The English-speaking world

Yves Eudes, grand reporter du Monde, a publié dans l’édition de ce journal datée des 10 et 11 juillet 2016 une analyse intitulée Des élites imperméables au Brexit. C’est une analyse qui rejoint ce que j’ai constaté tout au long de ma vie professionnelle : le monde anglo-saxon existe, je l’ai rencontré.
J’étais à Hong-Kong, assistant à une réunion des Conseillers du Commerce extérieur français, les hommes d’affaires français locaux, dirigée par le Responsable de Bouygues pour la région Asie-Pacifique, lorsque Chirac avait décidé de reprendre pour un temps nos explosions atomiques en Polynésie. Aussitôt les journaux australiens, néo-zélandais mais aussi américains et anglais de Hong-Kong (qui n’était pas encore revenu à la Chine) ont commencé une virulente campagne anti-française et le Directeur du Méridien de Hong-Kong qui assistait à la réunion se désolait : il devait faire face à une vague d’annulations de réservations, australiennes surtout. Mais je croyais que le Méridien n’est plus détenu par Air France, lui ai-je demandé. Bien sûr, me dit-il, mais les clients ne le savent pas. Et le Responsable de Bouygues : c’est de bonne guerre. Tout moyen est bon pour le clan anglo-saxon. On est en guerre économique. Et eux font bloc.
Quand j’ai négocié l’acquisition d’une société à Toronto d’un Canadien dont l’origine lointaine était galloise, j’ai dû écouter lors de je ne sais combien de dîners les jugements sévères sur les Français en général (imbus d’eux-mêmes, impolis, le fameux French shrug, le haussement d’épaules qui, paraît-il, nous est propre) et sur les Québécois en particulier (avec un véritable leitmotiv : les prêtres catholiques, tous pédophiles). On avait vraiment l’impression que la guerre anglo-française en Amérique n’était pas encore terminée.
Et tout le monde se souvient des French Fries qui ont dû être baptisés Liberty Fries quand Chirac a refusé de suivre le fils Bush dans sa catastrophique campagne irakienne. Et l’image faite aux Français dans une certaine presse : des cowards, des couards. D’ailleurs c’est l’image que véhiculait une certaine littérature américaine, même chez London ou Mark Twain : le Français est faible, traître, efféminé et donc homosexuel.
Et quand j’ai été amené à étudier le fameux Grand Jeu à propos du Kim de Kipling, Grand Jeu étant le nom qui avait été donné au jeu pour la domination du monde par Lord Curzon, Vice-Roi britannique de l’Inde (Turkestan, Afghanistan, Transcaspienne, Perse ne sont que les pièces de l’échiquier sur lequel se joue ce jeu…), j’étais tombé sur un livre de l’érudit Barry, grand ami de Massoud et traducteur de Nizâmî (voir : Michael Barry: Le Royaume de l’Insolence, l’Afghanistan (1504-2001), édit. Flammarion, Paris, 2002) et découvert cette évidence : le Grand Jeu, c’est Barry qui le dit, a recommencé de plus belle après la deuxième guerre mondiale. La Russie est toujours là. Mais une autre grande puissance maritime, c. à d. mondiale, a remplacé l’Angleterre, c’est l’Amérique. On comprend mieux pourquoi Blair colle tellement au cul de Bush, avais-je dit à l’époque. L’Amérique n’est qu’un avatar de l’Angleterre. C’est la puissance anglo-saxonne qui continue. Et aujourd’hui elle a gagné, définitivement semble-t-il. Certains historiens pensent que le fameux lien spécial qui lie l’Angleterre aux Etats-Unis date de la dernière bataille perdue par les Anglais, le 8 janvier 1815, lors de la guerre d’Indépendance américaine devant La Nouvelle Orléans (voir Paul Johnson : The Birth of the Modern. World Society 1815-1830, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1991). C’est alors que l’alliance s’est nouée et s’est immédiatement tournée contre un autre Européen, l’Espagne, en faisant tout pour favoriser l’indépendance des Etats d’Amérique du Sud (c’est là que les Etats-Unis ont réussi à capter Porto-Rico, et assisté plus tard les Philippins soulevés contre l’Espagne, puis conservant la mainmise sur le pays jusqu’après la deuxième guerre mondiale et éliminant la langue espagnole pour la remplacer par l’anglaise).
Mais le monde anglo-saxon ne se limite pas à l’alliance Grande-Bretagne – Etats-Unis. L’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada sont immédiatement venus secourir l’Angleterre lors de la première guerre mondiale (en ce moment on commémore la terrible et sanglante bataille de la Somme et on s’en souvient). Ils sont également venus à la rescousse lors de la deuxième guerre mondiale mais là, il faut le dire, l’Australie avait d’autres raisons : le danger japonais ! Moi j’ai bien suivi la politique économique australienne lors de ma vie professionnelle, ayant beaucoup travaillé ce marché et devant me battre contre des concurrents locaux : or je me rappelle que l’Australie a longtemps considéré que ses marchés se trouvaient dans le monde occidental et que ce n’est qu’au début des années 90 qu’ils ont vraiment intégré l’idée que leur zone économique était l’Asie (Singapour ne se trouve qu’à huit heures de Sydney).
Yves Eudes rappelle que les pays anglo-saxons coopèrent également sur le plan militaire et celui du renseignement : « les services de renseignement (britanniques) travaillent en symbiose avec la NSA américaine et les agences canadiennes, australiennes et néozélandaises », dit-il.
Un autre fait m’avait frappé dans mes lectures, en particulier quand j’ai commencé à faire la collection de premières éditions d’écrivains anglais de la fin du XIXème siècle – début du XXème : les livres étaient systématiquement publiés en même temps à Londres, New-York, Melbourne, Toronto, Johannesburg et New-Delhi. J’admirais. C’est là que je voyais la supériorité anglaise. Car la plupart de ces pays, Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande parlent anglais parce qu’ils ont été peuplés par des Anglais ! Alors que nous, Français, nous n’avons comme seuls francophones d’origine européenne que la Wallonie, la Suisse romande et le Québec (seul pays peuplé d’immigrants français). Alors que la plupart des autres pays francophones sont d’anciennes colonies, des pays en développement qui n’ont pas le même poids économique et où la langue française perd souvent du terrain pour des raisons politiques. Alors, bien sûr, nous avons encore ce que les Anglo-Saxons appellent des confettis, dans l’Océan Indien, l’Océan Pacifique et les Antilles, ce qui les énerve d’ailleurs (l’Australie aimerait bien que la Nouvelle Calédonie devienne indépendante, et la Polynésie aussi, pourquoi pas). Mais l’ancienne colonie majeure de l’Angleterre, l’Inde, est aujourd’hui le pays le plus peuplé du monde et celui qui a l’un des plus grands potentiels, et l’anglais est l’une de leurs langues officielles, leurs plus grands écrivains écrivent en anglais et la bourgeoisie aisée de Mumbai ou Delhi parle anglais et envoie ses enfants étudier en Amérique ! Quant au Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, dit Yves Eudes, ce sont « des pays riches, dynamiques et désirables issus du British Empire, qui reconnaissent la reine d’Angleterre comme leur souveraine et ont parfois conservé l’Union Jack dans leurs drapeaux ou leurs blasons ».
Il faut donc bien comprendre que la cohésion du bloc anglo-saxon ne provient pas simplement de la langue commune mais de racines communes, d’une histoire et d’une culture communes. Yves Eudes donne de nombreux exemples. « Les membres de la jet-set anglo-saxonne », dit-il, « banquiers, industriels, artistes, écrivains, sportifs, célébrités en tout genre, ont opté pour une vie nomade de luxe : ils sont chez eux à Londres, à San Francisco, à Sydney, à Toronto, à New-York, et aussi à Dublin ». Boris Johnson, ex-maire de Londres, est né à New-York (« ce qui fait de lui un citoyen américain »). Michael Bloomberg, ex-maire de New-York, « possède un manoir au bord de la Tamise et a fait construire pour son agence financière (la fameuse Bloomberg)… un quartier général ultra-moderne au cœur de la City ». « Le patron le plus puissant de la presse britannique, Rupert Murdoch, propriétaire notamment du vénérable Times, est un Australien naturalisé américain (et, bien sûr, pro-Brexit à fond) ». « L’actuel PDG du New York Times, Mark Thompson, est l’ancien Directeur de la BBC ». « Un étudiant d’Oxford ou de Cambridge pourra adorer son séjour Erasmus à Florence ou Copenhague, mais quand il visitera Harvard (situé d’ailleurs dans un faubourg de Boston du nom de Cambridge qui est aussi celui de l’une des trois Universités de prestige qui forment depuis des siècles l’élite britannique) ou Yale il s’apercevra qu’il y est chez lui : les universités américaines les plus prestigieuses furent longtemps des copies de leurs aînées anglaises, avant de les influencer à leur tour, pour créer un ensemble assez homogène ». « De même », ajoute-t-il, « s’il est débrouillard, un jeune reporter anglais pourra trouver du travail dans un média à Vancouver ou à Melbourne, alors qu’à Rome ou à Prague ce sera dur, sinon impossible, malgré l’absence d’obstacles juridiques ».
Nous avons souvent l’impression que c’est l’emprise de la langue anglaise sur nos pays européens et même ailleurs dans le monde qui fait la puissance du clan anglo-saxon. Je pense qu’il faut nuancer tout cela. Bien sûr la langue exporte également avec elle un certain nombre de valeurs. Et dans le cas de l’anglais ce sont aussi celles qui sont propres à la finance moderne. Mais l’emprise n’est peut-être pas aussi totale que l’on se l’imagine. Les Asiatiques, entre autres, sont suffisamment forts pour, au moins en partie, contrebalancer ces valeurs avec les leurs. Bien sûr, alors même que la langue anglaise s’est imposée partout, la langue française, dans le même temps, a perdu énormément de terrain : il y a 50 ans encore les hommes de 40 ans appartenant à l’élite culturelle, politique et même économique de nombreux pays, pays latins entre autres, Liban aussi, pratiquaient tous le français. Aujourd’hui ils ne sont plus qu’anglophones. Il faut dire que la France n’a pas beaucoup fait pour défendre sa langue dans le monde. C’est qu’elle n’avait peut-être plus les moyens ou que nos gouvernants n’ont pas compris que défendre la langue c’était aussi défendre notre commerce extérieur. Mais je crois que cette évolution était inéluctable. Et qu’en plus, le monde avait de toute façon besoin d’une langue de communication universelle. Pas seulement le monde économique mais aussi le monde culturel et surtout le monde scientifique. Aux XVIIIème et XIXème siècles c’est le latin qui jouait encore ce rôle. Et même dans la première partie du XXème siècle le latin était encore enseigné de telle manière (dissertation, dialogues, art oratoire) que les gens cultivés pouvaient converser dans cette langue. Après la deuxième guerre mondiale ce type d’enseignement était définitivement abandonné.

 

Alors, pour revenir au Brexit, ce qui s’est passé – et cela confirme ce que j’ai écrit dans ma note précédente sur ce sujet – c’est que ce vote catastrophique est le résultat d’une conjonction entre des électeurs défavorisés bernés et des représentants d’une élite (Oxford-Cambridge-Eton) profondément marquée par le cosmopolitisme anglo-saxon, viscéralement libérale et qui a toujours été anti-européenne ou au moins eurosceptique (Cameron y compris).