hait peut-être… On n’en saura pas plus. Quant à son âme on en parlera une dernière fois après sa mort (tuée dans l’attentat contre l’Ambassade américaine à Nairobi) alors qu’Eville Burnette découvre sa tombe en Croatie où son père a fait rapatrier son corps, ou ce qui en reste, et qu’il lit son nom sur la pierre tombale, puis cette inscription : L’âme est un champ dans le cœur de l’homme.
Alors que c’est justement ce Burnette qui a peut-être réussi à la délivrer du mal qui la ronge. Par l’amour réciproque. Dans des scènes superbes qui se déroulent quelque part dans une île au large de la Caroline. Ils devaient même se marier. Mais le destin ne l’a pas voulu.
On parle encore souvent de l’âme dans ce roman, mais il ne faut pas s’inquiéter. C’est surtout de l’homme qu’on parle, de sa violence, et de son intégrité. De la façon dont l’Amérique se mêle du monde. Avec toutes ces officines si puissantes, si ramifiées et si illégales. De la naïveté des Américains et de leur cynisme. Et puis surtout de Haïti.
Haïti est le cauchemar de Harrington, l’avocat des bonnes causes. Haïti jusqu’à l’écoeurement. Haïti l’enfer sur terre. Harrington a probablement compris que lorsqu’on a atteint un tel degré de violence et de pauvreté il n’y avait plus rien à faire. Croire qu’on peut encore y apporter la démocratie ? Connerie. Croire qu’on peut éradiquer la corruption ? Idiot. Il faut dire que l’action se passe essentiellement entre 1994 et 1996 alors que l’ONU, sur demande des Etats-Unis, a voté l’invasion et l’occupation de la grande Île. 20000 soldats américains débarquent pour réinstaller le Président renversé Aristide. Mais tout continue comme avant. Et, de toute façon, personne n’aime les occupants. Dont certains, comme le colonel pakistanais du roman, sont eux-mêmes des gangsters.
Et, en même temps, Haïti a quelque chose de bien attachant. Son petit peuple. Ses pauvres, ses filles, ses combattants rebelles de la montagne. Harrington n’y peut rien. Au fond, il a Haïti dans la peau. Et va bien s’embêter à Miami entre sa femme et sa maîtresse…
Je vais vous avouer quelque chose. Je crois que je vais me remettre à relire tout le livre du début jusqu’à la fin. En tout cas je ne peux qu’observer, une fois de plus, qu’il y a bien des écrivains américains, dès qu’on sort de New-York et de la Côte Est, qui ont encore quelque chose à dire. Comme tous ceux que j’ai eu le plaisir de découvrir au cours des dernières années, comme Thomas Savage, comme Edward Abbey, comme Doug Peacock, comme Kent Anderson, comme Ken Kesey. Et comme Jim Harrison et Peter Matthiessen, bien sûr. Et naturellement Jonathan Franzen.
Je ne retrouve rien de semblable dans notre littérature française contemporaine. Et même pas dans notre littérature européenne d’aujourd’hui…