Hier on a eu connaissance des grandes lignes de la réforme fiscale que souhaite adopter prochainement le Gouvernement luxembourgeois. Et on apprend qu’une fois de plus on va diminuer l’imposition des bénéfices des entreprises. L’impôt principal, celui qui alimente le budget de l’Etat, appelé IRC, ou Impôt sur le Revenu des collectivités, et qui est actuellement de 21%, va passer à 19% en 2017 et à 18% en 2019. A cet impôt il faut ajouter d’abord un impôt temporaire, la contribution fonds de l’emploi, qui diminue d’ailleurs aussi : actuellement de 1,47%, elle va passer à 1,33% en 2017 et à 1,26% en 2019. Il n’y a que l’impôt commercial communal qui ne change pas et qui reste à 6,75%.
Globalement l’imposition des bénéfices des sociétés va donc passer au Luxembourg en deux ans de 29,22% à 26,01%. Totalement insuffisant, proteste le patronat. Qui rêve d’une imposition globale inférieure à 20%. Il faudrait passer à 15%, pense même Monsieur Carlo Thelen, le Directeur de la Chambre de Commerce. Vous pensez : l’Irlande est à 12,5% et l’Angleterre qui n’a pas arrêté de baisser son taux pour atteindre 20% en 2015, compte atteindre 18% en 2020.
Moi cela me laisse rêveur. Non, ce n’est pas vrai. Cela me rend furieux. Car enfin, comment expliquer cette dégringolade fiscale ? Quand je suis arrivé au Luxembourg en 1970, il y avait deux impôts, l’IRC et l’impôt commercial communal. Les deux ensemble représentaient alors plus que 50% du bénéfice d’autant plus que le deuxième était plus basé sur des éléments d’actif que sur le bénéfice. Il en était de même en Allemagne, avec la Körperschaftssteuer et la Gewerbesteuer, où l’ensemble pouvait représenter jusqu’à 60% du bénéfice. Plusieurs années plus tard le Luxembourg comme l’Allemagne ont abandonné l’imposition des éléments d’actif et le deuxième impôt a été basé lui aussi sur le bénéfice (ce qui était d’ailleurs beaucoup plus logique) mais le taux global est toujours resté aux alentours de 50%. Qui était le taux habituel à l’époque dans tout le monde occidental. La Suisse, les Etats-Unis, qui cumulaient eux aussi, deux impôts, le fédéral et celui des Etats ou des Cantons, avaient un taux de l’ordre de 48% (les deux ayant d’ailleurs tous les deux un taux réduit, de l’ordre de 24% si je me souviens bien, pour les revenus faibles, donc pour les PME).
Quelle absurdité quand on y pense : passer d’un taux de 50% à 30%, et puis encore plus bas, à 20% ! A qui cela profite ? Aux actionnaires bien sûr. Aux capitaux. D’autant plus qu’on a vu que les grandes multinationales sortent souvent la totalité du bénéfice net en distribution de dividendes ou en rachat d’actions. Et cela n’est pas suffisant. Les grandes multinationales font en plus une optimisation fiscale effrénée. On l’a encore vu dernièrement avec le Luxleaks où certaines grandes sociétés arrivent à transférer un maximum de bénéfice dans une structure luxembourgeoise et ont réussi à ne payer que 1% ! Je crois que c’est Google qui vient de faire un deal avec le fisc anglais pour payer l’impôt en Grande-Bretagne au moins pour l’activité réalisée dans ce pays et obtenir en récompense une imposition à 3% ! Le méga-deal dont on a beaucoup parlé il y a quelques mois entre deux mastodontes de la pharmacie, l’un basé, on ne sait par quel artifice, en Irlande, et l’autre aux Etats-Unis, trouve sa principale justification dans le fait que l’Américain pourrait ainsi se faire irlandais et ne plus payer que 12,5% sur son bénéfice au lieu de 34% ou plus.
Et la Revue luxembourgeoise Le Jeudi a publié il y a une semaine ou deux le « schéma d’évasion fiscale » d’IKEA tel qu’il a été démonté par les députés Verts européens.Classique. D’abord on fait payer 3% de royalties sur le chiffre d’affaires à toutes les filiales. Un système inventé par les Américains il y a bien longtemps. Et que les fiscs nationaux acceptent sans trop savoir pourquoi. Pour la marque ? Les filiales s’appellent IKEA comme leur mère et vendent leurs produits ; pourquoi payeraient-elles pour l’utilisation de leur nom ? Que le nom doit être protégé, très bien, mais il suffit de payer la redevance pour le pays. Pea-nuts.
Est-ce pour autre chose ? Pour les frais de siège ? La recherche ? Peut-être. Mais alors pourquoi ne pas facturer les frais réels, justifiés ? Et ne sont-ils pas déjà compris dans le prix des produits ? Au fait, qui les facture ? Qui les fabrique ? On sait très bien qu’un groupe comme IKEA peut aussi jouer sur les prix de transfert et, ainsi, transférer du bénéfice d’un pays à imposition élevée vers un pays plus clément. A qui sont payées les royalties ? Pas à la société mère mais à un holding hollandais, Inter Ikea Systems BV. Celui-ci paye des frais à des bénéficiaires non connus, ou du moins non divulgués. Des frais qui représentent près de 20% des royalties reçues. Et puis aussi des intérêts (pour un peu plus de 30% des royalties reçues) pour une dette contractée pour acheter la marque IKEA. A qui payent-ils ces intérêts ? A un holding luxembourgeois, Interogo Finance SA. Comment ce Holding a-t-il récupéré la marque IKEA qui devrait en principe appartenir à la société mère suédoise ? On ne sait. Mais ce que l’on sait c’est que le holding luxembourgeois ne paye que 0,06% d’impôts sur le bénéfice et qu’il verse des dividendes à des holdings du Liechtenstein, Interogo Foundation et Interogo Treasury AG. Qui sont bien sûr exonérés d’impôts et dont les bénéficiaires économiques sont totalement secrets et sécurisés.
Je reviens à cette constante baisse de l’imposition des bénéfices des entreprises. Qui est pénalisé dans cette histoire ? Les budgets des Etats, donc les citoyens. Or toute l’action d’un Etat dépend des moyens, essentiellement financiers, qui sont à sa disposition. Action sur l’investissement, les infrastructures, sur l’éducation, sur la recherche, la justice, la police, les moyens militaires, etc. Et le social. C’est justement grâce au budget de l’Etat que celui-ci peut prendre à son compte certaines charges sociales. Qui pèsent sur le coût du travail. Alors que le Luxembourg est justement plutôt vertueux sur ce plan-là. Ainsi pour ce qui est des dépenses de santé et du coût des journées de maladie, 30% sont à la charge du salarié, 30% à celle de l’employeur (donc de l’entreprise) et 40% à celle de l’Etat. Il en est de même des cotisations pour la retraite : un tiers est pour le salarié, un tiers pour l’employeur et un tiers pour l’Etat. Il y a longtemps que la France aurait dû suivre cet exemple, alors qu’on a fait l’inverse, qu’on a augmenté le coût du travail d’une manière irresponsable (de mon temps on était à 50% de charges sur salaires alors qu’au Luxembourg et en Allemagne on était à un taux inférieur à 20%), ajoutant moult coûts qui n’avaient rien à faire avec les deux sécurités de base auxquelles tout citoyen a droit : la santé et la retraite. Que d’études comparatives n’ai-je pas faites à ce sujet ! Que de fois suis-je revenu là-dessus ! Pour rien. Et aujourd’hui je n’ai plus les infos pour refaire ces études, les mettre à jour. En tout cas quand j’entends qu’au lieu de les réduire on en fait une ristourne fiscale, je deviens fou. Quelle connerie !
Ce qui me rend fou aussi c’est que personne ne s’attaque aux vrais problèmes. Qui sont ceux que je relève ici. Quand je vois tous ces gauchistes naïfs, ces frondeurs du PS, ces défenseurs éternels d’avantages acquis dans ce monde qui change, attaquer sans cesse le gouvernement actuel qui est, quoi qu’ils disent, la Gauche au pouvoir, ce suicide collectif (ils l’auront bientôt, de toute façon, la Droite au pouvoir !), l’attaque aveugle (un million de pétiteurs) contre le projet de loi sur le travail (alors qu’aujourd’hui la priorité n’est pas la défense de ceux qui ont un boulot mais la défense de ceux qui n’en ont pas et qui n’en auront plus jamais), et que personne ne semble avoir la moindre idée de la force qu’il faudrait combattre, qu’il faut combattre, l’idéologie, celle de ce capitalisme financier dont Hollande avait très justement dit, dans son discours du Bourget, qu’il était l’ennemi, car c’est cette idéologie-là qui nous a amenés – entre autres aberrations (comme les acrobaties de « l’optimisation fiscale ») – à sans cesse diminuer l’imposition des bénéfices des entreprises. Une diminution, je me répète, qui n’apporte rien du tout sur le plan de la compétitivité des entreprises, de la compétitivité à l’exportation (alors que la diminution des charges sur salaires apporte quelque chose sur ce plan-là, grâce à l’abaissement du coût du travail). D’ailleurs quels sont les arguments du patronat luxembourgeois qui trouve qu’on devrait aller encore plus loin ? La réforme est insuffisante, lit-on ce matin dans les journaux luxembourgeois, « pour maintenir l’attractivité pour les investisseurs étrangers », c’est le Président de l’Union des Entreprises luxembourgeoises qui le dit. Sous-entendu l’attractivité fiscale, bien entendu. Car l’autre maître-mot du capitalisme financier c’est la compétitivité fiscale entre Etats ! Mais le Parti socialiste qui est au pouvoir ici n’y voit rien à redire, les journaux de gauche non plus et les syndicats ? Un peu quelque chose quand même. Vaguement.
Je m’énerve. Pour rien. Il faut être con à mon âge, de s’énerver encore comme cela. Alors que j’avais bien dit, au début de cette année, que je ne m’occuperai plus que de littérature…