Il est bon de lire de temps en temps les journaux (sérieux) de nos voisins. Il m’arrive assez souvent d’acheter la Zeit. Et j’avais déjà noté que les Allemands, du moins les intellectuels allemands, considéraient le phénomène Trump comme quelque chose de profondément inquiétant, un retour vers la barbarie. Et que ce n’est pas seulement Trump qui les inquiétait mais à travers lui, l’image de l’Amérique dans son ensemble. Et puis voilà que je tombe, dans la salle d’attente de mon ophtalmologue, sur un numéro du Spiegel qui reproduit la tête de Trump sur sa page de couverture (numéro du 30/01/2016) et qui contient un article encore plus inquiétant que celui qu’avait publié la Zeit quelques mois plus tôt. J’ai bien sûr immédiatement fauché la revue en question…
Disons-le tout de suite : les articles de la presse allemande tranchent avec ce qu’écrivent nos journaux français. Il y a quelques jours encore (24 février) Le Monde publiait un éditorial intitulé Trump ou le succès d’un bateleur narcissique. Un bateleur narcissique c’est ridicule mais ce n’est pas grave. Le Spiegel, lui, parle d’un fasciste. C’est autre chose. Oh, bien sûr, Le Monde reconnaît qu’un « roi de la télé-réalité, de l’immobilier de luxe, des casinos et des clubs de golf pour milliardaires » obtenant l’investiture du Parti de Lincoln c’est quand même « inquiétant ». Et trouve étonnant qu’un « prince des salles de jeux aux barmaids aux jambes interminables », qu’on n’a jamais vu dans une église, qui s’est prononcé dans le temps pour l’avortement et s’est déjà marié trois fois, soit capable de séduire « la moitié des évangélistes ». Il note aussi l’absence de programme, compensée, comme d’habitude (on connaît cela chez nous), par la dénonciation de deux boucs émissaires : l’immigration et les économies émergentes. Et pense que le Grand Old Party porte une lourde responsabilité dans le phénomène Trump : parce qu’il pratique, depuis des années, « la diabolisation de l’adversaire », « stigmatise la notion même de compromis politique, exploite une religiosité intolérante, sacralise la dénonciation de l’Etat fédéral et promet le bonheur avec la fin des impôts et de l’enseignement du darwinisme ». « Au bout de ce galimatias, en fin de dérive extrémiste », c’est ainsi que conclue l’éditorial du Monde, « il y a le Donald en vedette du parti d’Abraham Lincoln ».
Le long article, très documenté, du Spiegel du 30 janvier, signé par trois journalistes, Markus Feldenkirchen, Veit Medick et Holger Stark, et intitulé Yes, I can, est d’une tout autre gravité. Quand on connaît, y lit-on, les conceptions et la personnalité de cet homme et que l’on considère qu’il est tout à fait possible qu’il puisse obtenir la fonction la plus puissante du monde, on ne peut que constater qu’à l’heure actuelle cet homme est « l’homme le plus dangereux du monde ». Son combat est le combat pour une « Amérique brutale et impitoyable » (c’est ce que signifie son slogan : « make America great again »). Sa vision est celle d’un pays qui ne respecte plus ni les conventions internationales, ni les minorités ethniques, ni d’ailleurs les règles de politesse habituelles. « Il a libéré une révolte des impolis », dit le Spiegel. Sur ce plan-là il me rappelle ce que Sarkozy avait fait, sous l’influence de Buisson, lors de la campagne présidentielle de 2012 : il avait libéré la parole.
Personnellement je trouve cela très grave. Je m’explique. Les Etats-Unis avaient inventé le terme « politiquement correct ». On s’est souvent moqué de ce que d’aucuns considéraient comme simple hypocrisie. Je me souviens lors d’une réunion de marketing chez notre filiale américaine j’avais pesté contre certains de nos clients qui vendaient en même temps notre treuil d’échafaudage et celui d’un de nos concurrents : il faut exiger l’exclusivité, on ne peut accepter que nos clients fassent la putain. Aussitôt le dirigeant local de notre filiale, un Luxembourgeois, me demande de sortir et me dit : vous ne pouvez utiliser de tels mots ici, alors qu’une femme assiste à la réunion (on venait d’engager une spécialiste en publicité), cela peut s’interpréter comme du harcèlement sexuel ! Et notre avocat me racontait que lors d’un procès à Boston, l’adversaire de son client étant un Noir, il avait utilisé le terme coloured pour parler d’un homme qui était ce que l’on appelle aujourd’hui un Afro-Américain. Aussitôt l’avocat de son adversaire se lève furieux : we are not coloured, we are black : le coloured était une insulte, signifiant un mélange de races, forcé bien sûr, du temps de l’esclavage. Mais il faut bien comprendre que le politiquement correct constituait une barrière de sécurité, une protection. Comme pour nous, en Europe, au moins en Europe de l’Ouest, nous ne nous permettions plus, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et la révélation de tous les détails de la Shoah, de faire la moindre remarque qui pourrait être taxée d’antisémite, ni même de raconter, pour plaisanter, des histoires juives. Or la libération de parole déclenchée par Sarkozy pendant sa campagne a eu pour conséquence un déchaînement de discours racistes anti-arabes en France. Quant à Trump il déclare carrément que la « politic correctness » est la plus grande menace à laquelle l’Amérique est condrontée !
L’affaiblissement de l’Amérique est un thème constant de la campagne présidentielle de Donald Trump (encore un thème que nous connaissons bien en Europe). Il faut donc un homme fort au sommet pour sortir de cet état de faiblesse. Mais sa plus grande marque de fabrique, disent les journalistes du Spiegel qui l’ont étudié, c’est son absence totale de scrupules dans son discours. Quand il répète que Marco Rubio transpire très fortement et que cela le handicapera quand il devra négocier avec Poutine je pense qu’il essaye de faire comprendre à ses fans que cet homme d’ascendance cubaine est un « greasy », un graisseux, insulte communément utilisée contre les Latinos. Avec Hillary il est beaucoup plus grossier : quand une femme n’est pas capable de satisfaire son mari, a-t-il tweeté l’année dernière, comment voulez-vous qu’elle satisfasse l’Amérique ? La Revue salon.com écrit que Trump symbolise la fameuse idée selon laquelle l’Amérique serait le seul pays au monde à être passé tout de suite de la barbarie à la décadence sans passer par le stade civilisation. Beaucoup des idées de Trump, son absence de scrupules, son art de manipuler son public, proviennent d’un véritable salopard qui a déjà aidé Ronald Reagan à accéder à la Maison Blanche, en prenant ses leçons chez Nixon, Roger Stone, qui a publié récemment un livre anti-Clinton, « la guerre des Clinton contre les femmes », où il prétend que Chelsey n’est pas la fille de Bill, que Bill a eu un fils d’une prostituée noire, que Bill est un violeur en série et que Hillary est son assistante, etc. Cela promet pour la campagne à venir entre Trump et Hillary ! Même absence de scrupules quand Trump parle de Mexicains et de migrants. Du Mexique nous arrivent principalement les drogues, des criminels et des violeurs, je construirai un mur à la frontière du Mexique, un beau mur comme le Mur de Chine, que je ferai financer par leur gouvernement. On va déporter les 11 millions d’illégaux qui vivent en Amérique sur une période de deux ans maximum. Les migrants sont comme des serpents venimeux… et il entame un vieux song qui parle d’un serpent qui a froid et qu’une femme laisse entrer dans sa maison et qui la mord bien entendu (cela fait penser à la chanson de Francis Blanche : j’ai réchauffé un serpent dans mon sein).
Le journaliste new-yorkais George Packer a écrit un livre intitulé la Dissolution (The Unwinding : an Inner History of the New America, 2013) que les journalistes du Spiegel considèrent comme le plus intelligent qui ait été publié à ce jour pour décrire « la lente descente économique de l’Amérique, et, plus encore, sa descente morale ». Packer considère que le Trump tel qu’il apparaît dans cette campagne possède plusieurs caractéristiques du fascisme. Il cherche à faire peur. Il admire Poutine, un « chef qui fait d’Obama de la viande hachée ». Comme l’extrême-droite européenne qui fomente la haine de Bruxelles, Trump fomente celle de ses admirateurs contre Washington. Comme elle il veut des taxes douanières de protection, des murs et des interdictions de séjour. Il excite aussi ses adhérents contre les minorités ethniques. Il offre aux citoyens déboussolés la vision d’un homme fort qui résout tous les problèmes, lui tout seul, sans tenir compte des règles démocratiques (encore une comparaison possible avec la situation européenne). Packer estime que la cause principale du succès de Trump est la crise financière de 2008. L’économie s’est effondrée, des millions d’Américains ont perdu leur sécurité économique. Et si la reprise est revenue depuis peu, l’inégalité a pris des proportions inacceptables (une fois de plus on pense à l’Europe et on se dit que tout l’Occident est touché). Le maître mot est frustration. Une frustration qui a modifié le pays en profondeur. Et qui explique en grande partie la façon dont évolue la présente campagne présidentielle américaine (et qui explique aussi les premiers succès de Sanders). Alors les candidats en font une campagne contre les élites. Trump surtout, même si lui-même en fait partie des élites, du moins des élites économiques (son expérience politique est bien sûr nulle, mais les électeurs s’en foutent et pensent probablement que c’est un avantage !).
Le journaliste et écrivain Michael d’Antonio a publié une biographie de Trump (Never enough – Donald Trump and the pursuit of success, 2015). Pour ce faire il a commencé par fréquenter Trump, son palace, ses enfants, ses trois femmes jusqu’au moment où Trump a appris qu’il avait rencontré l’un de ses opposants et qu’il lui a fermé la porte au nez pour toujours. Ce qui frappe d’Antonio dès sa première visite au Palais c’est l’absence totale de tout livre. Il n’a plus jamais rien lu depuis le collège, dit-il. Sa formation politique ? Les shows politiques à la télé. La société américaine, dit d’Antonio, est basée sur deux piliers : l’ambition et « l’auto-marketing ». Or il n’y a pas plus ambitieux et plus imbu de lui-même que Trump, dit-il. Lui comme ses enfants sont totalement imperméables à toute auto-dérision. Tout le clan refuse toute réflexion sur soi-même. En plus ils sont tous persuadés, Donald lui-même comme son fils Donald junior, de leur « supériorité génétique ».
Pour en revenir aux éléments populistes et pseudo-fascistes de Trump, il faut aussi parler de sa relation avec les medias. Il appelle les journalistes les menteurs (encore un élément que l’on retrouve dans l’extrême-droite européenne, j’y reviendrai dans une note séparée. Là encore le Spiegel a publié un article remarquable, sur la soi-disant « presse mensongère »). Lors de ses events les journalistes sont placés dans un coin, bien limité et bien surveillé. Lui aussi, comme Marine Le Pen, a refusé, à la dernière minute, de paraître dans une émission de télé (la Fox, pourtant très à droite), parce qu’il n’aimait pas la modératrice (cela ne s’était jamais vu en Amérique). D’ailleurs, dit-il, il n’y a que les journalistes qui n’arrêtent pas de me poser des questions sur mon programme, mes conceptions. Cela n’intéresse pas tellement les citoyens, ils me font simplement confiance. D’ailleurs Trump n’a aucun problème pour changer d’opinion quand cela l’arrange. Il y a un temps où il semblait avoir des positions plutôt libérales sur l’avortement, le système de santé, l’imposition des riches, les armes même. Aujourd’hui il est totalement contre l’avortement et totalement pour la liberté des armes. Et commence à filtrer les entrées à ses grandes messes, faisant demander aux participants par ses imposants garde-corps s’ils sont pour ou contre lui. Et refusant l’entrée à ceux qui se disent contre, même s’ils ont des billets. Quand on connaît le tempérament de cet homme, dit d’Antonio, la façon brutale dont il réagit à la moindre critique ou provocation, la façon encore plus brutale dont il exerce sa vengeance, on préfère ne pas penser àr ce qui pourrait se passer le jour où un tel homme aurait à sa disposition le bouton de commande du plus grand arsenal atomique du monde.
Que vont faire les dirigeants du Parti, se demandent les journalistes du Spiegel. Depuis la parution de l’article Trump est allé de succès en succès. Jeb Bush a abandonné. Cruz est mal parti. Trump va être nommé candidat. Et certains Républicains modérés ont déjà fait allégeance. Ce sont les fonctionnaires du Parti qui sont les plus inquiets. Peter Wehner qui était la plume de George W. Bush craint que cela pourrait signifier la fin du Grand Old Party. « Trump est erratique », dit-il. « il est émotionnellement instable, a des traits autoritaires et une tendance à la cruauté. C’est une figure toxique. Un démagogue. Il pourrait endommager gravement notre Parti. Il ne faut pas que cela arrive ». Si cela arrivait l’Amérique de George W. Bush semblerait rétrospectivement comme une période où régnaient encore la logique et la raison, écrivent les journalistes du Spiegel.
Hélas, il est déjà trop tard ! Le cauchemar est tout proche.
Post-scriptum : ce matin, 9 novembre 2016, le cauchemar Trump est devenu réalité. A quand le cauchemar Le Pen ?
Post-scriptum 2 (9 novembre 2016) : A propos de la presse soi-disant mensongère, voir ma note Islam, femmes, laïcité, complots, au paragraphe: Rumeurs, complots, presse "mensongère".