Le 22 juillet 2016 un jeune Irano-Allemand de 18 ans tue neuf personnes avec son pistolet dans le centre de Munich avant de se tuer lui-même et les policiers découvrent dans sa chambre un livre écrit par un psychologue américain avec le titre suivant : L’amok dans la tête. Pourquoi des écoliers tuent (voir Amok. Une explication ? sur mon Bloc-notes 2016). Voilà que l’amok, phénomène typiquement malais, désigne un phénomène qui lui ressemble et qui est pourtant purement occidental. Alors j’ai voulu revenir aux origines et à la Malaisie.
Mon ami Serge Jardin qui vit à Malacca me signale le témoignage de deux Européens qui avaient déjà été frappés par cet acte si étrange et en même temps si caractéristique, dit-on, de l’âme malaise et qui en parlaient dans leurs récits de voyage dès le début du XVIème siècle, l'Italien Ludovico de Varthema et le Portugais Duarte Barbosa. Mais le premier reste très vague, prétendant simplement que la nuit, « on tue les gens comme des chiens », alors que Barbosa (qui était le beau-frère de Magellan) est plus précis, au moins en ce qui concerne la description de l’amok (qu’il écrit Guanico) : « il prend dans sa main une dague avec une lame ondulée de très bonne qualité qu’ils ont parmi eux, et s’en allant par les places et les rues il tue tous ceux qu’il rencontre, hommes, femmes ou enfants, il ne laisse aucun s’échapper ; ces hommes sont appelés Guanicos et quand ils en voient un les gens immédiatement commencent à crier Guanico afin que les hommes soient sur leur garde, et avec des flèches et des lances ils le tuent ». Par contre pour ce qui est de la cause de ce phénomène curieux Barbosa est complètement à côté de la plaque : « Si l’un de ces Javanais tombe malade il fait un vœu à son Dieu que s’il retrouve la santé il recherchera une autre mort plus honorable à son service, et après qu’il a retrouvé la santé il prend dans sa main, etc… » Complètement absurde.
C’est encore Serge Jardin qui m’informe que l’on trouve dans le Descriptive Dictionary of the Indian Islands and Adjacent Countries de John Crawfurd, médecin, diplomate, linguiste, éthnologue et, à un moment de sa vie, Résident britannique à Singapour, cette définition de l’amok : «…une attaque furieuse et irréfléchie, aussi bien d’un groupe en bataille que d’un individu en privé. Le mot et la pratique ne sont pas confinés aux Malais, mais s’étend à tous les gens et tous les langages de l’archipel qui ont atteint un certain degré de civilisation. Devenir amok… est souvent le résultat d’une détermination troublée de prendre revanche de quelque injure ou insulte…». Crawfurd écrit amuck et dit que le mot est connu en Angleterre depuis le début du XVIIIème siècle.
Bien plus tard, à la fin du XIXème siècle, deux Britanniques (signalés également par Serge Jardin) ont évoqué l’amok, Frank Athelstane Swettenham dans ses Malay Sketches (1895), et Hugh Clifford, dans plusieurs publications, dont la plus connue est In Court and Kampong qui date de 1897. Swettenham, déjà dans l’introduction à ses Sketches, appelle la Malaisie, le Pays du pirate et de l’amok ! L’histoire qu’il raconte dans le chapitre intitulé Amok est relative à un fait divers qui serait réel, se serait passé le 11 février 1891 et l’homme pris de cette folie meurtrière serait un imam appelé Mamat. Il se serait emparé d’un couteau de cuisine (golok), se serait rendu chez son beau-frère, l’aurait salué poliment, puis serait entré dans la maison, aurait plongé le couteau dans le cœur de son épouse, après lui avoir demandé pardon, puis aurait tué son beau-frère, se serait lancé à la poursuite de sa belle-sœur et ses quatre enfants avec une dague longue trouvée dans la maison, aurait encore tué un ami rencontré sur son chemin et qui avait essayé de le raisonner (oui, je te connais, lui a-t-il répondu, mais ma dague, non !), puis aurait disparu dans la rivière pour revenir deux jours plus tard, toujours pris de la même folie. Swettenham énumère les morts, au nombre de 6, dont deux femmes enceintes et deux enfants, et les blessés, 4. Et le plus étrange : on ne connaît pas la cause qui a déclenché la folie de cet homme réputé paisible et sans antécédent violent. Peut-être un mal caché, un tort qui lui aurait été fait, réel ou imaginaire, dit Swettenham qui devait avoir ses sources puisqu’il avait été le premier Résident général des Etats fédérés de Malaisie. Un tort qu’il aurait ruminé pendant longtemps avant d’exploser soudain et devenir amok !
Hugh Clifford qui avait peut-être une connaissance plus approfondie que Swettenham (ou disons plutôt qu’il avait plus d’empathie pour les Malais) et qui a d’ailleurs réalisé un dictionnaire malais-anglais en coopération avec lui, a inclus également un chapitre traitant de l’amok dans son livre In Court and Kampung (sous-titré Tales and Sketches of native life in the Malay Peninsula) : The Amok of Dato Kaya Biji Derja. Avant de commencer son histoire Clifford nous fait part de quelques réflexions que je trouve intéressantes. D’abord, dit-il, l’amok n’est pas aussi fréquent qu’on le croit et, ensuite, les Européens, même ceux d’ici, se font très généralement de fausses idées sur ses causes et prennent l’amok pour une simple et pure folie. Bien sûr, dit-il encore, des cas de folie peuvent exister, chez les Malais comme chez les Européens. Si vous avez un fou qui a à sa disposition plein d’armes, le résultat sera le même quel que soit le pays où il vit et quelle que soit sa race (ce qui nous ramène aux tueries de masse américaines d’aujourd’hui que ce cher Clifford ne pouvait guère prévoir il y a plus d’un siècle). Et dans les Etats malais tout le monde est armé et les armes sont toujours disponibles (ce qui nous ramène à nouveau aux Etats-Unis). Il y a donc en Malaisie des fous qui deviennent amok, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent, loin de là. Ce qui déclenche l’amok c’est ce qu’ils appellent le sakit hati, la maladie du foie, le foie, dans la culture malaise, remplaçant notre cœur, centre de notre sensibilité. Ce que l’on désigne par ce mot, cette maladie, peut beaucoup différer d’un cas à l’autre, mais comporte toujours de la colère, de l’excitation et de l’irritation mentale. Un Malais aura peut-être perdu quelque chose à laquelle il tient, il a passé une mauvaise nuit dans une maison de jeu, sa propriété a été gravement endommagée, il s’est querellé avec quelqu’un qu’il aime, son père est mort ou sa maîtresse le trompe. De par mon expérience, dit Hugh Clifford, je suis intimement persuadé que la cause de l’amok est, dans la plupart des cas, un état mental qui fait qu’à un moment donné, on n’ait plus envie de vivre. A ce moment-là on peut peut-être dire que l’homme est sous l’emprise d’une certaine folie – comme tout suicide est d’une certaine façon une folie – mais là où l’Européen décidera de se suicider, le Malais deviendra amok. Car le Malais ne connaît pas le suicide, dit encore Clifford. Ce qui me paraît contradictoire car dans tous les cas décrits par la littérature, et aussi chez Clifford, l’amok, par lui-même, est suicidaire. A partir du moment où l’on a commencé à tuer, surtout des êtres chers, des êtres proches, on sait bien qu’il n’y aura plus de retour en arrière possible, ni pardon ni oubli.
L’histoire qu’il raconte est trop longue pour que je la reprenne ici. Disons simplement que l’amorce de l’amok en question est une querelle entre époux, l’homme ne supportant plus le harcèlement de sa femme chaque fois qu’il rentre tard à la maison, alors il la poignarde (Hugh Clifford dit que l’homme qui démarre l’amok tue toujours sa femme : en effet pourquoi laisserait-il vivre sa femme pour qu’un autre en profite ?) et c’est le début d’une longue série de meurtres, d’autant plus longue que les habitants de la région où cela s’est produit, le Trengganu, sont réputés pour leur caractère paisible (pour leur manque de courage aussi ?) et que personne n’est prêt à affronter le tueur fou.
Un mot à propos de Hugh Clifford : en 1898 il a encore publié d’autres études sur la culture des Malais dans un livre intitulé Studies in brown humanity, being scrawls and smudges in sepia, white and yellow. J’y reviendrai quand j’aurai à parler d’une autre spécialité malaise connue sous le nom de latah. Et puis il suit l’éducation d’un prince malais qu’il appelle Salleh en Angleterre et les problèmes que cela pose dans Salleh, a study (1902), puis Salleh, a sequel (1908) et encore Salleh, a Prince of Malaya (1926). On constate que Clifford porte un amour sincère pour ces populations et est très en colère contre les manifestations du racisme anglais, mais ses considérations sur la façon dont on doit concevoir l’éducation de ces populations a quelque chose d’ambigu (il ne faut pas leur imposer une éducation occidentale parce que la culture asiatique est différente, même s’il ajoute que la différence n’est pas une question de degré mais de nature).
Le phénomène de l’amok n’a évidemment pas échappé aux médecins et aux psychiatres. En 1901 un médecin anglais vivant en Malaisie, John Gimlette, publiait déjà un article dans une revue médicale à ce sujet : voir Gimlette, J. D. : Notes on a case of amok. The Journal of Tropical Medicine, 4, 1901. Il décrit un incident où un homme âgé de 23 ans a volé un poignard et attaqué six personnes qui étaient en train de dormir ou de fumer de l’opium. Il a pratiquement décapité l’un d’eux, en a tué trois et sérieusement blessé les autres, sans raison apparente. Le docteur Gimlette a quand même identifié trois caractéristiques du phénomène amok : d’abord le sujet passe par une période d’isolement et de rumination, puis soudain c’est l’explosion homicide et enfin la tuerie sans fin et sans motif ostensible. On retrouve exactement ces mêmes trois caractéristiques, disent les psys contemporains, dans les tueries de masse des écoliers américains d’aujourd’hui !
Jusqu’ici nous n’avons parlé que d’études ethnologiques, de documents de voyage, de faits réels. Voyons ce que l’on trouve dans la littérature.
Stefan Zweig avec sa nouvelle Amok, publiée en 1922, a certainement beaucoup fait pour que le public allemand, et même européen, apprenne le mot et sa signification, encore que l’histoire qu’il raconte n’a rien à voir avec l’amok. Mais la description qu’il en fait dans la nouvelle est assez hallucinante (on se demande d’où il la tient) : « un Malais, n’importe quel brave homme plein de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage… il est là, apathiquement assis, indifférent et sans énergie… et soudain il bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue… il court droit devant lui, toujours devant lui, sans savoir où… Celui qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l’abat avec son kriss, et l’odeur du sang le rend encore plus violent… il hurle comme un possédé… mais il court, il court toujours sans rien voir de ce qu’il y a à sa droite ni à sa gauche, courant toujours en poussant son cri perçant et tenant à la main, dans cette course épouvantable, son kriss ensanglanté… Les gens des villages savent qu’aucune puissance au monde ne peut arrêter celui qui est en proie à cette crise de folie sanguinaire… et quand ils le voient venir, ils vocifèrent, du plus loin qu’ils peuvent, le sinistre avertissement: Amok! Amok! Et tous s’enfuient… Mais lui, sans rien entendre, poursuit sa course; il court sans rien voir et continue de tuer tout ce qu’il rencontre… jusqu’à ce qu’on l’abatte comme un chien enragé ou qu’il s’affaisse anéanti et écumant…».
Le problème c’est que le sujet de la nouvelle est tout autre : un médecin européen installé dans un coin perdu de Malaisie voit arriver une belle et hautaine Européenne qui lui demande de la faire avorter contre argent comptant. Lui qui a été blessé à mort par une femme du même genre, quand il vivait en Europe, et qui n’a cessé de l’humilier et de le tromper, se venge en humiliant la femme à son tour en lui demandant comme rémunération de coucher avec lui. La femme, horrifiée, s’enfuit, lui, pris de remords et amoureux soudain, la poursuit alors comme un fou, jusqu’aux réceptions huppées du chef-lieu de la Province. L’histoire se termine tragiquement pour les deux héros de l’histoire mais aucun amok là-dedans. Le médecin est pris de folie monomaniaque et c’est cette folie que lui-même, en la racontant à un inconnu rencontré sur le bateau de retour et en essayant de la lui expliquer, compare à la folie amok.
Et on trouvera probablement encore ailleurs dans la littérature occidentale ce genre de comparaisons. Ainsi l’Universitaire Laurent Metzger qui a été longtemps enseignant en Malaisie, puis à l’Université de La Rochelle, mais aussi grand traducteur et excellent connaisseur de la culture malaise, parlant de l’amok dans une contribution faite au colloque Fauconnier-pantoun à Barbezieux en juillet 2015, citait parmi plusieurs exemples la personnalité de Morel dans les Racines du Ciel de Romain Gary (voir : Laurent Metzger : La culture malaise dans Malaisie d’Henri Fauconnier dans Sur les traces d’Henri Fauconnier et du pantoun malais, Actes des rencontres de Barbezieux, 9-10 juillet 2015, édit. Arkuiris, Toulouse, 2015). Personnellement je lui sais gré d’avoir mentionné ce roman car j’en ai profité pour le lire et l’ai énormément aimé mais Morel ne vit certainement pas une expérience amok, même si à un moment donné un personnage parle d’amok à son sujet. Morel a une idée fixe : défendre les éléphants. A tout prix, même s’il faut brûler des dépôts de défenses d’ivoire et tirer dans les fesses de chasseurs cruels et fanatiques. Une monomanie caractérisée. Pas un amok.
Laurent Metzger citait aussi Rudyard Kipling. J’ai eu du mal à trouver des exemples d’amok chez ce dernier. Finalement c’est dans ses hilarantes nouvelles de soldats anglais en Inde (enfin c’est surtout la façon dont ils s’expriment qui est hilarante, quelquefois elles sont plutôt dramatiques, ses nouvelles), c’est dans Soldiers Three que j’ai découvert cette nouvelle intitulée In the matter of a Private, où un Blanc, un soldat de sa Majesté, ne peut plus supporter, soudainement, la persécution qu’il subit de la part des camarades de sa « Baraque », saisit son fusil et tire sur tous les gens qu’il rencontre, officier compris, gardant toujours suffisamment de cartouches pour en finir aussi avec lui-même (ce qui ressemble donc diablement à un véritable amok) mais est quand même neutralisé et finit pendu. Et puis il y a l’amok de l’éléphant ! On sait que les éléphants asiatiques peuvent devenir subitement fous furieux. Je le savais grâce à Orwell et sa désopilante nouvelle : Shooting an Elephant. Enfin, disons plutôt amusante et dramatique à la fois. Amusante parce que le policier Orwell est harcelé par la foule birmane pour qu’il exécute un éléphant devenu fou et que la foule veut voir comment il va réussir à tuer la grosse bête. Dramatique parce que, visiblement, l’éléphant a passé sa colère et se tient tranquille sur un pré et regarde Orwell. Et l’Occidental Orwell qui aime les animaux a le coeur fendu mais fera son devoir ! La nouvelle de Kipling, My Lord the Elephant, raconte l’histoire d’un éléphant royal devenu furieux parce qu’on l’a obligé à tirer un canon (il était probablement d’une caste supérieure) et qui avait réussi à se débarrasser de ses chaînes. Un des trois soldats héros des histoires de Kipling, poursuivi par la bête, réussit à monter sur son dos, le cajoler, le calmer et devient son grand ami. C’est dans l’introduction à la nouvelle qu’on parle de quelque chose qui ressemble à de l’amok. C’est le mahout d’un éléphant, visiblement nerveux et mécontent lui aussi, qui raconte : oui, cet éléphant que vous voyez là, s’il arrivait à se libérer, serait parfaitement capable de vous tuer tous dans sa colère. Mais pas moi, son mahout qu’il aime. Mais, ajoute-t-il, si jamais il devenait « must », alors là, tout au contraire, c’est son mahout qu’il aime qu’il tuerait en premier. Et pourtant nous autres mahouts nous faisons confiance à nos éléphants. Il y a des castes qui font confiance aux femmes, notre caste fait confiance aux éléphants. Ce qui montre qu’on est aussi fous qu’eux ! Alors, ce must des éléphants, serait-ce de l’amok ?
Non, celui qui, peut-être pour la première fois dans une fiction de notre littérature occidentale, décrit un véritable amok, c’est encore Henri Fauconnier dans son roman Malaisie qui date de 1930. Comme il a été le premier à faire comprendre au public français ce qu’est vraiment le pantoun malais, ce poème court si original.
Celui qui va courir l’amok est Smaïl, l’un des héros majeurs de ce roman. Et Henri Fauconnier prépare le drame longtemps à l’avance en y faisant intervenir deux autres modèles culturels importants, le latah et le kriss. Il y a une scène très courte dans le troisième chapitre de Malaisie, bien avant le fameux amok qui est aussi le titre du 4ème chapitre qui clôt le roman. Smaïl vient d’enlever un kriss d’un plateau pour y placer une théière. Rolain l’appelle et Smaïl, surpris, laisse tomber le kriss au milieu des tasses et le « plateau sonne comme un gong ». Smaïl reste pétrifié, les yeux hagards. Rolain le secoue, le réveille. « Je n’avais jamais vu des yeux ouverts se réveiller », écrit Fauconnier. « Smaïl sortait de l’hypnose ». Et puis Smaïl tout pâle encore, son frère Ngah le soutenant : « Pardon, Tuan… Pardon. Je suis latah. Il y a un démon dans mon corps ». Puis Rolain ramasse le kriss, montre à son ami la beauté de la dague : « regarde la courbure du manche : on dirait un torse musculeux contracté, prêt à bondir. Et l’ondulation de la lame, ces cinq couches d’acier fondues les unes dans les autres… » Le kriss a appartenu à un guerrier célèbre, Panglima Prang Semaun. « Smaïl ne peut le toucher sans émotion… C’est beau, n’est-ce-pas, cette flamme d’acier ? ». Son ami note qu’il est un peu rouillé. « Oui, à la pointe », lui répond Rolain. « Il paraît que ce sont des gouttes de sang. As-tu remarqué que dans ce pays la rouille ne se dessèche pas et change parfois de couleur ? Quand elle tourne au rouge, on dit que le kriss a soif… Je ne l’avais d’ailleurs jamais vue si rouge… ».
Hugh Clifford avait inclus un chapitre sur le latah dans ses Studies in brown humanity (ouvrage déjà cité). Il était intitulé : Some notes and theories concerning Lâtah. C’est une affliction, dit Clifford, qui touche certains hommes ou femmes en leur faisant perdre tout contrôle de soi, pour une plus ou moins longue période, lorsqu’ils sont surpris ou frappés d’un choc soudain. Lorsqu’ils se trouvent dans cette condition, dit-il encore, ils sont incapables de réaliser qui ils sont ont, répètent les mêmes mots, n’ont plus de volonté pour agir et n’agissent plus que par imitation, ce qui fait penser à un état d’hypnose. On notera que Fauconnier parle d’un choc, à la fois sonore (le bruit de gong) et émotionnel (le kriss vénéré que Smaïl a laissé tomber) et utilise également le mot hypnose. Les autres considérations de Clifford et les exemples qu’il cite me paraissent plutôt vaseuses. Aussi je n’en parlerai pas (je me demande si ses ouvriers malais ne se sont pas moqués de lui).
Quant au caractère sacré du kriss il est connu. Muhammad Haji Salleh, le poète national malaisien, qui a traduit l’année dernière Malaisie d’Henri Fauconnier en malais (85 ans après sa publication en France) et qui a aussi participé au fameux colloque de Barbezieux, évoquait cette « arme magnifiquement sculptée de différents métaux et aciers » dans sa contribution et racontait que « sa lame est trempée de façon rituelle dans une solution de citron tandis que des invocations sont récitées lui donnant des pouvoirs effrayants » (Muhammad Haji Salleh : Translating a soul – Fauconnier’s Malaisie in Malay dans Sur les traces d’Henri Fauconnier et du pantoun malais, Actes des rencontres de Barbezieux, 9-10 juillet 2015, édit. Arkuiris, Toulouse, 2015). Sur le net on commence à trouver plusieurs études comparatives faites par des « ethno-psychologues » entre les tueurs de masse américains et les tueurs amok. L’une de ces études compare les armes utilisées et le rôle qu’elles jouent, et dit ceci à propos du kriss : « Dans la pensée malaise, le kriss, arme rituelle transmise de père en fils, doit recevoir des prières, des offrandes, de l’huile et de la graisse. Il arrive que l’un des descendants néglige les rites dus à ces divinités familiales. L’arme s’empare alors de la main du jeune imprudent. Il s’agit d’une véritable possession et non d’une simple folie » (article de Tobie Nathan dans Philosophie Magazine, 67 de mars 2013. Tobie Nathan est un élève de Georges Devereux qui a été un précurseur dans les études d’ethno-psychiatrie qui, en introduisant la notion de modèles culturels dans la psychiatrie, paraissent au dilettante que je suis particulièrement intéressantes pour mieux comprendre à la fois le latah et l’amok malais, les jeunes tueurs de masse américains et peut-être même nos propres tueurs islamistes…).
On notera en tout cas que la scène du kriss et du latah de Malaisie se place bien avant la fameuse fête de Kampong Nyor, où Smaïn récite ses fameux quatrains et où le Rajah l’interrompt. La scène du kriss et du latah est simplement prémonitoire.
C’est après les événements qui se sont déroulés à la fête que se place la scène de possession de Smaïn. La scène est très longue. Smaïn convulsé, ruant, criant. Ils sont quatre à le maîtriser. Il y a un sorcier qui l’exorcise. Un tigre qui appelle dans la jungle. Puis Smaïl revient lentement à lui, complètement épuisé. On apprend qu’il paraissait soucieux depuis quelques jours, avait eu des visions… Est-ce que tout cela correspond à la période d’isolement, de rumination qui est censée précéder l’explosion de l’amok ?
Et puis voilà que Smaïn s’enfuit, dit qu’il rentre chez lui, alors qu’il prend la direction opposée, celle du village de Kampong Nyor, et que l’on découvre qu’il a pris le kriss ! C’est son frère Ngah qui donne les vraies raisons qui ont tout déclenché et qui seront la cause du drame qui se prépare. Ce n’est pas le dépit amoureux. « Il savait bien qu’elle n’était pas pour lui », dit Ngah. « L’enfant du moineau, comment pourrait-il voler avec l’enfant du grand toucan ? ». C’est le lendemain qu’il a vu les deux Européens converser avec le Rajah sur sa terrasse et que soudain le Rajah a renversé le pot de bétel. « Alors Smaïl a certainement pensé », dit Ngah, « je l’ai vu dans ses yeux, que le Tuan avait parlé de lui à Rajah Long pour sa fille, et que Rajah Long avait renversé le pot de bétel comme on fait quand on veut laisser entendre qu’une proposition est inacceptable. Alors il avait honte dans son foie… ». « Ah, la susceptibilité de ces Malais ! », soupire Rolain.
Alors les deux Européens prennent la voiture pour se rendre à Kampong Nyor, mais apprennent déjà en cours de route que le Rajah a été blessé par un inconnu.
C’est ce moment, moment d’attente, que Fauconnier choisit pour nous parler de l’amok. « …c’était le cri de guerre des vieux pirates malais, quand ils montaient à l’abordage, attaquant le long des côtes les galiotes bataves chargées d’épices. Maintenant il n’y a plus de pirates, mais ce cri soulève encore la panique…. ». « …car on sait que l’amok, dès qu’il a vu le sang couler, n’épargnera plus personne, ni amis, ni enfants, ni parents. On sait aussi qu’une force surnaturelle l’anime… Un démon ? Peut-être seulement le désespoir, le désir de la mort qui couvait au fond de son cœur. Mais plus fort que ce désir même est l’ivresse d’un combat sans merci, d’un défi à l’humanité entière. Seul contre tous, et c’est lui qui attaque. Et avant de mourir, il faut qu’il tue encore, que toutes ses dernières forces s’épuisent dans ce sport cruel, poignant, délicieux…. ». Et puis Fauconnier évoque encore le latah, « encore une curieuse affection mentale particulière à la race malaise », dit-il. Et raconte que Smaïl y était justement sujet. On s’en était aperçu lors de leur excursion vers la côte, sur le fleuve : les bateliers s’en étaient moqués. « Il suffisait que l’un d’eux émit un cri inattendu ou battît des mains tout à coup pour que Smaïl tombât dans une sorte d’hypnose qui se traduisait par un mimétisme inconscient. Alors il répétait toutes les paroles, tous les gestes de celui qui avait pris possession de lui. Un jour, un de ces hommes avait crié Buaya ! (crocodile) en lui tapant dans le dos et montrant la rivière, puis il avait fait mine de plonger, et Smaïl avait plongé, remontant furieux sur la barque pour replonger chaque fois qu’on en faisait le simulacre… ». Là j’avais l’impression que Fauconnier s’est un peu trop inspiré de Hugh Clifford qui dans ses considérations sur le latah avait aussi parlé d’un cuisinier dont les autres se moquaient et à qui ils faisaient faire des gestes par imitation, même se brûler en mettant la main dans le feu, après l’avoir mis dans l’état de latah, comparable à l’hypnose, en poussant un grand cri. Moi, cela m’avait laissé sceptique… Or, voilà que Serge Jardin me signale que le docteur Gimlette était aussi le co-auteur avec un ami d’un dictionnaire (voir : John D. Gimlette et H.W. Thomson : A Dictionary of Malayan Medecine) qui n'avait été publié qu'en 1939 mais qui reprenait sous la définition latah un exemple donné par un certain H. A. O’Brien dans un article d’une Revue scientifique (JSBRA) qui, elle, date de 1883 et qui est la suivante : « Prenons par exemple un jeune Malais poussant laborieusement, avec sa perche, un bateau lourdement chargé contre le courant du fleuve, un jeune qui, depuis son enfance, a été obsédé par la peur des animaux sauvages, et voilà qu’un homme de l’équipage pousse un cri strident : buaya (crocodile) alors le garçon latah va lâcher sa perche, dire quelques mots dégoûtants et sauter par-dessus bord (Should he, for example, be a young Malay poling laboriously a heavy boat upstream, and obsessed since childhood with fear of wild animals, and should one of the crew suddenly yell buaya (crocodile), the orang latah may throw down his pole, use some disgusting expression and jump overboard) ». Voilà qui ressemble fort à du copier-coller !.
Que dit Muhammad Haji Salleh à propos du latah ? « Il se manifeste par une cascade incontrôlée de mots répétés de façon inconsciente, souvent après avoir été surpris ». Et puis il ajoute : D’ailleurs, autant que je sache, nos cousins javanais souffrent eux aussi de ce mal.
Après avoir poignardé le Rajah, Smaïl s’est échappé dans la jungle. Avec l’aide de Ngah les deux Européens suivent sa trace. Arrivés à un marais ils demandent à Ngah d’essayer de le faire sortir. Mais Smaïl attaque même son frère. Quand Ngah s’adresse à lui en disant : « Tu me connais, je suis ton frère Ngah », Smaïl lui répond : « Je te connais mais le kriss du Panglima ne te connaît pas ». Une fois de plus je soupçonne Fauconnier de s’être inspiré de ses lectures, puisqu’on trouve la même réplique chez Swettenham quand il raconte l’amok de l’imam Mamat dans ses Malay Sketches (voir ci-dessus). A ce moment on entend des cris qui éclatent dans le village. On comprend que le Rajah est mort de ses blessures. Or les policiers ont prévenu les deux Européens : si l’amok n’a pas tué on le tue, légitime défense, si l’amok a tué il faut l’attraper vivant, le juger et condamner à mort, histoire de faire un exemple. Pour l’attraper vivant on utilise des fourches, disent-ils (il me semble avoir lu quelque part, je ne sais plus où, que l’on disposait de ces fourches dans les rues dans le temps, justement pour le cas où un amok surviendrait subitement !). Alors les deux Européens repartent dans le village et se postent près de la maison du Rajah – supputant que Smaïl va y revenir pour continuer sa tâche de tuer – avec l’intention de s’emparer de Smaïl et le sauver. Et puis ils le voient arriver. Un cri : Amok ! Les rues se vident. Un petit enfant, seul, reste sur place, inconscient du danger. Une Chinoise paraît, à petits pas rapides, essaye de s’emparer de l’enfant. Trop tard. « Un choc, la détente cinglante du cobra… Elle tombe ». Lescale et Rolain essayent d’arrêter Smaïl, Lescale se jette dans les jambes de Smaïl, est blessé, un grand Sikh apparaît, la gorge entaillée, la barbe rouge, et s’effondre. Rolain veut emporter Smaïl, des policiers surgissent, Smaïl va être fait prisonnier, alors Rolain le transperce avec son kriss, le sauvant ainsi de la prison et d’une mort honteuse. Lescale réussit à enlever Rolain à la barbe des policiers furieux. Plus tard Rolain se réfugiera dans la jungle et ce très beau roman s’achève en nous laissant imaginer la fin.
L’épopée de Hang Tuah est la grande œuvre épique de la littérature malaise classique. J’en ai longuement parlé à propos de Hans Overbeck car ce qui est à peine croyable : cette œuvre géniale n’a été traduite que tout récemment en anglais par le poète et universitaire Muhammad Haji Salleh, mais jusque-là la seule traduction dans une langue européenne a été faite par un amateur éclairé, passionné, devenu érudit par passion, le commerçant hanséatique Hans Overbeck (voir O comme Overbeck. Un commerçant hanséatique devenu érudit en littératures malaise et javanaise, au tome 6 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque) Il faut dire qu’il avait amplement le temps pour s’y consacrer : pendant toute la durée de la première guerre mondiale il avait été emprisonné dans un camp en Australie ! Sa traduction, en langue allemande, a été publiée en 1922. Voir : Hikayat Hang Tuah, die Geschichte von Hang Tuah, von dem Malayischen übersetzt von H. Overbeck, édit. Georg Müller, Munich, 1922 (deux tomes, 650 pages). En 1984 il semble que l’œuvre ait été traduite en russe (encore que je ne sais pas s’il s’agit d’une traduction complète ou raccourcie) : Povest o Hang Tuahe, traduction Boris Parnickel, édit. Nauka, Moscou, 1984. Et ce n’est qu’en 2010 qu'une traduction complète en anglais, celle de Muhammad Haji Salleh, a enfin été publiée par l’Institut national malaisien de traduction : voir : The Epic of Hang Tuah, translated by Muhammad Haji Salleh, édit. Institut Terjemahan Negara Malaysia, Kuala Lumpur, 2010. On pense généralement que l’œuvre date de la fin du XVIIème siècle : un voyageur occidental, Valentijn, signale en avoir vu une copie en 1726, le plus ancien manuscrit connu (Leyden) date de 1758, l’histoire elle-même finit avec la chute de Malacca prise par les Portugais en 1511 et lors de laquelle Hang Tuah s’était déjà retiré dans la forêt, mais le manuscrit mentionne la reprise de Malacca par les forces conjuguées du sultanat de Johore et des Hollandais en 1641. Il est donc tout à fait possible que le récit soit encore plus ancien et que la défaite des Portugais ait été ajoutée ultérieurement par un scribe (comme pour célébrer une sorte de revanche sur les premiers envahisseurs).
Quoi qu’il en soit on parle beaucoup d’amok dans cette œuvre. Ce qui montre qu’il s’agit là d’un modèle culturel connu probablement depuis fort longtemps dans la péninsule et peut-être même dans tout l’archipel. J’ai longuement parlé de l’œuvre en général dans ma note sur Overbeck et je me limiterai donc dans ce qui va suivre aux différentes épisodes qui décrivent des amoks (et j’en profiterai, en même temps, pour comparer les deux versions, celle d’Overbeck et celle de Salleh, sachant que ce dernier a pu profiter des dernières recherches faites sur les manuscrits par l’éditeur Kassim Ahmad (1964, puis 1997)).
C’est dès le deuxième chapitre du Hikayat Hang Tuah que les amoks font irruption sur la scène de l’épopée. Hang Tuah et ses quatre amis Hang Jebat, Hang Kasturi, Hang Lekir et Hang Lekiu qui n’ont que dix ans (!), viennent de réaliser leur premier fait d’armes en s’opposant victorieusement à des ennemis arrivés en bateaux (envoyés par le grand empire concurrent de Java, Menjapahit) et, pour cela, avoir été remarqués par le Grand-Vizir de Bentan (Malacca n’a pas encore été créé et ils habitent encore dans leur village d’origine), voilà que Hang Tuah est tranquillement assis devant la porte de la maison de son père, en coupant du bois (son père vend du bois pour faire du feu), que l’on entend des cris venant du Bazar et que des gens fuient pour se réfugier dans le village en criant amok. Hang Tuah continue tranquillement à rester couper du bois, refusant de rentrer dans la maison malgré les appels de sa mère. L’amok arrive, le kriss levé, Hang Tuah saisit le manche de sa hache, saute à gauche, saute à droite pour éviter le kriss de l’amok (une gestuelle presque rituelle que l’on va retrouver dans tous ses combats ultérieurs) et puis abat sa hache sur la tête de l’amok, la fendant en deux. Ses amis arrivent, lui disent leur admiration mais le mettent aussi en garde en lui demandant de ne pas sous-estimer ses adversaires. Hang Tuah sourit. Et voilà qu’on entend de nouveaux cris. Cette fois-ci ce sont quatre amoks à la fois qui ont entamé leur course mortelle, alors que le Bendara (sorte de grand-vizir) traverse la place entouré de nombreux officiels. A la vue des amoks tous fuient, laissant le Bendara seul à faire face en tirant son kriss. Alors les cinq jeunes garçons se portent à son secours. Les amoks leur disent de laisser tomber, qu’ils n’en veulent qu’à la vie du Bendara et du Temenggong (sorte de chef de la justice et de la police) (sont-ce des rebelles à l’autorité du souverain ?), mais les jeunes ne reculent pas, Hang Tuah et Hang Jebat tuent un premier amok, les trois autres un deuxième, puis Hang Tuah, à lui seul, tue les deux autres. C’est le début de sa carrière et de celle de ses amis.
Il n’y a pas de grandes différences entre les versions Overbeck et Salleh. Si ce n’est qu’Overbeck fournit toujours de nombreuses notes explicatives en bas de page (ce qui manque, à mon grand regret, chez Salleh). C’est ainsi qu’il donne les commentaires suivants concernant l’amok : « L’amok est la conséquence d’un trouble mental, provoqué soit par un accès de colère soudain soit par un malheur survenu subitement. Celui qui est devenu la proie d’un tel trouble court, le kriss à la main, et transperce tous ceux qu’il rencontre, tuant même les membres de sa propre famille, jusqu’à ce qu’il soit lui-même tué. Il est totalement hors de tout contrôle. D’après une autre théorie il s’agit d’un suicide planifié, un suicide dans lequel il emporte avec lui un maximum de victimes jusqu’à sa propre mort à laquelle aucun « coureur » amok (en allemand comme en anglais on dit courir l’amok : Amokläufer et to run amok) ne peut échapper. Mais le Malais emploie aussi le mot amok dans un sens plus large pour caractériser toute attaque follement courageuse et aussi, comme on le voit aussi dans cette histoire, pour un type d’assassinat ciblé, où l’on cherche à atteindre une victime particulière, tout en tuant tous ceux que l’on rencontre en chemin, mais en gardant toute sa lucidité ».
Au chapitre VI (V chez Salleh) on voit apparaître des faux amoks. Après avoir été envoyé à la cour d’Indrapura pour essayer d’obtenir comme épouse pour son maître la fille du grand-vizir, la fameuse Tun Teja, qui le refuse avec cette réplique cinglante : « quand on est un calao, on reste avec les calaos, quand on est un moineau, on va avec les moineaux » (pour ceux qui ne savent pas ce qu’est un calao du genre buceros, qu’en allemand on appelle oiseau-rhinocéros, je rappelle que c’est un oiseau hors du commun, au bec tout à fait particulier et aux couleurs splendides) (c’est la même Tun Teja que Hang Tuah ira quérir plus tard avec plus de succès en la rendant amoureuse de lui par magie), Hang Tuah doit se rendre avec ses compagnons à la cour du souverain de Menjapahit demander en mariage, toujours pour le roi de Malacca, sa fille unique. Mais les Malais se méfient des Javanais, toujours retors, et ils ont raison. Voilà que le grand-vizir suggère que l’on teste le courage des Malais, on convoque 60 soldats, leur demande de jouer à l’amok, en courant à travers le bazar de la ville, puis faire semblant de vouloir attaquer les Malais. « Bah », dit Hang Tuah, « ils ne veulent que nous mettre à l’épreuve » et il prend son kriss à la main, remonte sa manche et porte l’autre main à son épée. Tous les Malais en font autant. Comme les Javanais insistent, Hang Tuah se met en colère et menace ses propres gens : « celui qui recule, même si ce n’est que de la largeur d’une main, je lui coupe la gorge avec mon propre kriss ». Personne ne bouge. Plus tard quand tout le monde est reçu au Palais le Souverain (le Batara) de Menjapahit demande à Hang Tuah s’il est vrai qu’il y avait 60 hommes courant l’amok alors que leur groupe venait se rendre au Palais. Hang Tuah lui répond : « Majesté, ce n’était pas de l’amok. Que des garçons qui voulaient jouer. Et qui ont fait peur aux gens du Bazar… ».
Un cas d’amok plus sérieux est décrit au chapitre VIII (VII dans la version Salleh). Le souverain de Malacca s’est rendu à la Cour de Menjapahit à la demande de son futur beau-père. La délégation subit les habituelles traîtrises du souverain de Menjapahit et surtout de son grand-vizir particulièrement vicieux Patih Gaja Muda. On ne peut décidément pas faire confiance aux Javanais. Finalement tout a l’air de bien finir, le souverain de Malacca est reçu dans le grand palais royal de Menjapahit, lorsque soudain apparaît un amok particulièrement dangereux, Taming Sari, qui est aussi le plus grand guerrier du royaume. Il avait déjà tué à l’extérieur, maintenant il était entré dans le grand hall des audiences et attaquait tous ceux qui se trouvaient à sa portée. L’amok virevoltait dans sa folie meurtrière comme une « flamme de feu » (traduction Overbeck). Salleh écrit : « l’amok arriva comme la foudre, brûlant comme une flamme ». Il y a déjà beaucoup de morts couchés sur le sol, d’autres sont blessés, les survivants fuient ou se jettent à terre en faisant le mort, le Batara (c’est son titre) de Menjapahit saisit la main du souverain de Malacca et l’emmène dans ses appartements protégés par sept portes, et alors la colère de Hang Tuah éclate et le combat commence. Mais bientôt Hang Tuah s’aperçoit que ses coups d’épée (Overbeck utilise le nom de kriss long) n’arrivent pas à destination. Il utilise de la magie, pense-t-il, cela doit être son kriss. Alors il utilise la ruse. Il propose à Taming Sari une alliance, de courir l’amok de concert et de tuer le Batara et son grand-vizir, de régner ensemble sur Menjapahit et puis il lui montre son kriss de réserve, demande à voir le sien, et une fois le kriss de Taming Sari dans la main se précipite sur lui pour le tuer. La description des combats dans l’épopée de Hang Tuah est toujours somptueuse : ce n’est qu’esquives à gauche, à droite, sauts par-dessus l’autre, en prenant appui sur les murs, feintes et coups, c’est une description très visuelle, cinématographique, je crois l’avoir déjà dit, ici on pense même aux films de cape et d’épée chinois ! Et pour finir c’est bien sûr toujours Hang Tuah qui gagne ! Et qui garde le fameux kriss invincible de Taming Sari.
Plus tard, quand le Batara de Menjapahit apprend que le souverain a pris une deuxième épouse, la fameuse Tun Teja, il se fâche et Hang Tuah doit se rendre chez lui avec ses compagnons pour essayer de l’apaiser (chapitre XII chez Overbeck, XIII chez Salleh). Et, une fois de plus, ces traîtres de Javanais essayent de les effrayer en lançant sur eux 200 de leurs soldats faisant mine d’être des amoks. Mais il en faut plus, vous vous en doutez, pour effrayer un héros comme Hang Tuah. Mais cela montre aussi que les souverains ou ceux qui gouvernent savent parfaitement utiliser l’amok, réel ou simulé, à leur profit !
C’est le chapitre XVI de l’épopée (XVII chez Salleh. En tout elle contient 29 chapitres dans la version Overbeck, 28 dans celle de Salleh) qui décrit ce que Muhammad Haji Salleh appelle avec raison le « climax » de l’œuvre, le combat entre Hang Tuah et son ami Hang Jebat devenu le rebelle, le traître au souverain. J’en ai déjà longuement parlé dans mon texte sur Overbeck (cité plus haut), à propos de l’épopée de Hang Tuah. Parce que cette scène pose des questions essentielles. Sur la relation entre souverain et vassal : que faire quand le souverain devient injuste, indigne, la relation sacrée est-elle rompue, jusqu’où peut aller la révolte du serviteur ? Sur l’amitié : le conflit entre le devoir et l’amitié, surtout quand on sait que celui qu’on est censé combattre s’est rebellé contre l’injustice qu’on a soi-même subie, comment peut-on tuer l’ami qui s’est fait rebelle par amitié ? Et la scène est également importante parce qu’elle est superbement dramatique et en même temps très émouvante car au milieu de l’action la plus violente les deux combattants se parlent et pleurent sur leur sort à tous les deux !
Je vais donc me concentrer surtout sur l’amok de Hang Jebat qui succède à son combat perdu contre Hang Tuah et, pour le reste, me contenter de raconter l’essentiel. Le souverain de Malacca, une fois de plus, écoute les calomnies des gens du palais et condamne Hang Tuah à mort (une première fois il l’avait condamné à l’exil, et Hang Tuah s’était racheté en ramenant cette petite mignonne de Tun Teja). Celui-ci laisse éclater sa colère mais accepte la mort, le grand-vizir le sauve de la mort (les vizirs sont toujours plus intelligents que les sultans), Hang Jebat est nommé à sa place, devient de plus en plus irrespectueux, s’en prend aux dames du palais, même à une maîtresse du souverain, celui-ci fuit le palais, Hang Jebat de plus en plus déchaîné, fait des orgies, couche avec les 700 femmes et filles du palais, s’assoit sur le trône du souverain, couche dans son lit, personne n’ose le combattre, le grand-vizir révèle que Hang Tuah est toujours vivant, on va le chercher, on l’envoie combattre, etc. Le problème c’est qu’avant de partir Hang Tuah a dû rendre son précieux kriss magique, celui de Taming Sari, dont le souverain avait fait cadeau à Hang Jebat et que tant que celui-ci le possède il est invincible, ce qui fait qu’une fois de plus Hang Tuah est obligé de se servir de ruse pour le récupérer et, enfin, donner le coup mortel à Hang Jebat (mais bon, ce n’est pas la première fois que je remarque que les grands chevaliers et paladins du passé, qu’ils soient du type Table Ronde ou du type Livre des Rois ne se battaient pas forcément en gentlemen. Les gentlemen non plus d’ailleurs).
A la fin du combat Hang Tuah s’en va s’enfermer dans sa maison. Dégoûté de ce qu’il vient d’accomplir, je suppose, ou affreusement triste de la mort de son ami. Hang Jebat bande sa blessure, et commence à tuer tous ceux qui osent s’approcher du palais, puis commence son amok. Il débute, comme c’est l’habitude, par le bazar, puis c’est tout Malacca qui est dévasté, des milliers d’habitants sont tués, il se déplace d’un quartier de la ville à l’autre, d’une ruelle à l’autre, tue comme un fou, les cadavres s’amoncellent dans les rues et dans les habitations, sur les ponts, devant les portes. Le soir il quitte la ville, comme un requin qui file d’un côté puis l’autre. Les habitants quittent la ville eux aussi, avec femmes et enfants, la moitié reste aux abords, l’autre moitié cherche refuge chez le souverain. Qui commence à être inquiet. Que devient un souverain quand il n’a plus de sujets ? On demande à un autre des compagnons de Hang Tuah, Hang Kasturi, à aller le trouver, voir s’il est blessé. Mais Hang Tuah n’a rien. Il est simplement prostré, et reste ainsi trois jours et trois nuits. Et pendant ce temps Hang Jebat continue sa sinistre besogne.
Ce n’est que lorsqu’il éprouve la nécessité de sortir pour ses besoins naturels, dit prosaïquement le texte, que Hang Tuah va dans la rue et voit Hang Jebat qui, tel un faucon, continue à s’acharner sur ses proies, il l’arrête et lui dit : « Hang Jebat, cela suffit maintenant, tous ces milliers de gens que tu as tués, tu es de toute façon voué à mourir, alors comment vas-tu faire avec tous ces morts sur ta conscience et ta responsabilité ? ». Alors Hang Jebat se jette à ses pieds et lui demande de le tuer, mais Hang Tuah l’emmène chez lui, lui demande ses dernières volontés. Hang Jebat lui confie avoir couché avec une certaine femme de l’entourage du grand-vizir, qu’elle est enceinte de sept mois et il demande à Hang Tuah, si c’est un garçon, d’en prendre soin et de l’engager comme son serviteur, ce que Hang Tuah promet. Alors Hang Jebat enlève ses bandages, son sang jaillit et il meurt.
Dans une note de bas de page Overbeck nous confie sa conviction : le devoir évident de Hang Tuah, lui qui a le titre de Laksamana, chef militaire suprême, aurait été d’arrêter l’amok de Hang Jebat plus tôt. S’il ne l’a pas fait c’est qu’il voulait donner la possibilité à son ami de rendre, grâce à la mort d’un aussi grand nombre de victimes, sa propre mort digne de la mort d’un grand guerrier.
Après cela on n’entend plus parler d’amok, sauf une seule fois, au chapitre XVII (XVIII chez Salleh), où apparaît le fils d’un voleur célèbre envoyé par Menjapahit et qui avait été tué par Hang Tuah. Le fils est lui aussi un voleur accompli, il entre dans toutes les maisons des officiels de Malacca, vole leurs biens les plus précieux, puis, montrant ainsi qu’il s’agissait bien d’un acte de vengeance, commence un amok meurtrier. Une fois de plus c’est Hang Tuah qui le tue et, détail cocasse, lui coupe les parties génitales pour pouvoir prouver plus tard que c’est bien lui qui l’a achevé…
La dernière partie de l’épopée nous parle de plus en plus des nombreuses expéditions maritimes de Malacca dans toutes les parties du monde, Arabie, Byzance, Siam, Chine, Japon, etc. et des grandes qualités d’amiral et de diplomate de Hang Tuah. Les années de jeunesse guerrière sont loin même si de temps en temps il lui arrive encore de livrer bataille, même une fois contre ces Portugais qui prendront plus tard la ville et mettront ainsi fin au glorieux Royaume de Malacca.
Je n’ai pas noté de grandes différences, du moins en ce qui concerne les passages que je viens d’étudier, entre les deux versions traduites, celle d’Overbeck et celle de Salleh, si ce n’est que les numéros des chapitres ne sont pas toujours les mêmes. Et je trouve même que le texte de l’amateur Overbeck n’a pas à rougir à côté de celui du poète national Muhammad Haji Salleh !
Il n’y a que les noms propres qui sont différents. J’ai utilisé la façon d’écrire d’Overbeck. Les noms modernes utilisés par Salleh sont un peu différents : Menjapahit devient Majapahit, le Batara, roi de Majapahit, devient Betara, Bendara devient Bendahara, Temenggong, Temenggung, etc.
L’épopée de Hang Tuah nous donne-t-elle quelques clés pour mieux comprendre l’amok ? Je ne sais pas. Le dilettante que je suis va quand même essayer de dire son sentiment.
D’abord l’amok acquiert dès son déclenchement des forces surnaturelles qui font qu’il devient extrêmement difficile sinon impossible à vaincre. Je comprends fort bien que ce cri d’amok des vieux pirates malais dont nous parle Fauconnier commençaient d’abord par propager la panique chez ceux qui étaient attaqués et puis, en même temps, fanatisaient les combattants qui pouvaient alors se croire invincibles et donc plus forts. Cela me fait penser tout à coup – et je me demande si personne n’a jamais fait le rapprochement, je suppose que si – aux berserkers des anciens Scandinaves qui combattaient eux aussi dans un état de transe, une transe provoquée dans leur cas par l'esprit animal du guerrier (ber = ours), ou plus simplement dans un état de fureur qui les rendait insensibles aux blessures et à la peur.
L’épopée ne nous donne aucune clé pour expliquer les causes de l’amok. On ne peut que supputer vaguement que dans quelques cas la vengeance a joué un rôle, dans d’autres cas, lorsque l’amok est clairement dirigé contre un souverain ou un officiel, il est possible que quelque injustice ou humiliation a eu lieu, mais l’épopée n’en dit rien. Sauf dans le cas de Hang Jebat, bien sûr. Quand Hang Kasturi l’approche pour se battre avec lui, Jebat le dit très clairement : « tout ce que j’ai fait c’est pour venger le sang de Hang Tuah, sur la tête du souverain de Malacca et sur la tête de tous ses officiels qui en étaient envieux ».
Enfin le caractère suicidaire de l’amok semble clairement établi et la volonté de se faire accompagner par autant de morts que possible au moment de mourir est bien démontrée par l’amok et la mort de Hang Jebat. Puisque c’est ma propre fin pourquoi les autres me survivraient-ils ? Un raisonnement un peu semblable à celui des tyrans qui font le vide autour d’eux, théorie chère a Elias Canetti (voir son Masse und Macht), mais je crois que là on risque de s’aventurer un peu trop loin…
Un dernier point qui me paraît important : l’épopée de Hang Tuah, si elle n’est pas encore très connue en Occident, ce que je regrette profondément, est parfaitement connue en Malaisie, lue, commentée, mais aussi transposée au cinéma, peut-être même en BD, je ne sais, et ce qui est également certain c’est que Hang Tuah est le héros malais par excellence. L’épopée elle-même est donc un élément important de la culture malaise. Et puisque l’amok y apparaît aussi souvent, on peut en dire autant de l’amok. C’est donc un modèle culturel. Et ce modèle culturel influence directement ce délire, cette folie passagère qu’est l’amok d’aujourd’hui. Voilà ma conclusion. Mais, attention, je ne suis qu’un dilettante.
Post-scriptum (septembre 2016) : J'ai repris ce texte, pratiquement à l'identique, mais avec des inter-titres sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome 6 : L'Insulinde, sous le titre : L'amok malais.