Pierre Boulle et Volkswagen

En octobre dernier la Société des Amis de Pierre Boulle a repris dans son Bulletin (intitulé d’une manière un peu surprenante : Pour l’Amour de l’Art), Numéro 39 (d’octobre 2015), mon article sur Pierre Boulle déjà paru sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5. A peu près à la même époque a éclaté l’affaire Volkswagen (celle du truquage des tests d’essais de leurs moteurs Diesel). Quel lien, grand Dieu, entre les deux, me demanderez-vous ? Je vais vous le dire. Dans mon article j’avais essayé d’analyser, entre autres choses, la relation fascinée qu’entretenait cet ingénieur Supélec avec « l’organisation ». Organisation de plantation, d’entreprise, organisation militaire, ou, plus généralement, toute organisation hiérarchique de corps constitués ou non. Or c’est bien dans le cadre d’une telle organisation qu’a pu se développer la tricherie (avec la loi) de quelques cadres de l’entreprise allemande. J’y reviendrai.


Mais parlons d’abord de Pierre Boulle et de son idée fixe. Il y revient à plusieurs reprises dans ses romans.
D’abord dans le Sacrilège malais qui est son premier succès et qui date de 1951. Il y décrit son expérience de la Socfin, la grande Entreprise de plantations en Malaisie, initiée par Henri Fauconnier, dirigée à l’époque de Boulle par Robert Michaud, le Chaumette du roman. Robert Michaud était un autodidacte, né en Tunisie, et qui, présenté à Hallet, l’associé belge de Fauconnier, et plus tard, à Fauconnier lui-même, leur a plu à tous les deux. Je ne sais plus comment il a réussi à être présenté aux deux associés, ni sur quelles bases ils ont décidé de l’engager, il faudrait pour cela revenir à la thèse qu’Aurélia de Vauthaire a consacrée aux planteurs-écrivains de Malaisie (Les écrivains-planteurs français de caoutchouc en Malaisie. 1905-1957, thèse présentée à l’Université de La Rochelle en juin 2009), mais je me rappelle qu’ils l’ont engagé tout de suite, sans hésiter, et qu’au moment où il a été nommé Directeur local, le caoutchouc était en crise. La Finance s’en était mêlée avec les conséquences logiques, spéculation, surproduction, Bourse, quotas, etc. Et il semble bien que Michaud ait réussi à consolider la situation de la Socfin et d’éviter tout licenciement. Alors que lui reproche réellement Pierre Boulle ? Où est-ce que cela a commencé à déconner ? Voici ce que j’ai écrit dans une note sur les planteurs-écrivains qui date de 2013 : « C'est quand le pouvoir rend aveugle et qu'on n'a plus de contrôle. Quand on manipule les gens. Quand on en fait des robots. Quand on ne respecte plus leur dignité humaine. Et Pierre Boulle a eu tout à fait raison de critiquer tous ces aspects de son Michaud ! Traiter le problème par la satire. Aurélia de Vathaire reprend trois exemples racontés avec humour dans le Sacrilège. La bureaucratie poussée à l’extrême qui, à un moment donné, devient ridicule, surtout dans le contexte de ce pays tropical que les planteurs ont choisi par esprit d’aventures (mais le reporting en lui-même ne peut être critiqué). La folie des grandeurs : la fameuse construction du bungalow de Bukit Taggar. … D’ailleurs quand on voit sa Maison des Palmes à lui, celle construite pour la Socfin et que l’on peut voir dans le film documentaire du même nom (La Maison des Palmes), avec ses portes rondes, on ne peut que faire le même constat : il était pris de mégalomanie. Le troisième exemple est celui de la standardisation. La scène est totalement hilarante : Aurélia la cite entièrement : « M. Bedoux, ingénieur polytechnicien, spécialisé dans les questions d’organisation de travail, membre français de la firme internationale Ratio (!), débarqua en Malaisie britannique, pays où les poètes en sarong célébraient à l’ombre des cocotiers, la spiritualité de l’univers, en vue de rationaliser la saignée de l’hévéa brasiliensis, d’analyser les gestes de Ramasamy, le saigneur tamoul et de les coordonner en une synthèse stylisée et économique ». Et le Tamoul se moque bien sûr complètement du pauvre ingénieur français qui n’y comprend rien et part écrasé par son échec ! Mais là encore il y a à boire et à manger. Les méthodes d’analyse des gestes de l’ouvrier inventées par Taylor ont d’abord servi à le forcer à augmenter son rendement (base du calcul de la prime de rendement) mais elles ont également pu servir à améliorer son travail, à le rendre moins pénible et, surtout, elles ont permis d’étudier le coût de revient d’un produit et à améliorer ce coût déjà au stade de sa conception (je m’en suis servi dans ce but). Mais cela montre surtout que l’autodidacte Michaud était à l’écoute de ce qui se faisait dans le monde ! ».
Qu’y ajouter aujourd’hui ? Est-ce grave, docteur ? Non, c’est risible, c’est tout. Ce qui est beaucoup plus grave c’est la façon dont sont traités les gens. Et je ne parle pas des indigènes, des Malais, des Indiens, des Chinois. C’est le système colonial qui veut cela. Non, je parle des cadres de la société et de leurs épouses. Bien sûr cela aussi fait partie du système colonial. Séparation stricte entre Européens et Non-Européens. Pas de relation sexuelle avec des femmes autochtones dans la plantation. Les rencontres et beuveries le week-end au Club. Pas de relations avec des femmes mariées. Dans le roman il y a une femme qui souffre peut-être plus que d’autres de cet état des choses. Une femme qui a probablement existé dans la réalité et dont le sort a touché Pierre Boulle tout particulièrement.


Le deuxième roman de Pierre Boulle qui traite des problèmes de « l’organisation », et d’une manière bien plus dramatique, est le Pont de la Rivière Kwaï (qui date de 1952). Car dès que le Colonel Nicholson a obtenu l’autorisation du Colonel Saïto de pouvoir s’occuper de la construction du pont comme il l’entend, ai-je écrit, il pense immédiatement à « l’organisation ». Il allait « réfléchir, faire le point de la situation, la discuter avec son état-major, et établir un plan de conduite, comme doit le faire tout chef consciencieux… ». Ici il ne s’agit pas d’une entreprise mais d’une entité militaire. L’autorité du chef en est donc renforcée. Et il est donc encore plus difficile pour les cadres, ici les autres officiers, de s’opposer aux idées du chef. Je crois me souvenir que le seul qui se rebiffe est un officier américain qui échappe à l’emprise du Colonel anglais, parce qu’étant américain il n’est pas formé sur le même moule. En tout cas, dans ce deuxième roman, la satire de Pierre Boule est beaucoup plus sévère : le chef se trompe dramatiquement dans son objectif puisqu’il travaille contre son pays et, en plus, il sacrifie à cet objectif des vies humaines, celles de ses subordonnés.


A la fin de sa vie Pierre Boulle écrit un dernier roman (Le malheur des uns…) où il s’en prend encore une fois à un chef d’entreprise qui se fourvoie. Qui se fourvoie encore plus gravement. Bien plus gravement. Car pour atteindre son objectif le héros du roman, le dirigeant de la plantation, se lance dans une action qui est d’abord immorale : il finance la recherche sur le SIDA en faisant croire aux chercheurs que c’est dans un but désintéressé alors qu’en réalité il ne pense qu’à contrôler les risques que sa production de latex pour préservatifs pourrait courir au cas où la recherche serait couronnée de succès. Puis, quand il constate que la recherche progresse trop bien, son action devient d’abord illégale (sabotage des labos) puis criminelle sous la pression de son associé chinois : élimination des chercheurs eux-mêmes (ce qui est évidemment bien plus efficace).

 

Comment les choses se passent-elles dans le monde réel ? Le monde des entreprises ? Petites et grandes ?
Personnellement je me suis toujours passionné pour étudier leur fonctionnement, des petites comme des grandes. J’ai connu des grandes (pas des très grandes multinationales comme on les connaît aujourd’hui). Et j’en ai dirigées, des petites, pendant 31 années.
La première chose qui m’a frappé comme une évidence quand j’ai moi-même eu à réfléchir sur l’entreprise dont j’avais la charge c’est qu’elle avait tous les caractères d’un être vivant. Elle pouvait se développer comme elle pouvait mourir. Et il me semblait que le premier devoir du dirigeant c’était de la faire survivre. Et pour cela il devait se poser les questions fondamentales que tout être humain doit se poser à un moment ou un autre, qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je ? Et c’est sur la base des réponses apportées à ces questions que le dirigeant a le devoir d’établir ce que l’on appelle une stratégie d’entreprise. Or il est facile de comprendre qu’une telle stratégie d’entreprise, qu’elle soit simplement de survie ou de conquête, peut vite prendre des allures de guerre. Guerre contre les concurrents d’abord, et cette guerre-là peut être amusante, être considérée comme un jeu, un Grand Jeu. Mais la guerre peut aussi se tourner vers l’intérieur, les salariés, les sous-traitants, qui peuvent être exploités, et vers les clients qui peuvent être trompés. Où est l’éthique dans tout cela ? Quel rôle l’éthique peut-elle jouer là-dedans ? Et qui va la défendre dans l’entreprise ?
Ce qui m’a également frappé dans mon expérience de patron de petites ou plutôt moyennes entreprises c’est que le dirigeant, lorsqu’il arrive à faire participer ses subordonnés, et surtout certains cadres que j’avais l’habitude d’appeler des cadres moteurs, au projet commun, leur révéler ces secrets que le dirigeant est censé garder pour soi (qui font soi-disant son pouvoir), leur expliquer le marché, les concurrents, les objectifs, il lui est facile d’entraîner leur enthousiasme. Et c’est peut-être là qu’il y a un certain danger parce que si le dirigeant lui-même s’écarte de la légalité, certains de ses subordonnés sont prêts à le suivre.


Je prends deux exemples relativement récents. Exemples d’entreprises plutôt petites. D’abord un fabricant d’implants mammaires. Il fait agréer son implant par le TÜV, organisme de sécurité allemand. Ce qui fait sérieux. Et puis il change de matériau. Un matériau en lequel il a probablement confiance, mais différent de celui qui a été agréé et, bien sûr… nettement moins cher. Mais il ne le dit pas au TÜV, ne le fait pas agréer (il aurait probablement été refusé) et, chaque fois que le TÜV annonce sa visite, il organise une vaste tromperie, cache les matériaux non-agréés, met en évidence dans son magasin les matériaux agréés et démarre une petite production bidon d’implants mammaires avec le matériau agréé. Quand on sait comment fonctionnent les organismes de contrôle tels que le TÜV (délai relativement court entre l’annonce de la visite et l’arrivée du contrôleur) on comprend que l’organisation d’une telle mascarade exige la coopération de nombreux salariés…
L’autre cas est une entreprise du Sud-Ouest créée par deux frères rugbymen célèbres (entreprise qu’ils ont vendue entre temps mais qui a gardé leur nom de famille) et spécialisée dans le commerce de viande. L’entreprise a fourni ses produits à des entreprises de plats cuisinés sises ici à Luxembourg et en Lorraine et on a constaté que ce qui était vendu pour de la viande de bœuf était en réalité du cheval. L’enquête a montré que cette viande provenait d’un fournisseur hollandais qui indiquait clairement la nature chevaline de sa fourniture. Là encore il y a eu tromperie et une fois de plus le chef d’entreprise n’a pu agir sans la complicité d’un certain nombre de ses salariés.
Dans les deux cas il y a donc un chef qui joue de son rôle hiérarchique (on admet généralement qu’une entreprise doit être organisée d’une manière hiérarchique, et non démocratique) pour entrer dans l’illégalité et y entraîner un certain nombre de ses subordonnés qui acceptent donc l’illégalité, soit par ferveur pour le chef soit par sentiment d’appartenir à un groupe (voir Bourdieu).


Est-ce ainsi que cela s’est passé dans le cas de l’affaire Volkswagen ? Je ne sais pas quand Volkswagen va enfin rendre les conclusions de son enquête interne publiques, cela devrait être en avril prochain avant son AG. En attendant ils gagnent du temps. Mais d’après ce que rapporte la presse allemande il semble que ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. La presse populaire a parlé de « terreur », racontant que les techniciens étaient soumis par la Direction à une très grande pression, une exigence de résultats, dans le secteur des émissions des moteurs Diesel, impossibles à obtenir. Un véritable stress auquel les ingénieurs n’ont pu répondre que par la tricherie. Bon, c’est difficile à vérifier. La Süddeutsche Zeitung, plus sérieuse, dans son numéro du 23 janvier 2016, explique les choses ainsi : « tous les managers affectés au problème des émissions auraient été au courant de la manipulation ou auraient été impliqués » (voir Le Monde du 26/01/2016 ; compte-rendu de Cécile Boutelet). « Beaucoup d’ingénieurs et de techniciens savaient qu’il aurait été impossible de respecter les limites officielles d’émissions imposées par les autorités. Les cadres et salariés nouvellement arrivés auraient été également informés ». Mais ils ont tous fait « vœu de silence » envers les autres services de l’entreprise. Ont-ils informé leur Direction ? L’ancien Directeur de la marque VW l’aurait été. Mais je ne crois pas que la Direction générale était au courant. Quand on sait ce que le mensonge peut coûter lors d’un procès en Amérique (le premier commandement du Décalogue américain est : « Tu ne mentiras pas ») il aurait fallu beaucoup d’inconscience ou d’ignorance juridique pour qu’un grand patron d’une entreprise européenne telle que le groupe Volkswagen accepte de couvrir une manipulation aussi grossière. D’un autre côté la Süddeutsche ne nie pas qu’il existait un climat de pression extrême dans la société. « Mis sous une énorme pression de trouver, notamment pour le marché américain, un système rapide et peu coûteux permettant de rendre les moteurs diesel propres, ils n’auraient pas osé avouer à la direction qu’aucune solution technique légale n’avait été trouvée… ». A cela s’ajoute un « climat de toute-puissance technique » typiquement allemand qui touche à de « l’arrogance » et donnait un « sentiment d’impunité ».
Bon, résumons-nous. Et d’abord mettons les choses au point : la manipulation des gens de VW était illégale (ils ont changé le fonctionnement du moteur, alimentation, allumage, lorsque l’électronique reconnaissait qu’on était en phase de test statique et non en fonctionnement de roulage normal) mais non criminelle. Elle ne mettait pas véritablement en danger des vies humaines. Je le dis parce que j’ai un frère, Pierre, qui est un défenseur acharné des moteurs Diesel et qui considère qu’ils sont moins polluants que les moteurs essence. Dont acte. Il n’empêche : tout un département d’une grande entreprise décide de se mettre dans l’illégalité à grande échelle (rappelons qu’au moins 11 millions de moteurs sont concernés). Les membres du département n’agissent pas directement sur un ordre de la Direction générale comme dans le cas des deux PME cités ci-dessus, mais sous sa pression (obligation de résultat à tout prix), et, en même temps, dans un esprit d’appartenance à un groupe.


C’est quand on aborde le cas des très grandes entreprises, en général multinationales, qu’il arrive que l’on approche du 3ème exemple de Pierre Boulle, celui de Le malheur des uns… Parce que, dans leur cas, il est plus facile de franchir la limite entre illégalité et criminalité, parce que la pression du profit y est plus grande, parce que le PDG est, dans le capitalisme financier moderne, au service exclusif de ses actionnaires, parce que les responsabilités sont plus diluées, plus déléguées (le PDG ne salit pas ses mains, et donc sa conscience, dans l’exécution des basses œuvres) et parce que la très grande entreprise a à sa disposition des moyens financiers presque illimités (et, entre autres, des armées d’avocats et de lobbyistes) pour agir et pour se protéger.
Limitons-nous à l’industrie (même si nous savons depuis la crise de 2008 que les organismes financiers et les banques peuvent aussi devenir criminels même si à part Madoff il n’y a pas eu beaucoup de condamnations à la prison…). Les entreprises qui se lancent dans des actions qui peuvent être caractérisées de criminelles sont essentiellement celles qui touchent à la vie et à la santé humaines.
Les plus caricaturaux : les fabricants d’armes américains. On peut avoir autant de massacres à l’arme automatique que l’on veut la stratégie du Syndicat des fabricants en question ne change pas d’un iota : dès qu’un candidat à une élection se découvre être en faveur d’un certain contrôle on met en jeu des sommes d’argent illimitées pour l’empêcher d’être élu. Mêmes dépenses folles en marketing et en lavage de cerveaux pour consolider la passion pour les armes du citoyen américain lambda. Mais on sait tout cela. Et nous Européens on regarde cela de loin, complètement éberlués. Et on se demande surtout si les gens qui travaillent pour eux, les lobbyistes, les avocats, les élus à leur botte, ne se posent jamais la moindre question et dorment bien la nuit.
Qui sont les autres ? Industrie du Tabac, industries chimiques, pharmaceutiques, agro-chimie, industries minières, pétrole, etc. Ce serait bien trop long de décrire tout ce qui s’est passé dans ces domaines au cours des dix années passées. Tout le monde peut suivre cela en lisant attentivement les journaux d’investigation ou en regardant les émissions spécialisées à la télé. On sait aujourd’hui que certaines de ces industries ont investi beaucoup d’argent pour acheter des scientifiques véreux pour défendre leurs positions en faussant les résultats de la recherche mondiale. L’industrie du tabac l’a fait pour essayer de prouver que la nicotine était moins dangereuse qu’on le disait. L’industrie du pétrole a payé des négationnistes du réchauffement climatique. L’industrie pharmaceutique a agi d’une manière analogue ainsi que l’industrie chimique américaine : des chercheurs payés par Dow Chemical ou Monsanto ou Bayer sont par exemple apparus comme des chercheurs indépendants défendant les OGM. Voir par exemple la chronique de Stéphane Foucart, intitulée « Dis-moi qui te paye… » (Le Monde du 15/09/2015) : « D’autres professeurs épinglés (par l’US Right to know) utilisent leur entregent dans la communauté scientifique pour rassembler des signatures prestigieuses autour d’un texte adressé aux autorités sanitaires américaines, enjoignant à celles-ci de ne pas renforcer les règles de contrôle des nouvelles variétés de cultures transgéniques, notamment tolérantes à des cocktails d’herbicides ». En contrepartie certains demandent explicitement des subventions pour leurs labos aux entreprises agro-chimiques concernées. On y reviendra aux agro-chimistes et aux pesticides (à propos de la remarquable enquête faite par Elise Lucet sur France 2 mardi dernier (le 02 février 2016).
Mais je crois que l’exemple des industriels américains du tabac est la plus frappante, la plus éclairante. Et, en plus la plus proche de celle du dernier roman de Pierre Boulle. L’histoire en est contée en détail dans un article du Monde qui date du 31 mai 2012, signé de David Leloup et Stéphane Foucart et intitulé Comment le lobby du tabac a financé des labos français. « Le Wall Street Journal avait décrit cette officine comme responsable de la plus longue campagne de désinformation de l'histoire économique des Etats-Unis », y lit-on à propos du CTR, Council for Tobacco Research (je rappelle que le Wall Street Journal n’a pas la réputation d’être un journal gauchiste). « Créé en 1953, le CTR était piloté en partie par l'agence de relations publiques Hill & Knowlton et des avocats mandatés et payés par les cigarettiers. Il avait pour principale mission d'orienter la recherche scientifique dans un sens favorable à l'industrie, en finançant certains projets et en écartant d'autres ». Et l’article continue : « En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé plus de 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1 000 chercheurs qui ont publié quelque 6 000 articles scientifiques. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d'entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l'image de la nicotine en mettant l'accent sur ses aspects positifs. Une centaine d'études – les "special projects" – étaient carrément de la science frelatée, pilotée par les seuls avocats pour constituer des "munitions" scientifiques utilisables en justice alors que les procédures judiciaires s'accumulaient à partir du milieu des années 1960... ». Et puis de temps en temps ils financent quelqu’un de sérieux, surtout quand ce quelqu’un de sérieux vient les chercher, ce qui était le cas (entre autres), en 1994, du neuro-biologiste français Jean-Pierre Changeux qui travaillait à Pasteur. Or cela permet à l’industrie de donner le change : regardez, nous travaillons même avec des futurs Prix Nobel ! Mais l’Association Médicale américaine, l’AMA, n’était pas dupe et écrivait aux facultés de médecine de toutes les Universités américaines pour les enjoindre de ne plus accepter d’argent du CTR, ni du Tobacco Institute ni du Center for Indoor Air Research. Tout ça c’est du pipeau, dit l’AMA. « Ces fonds alloués pour la recherche aident l'industrie à convaincre les décideurs et le public qu'elle a des projets de recherche légitimes en cours (...), et que le jury est toujours en train de délibérer sur la controverse. Et ce, alors que la science est claire sur les dangers du tabac. Ces fonds sont utilisés pour faire taire les universités et les chercheurs, ajoutait l'AMA, mais aussi pour associer des institutions prestigieuses à l'industrie – et donc s'acheter de la respectabilité ».
L’émission que nous avons vue sur France 2 mardi soir (02/02/2016) portait essentiellement sur les pesticides dont nous continuons à utiliser des quantités énormes en France (on a appris que les plus gros utilisateurs de ces pesticides étaient d’ailleurs les viticulteurs !). Nous sommes le premier consommateur de produits phytosanitaires en Europe (65000 tonnes par an). Certains de ces pesticides sont cancérigènes ou neurotoxiques, d’autres sont des perturbateurs endocriniens particulièrement dangereux pour les enfants. L’enquête portait surtout sur les risques que couraient les enfants et les femmes enceintes, soit lors des épandages (et les nombreuses écoles enclavées dans des parcelles agricoles comme les vignes en Gironde) soit en buvant l’eau du robinet dans des zones où les nappes phréatiques continuaient à être polluées par un poison (atrazine) dû à un pesticide (de Syngenta) pourtant interdit et abandonné depuis cinq ans. Les enquêteurs informaient les parents des enfants, coupaient des mèches des cheveux des enfants pour les analyser, cherchaient à obtenir des chiffres du Ministère de l’Agriculture gardés secrets (affaires sensibles !), s’entretenaient avec le maire d’une petite commune qui doit chercher son eau à 70 km et n’a pas de budget pour, trouvaient un rapport entre l’intoxication aux pesticides et l’augmentation dramatique d’enfants autistes, etc. Mais je n’ai pas l’intention de m’enfoncer dans l’aspect technique de toute cette affaire, mais simplement d’analyser l’attitude des dirigeants des entreprises concernées (elles sont 4 : Syngenta, Bayer, Monsanto et Dow). Elise Lucet ne pouvant obtenir de rendez-vous, va carrément aux AG de Syngeta et Bayer. Le PDG de Bayer répond d’une phrase : on respecte les normes européennes et puis s’en va. Celui de Syngenta, d’abord très protégé par des services de sécurité, accepte finalement de lui parler, puis, quand Elise parle d’études scientifiques françaises, lui répond : science-poubelle ! et s’engouffre dans sa voiture. Elle rencontre aussi à Bruxelles le dirigeant, français, du service de lobbying des entreprises d’agro-chimie européennes. On se demande d’ailleurs pourquoi il a fallu que l’Europe suive cette coutume américaine si décriée là-bas et accepte de dialoguer avec ce genre de lobbys. Et on se dit que cela n’existe pas en France. Or tout de suite après on voit Elise Lucet entrer en force dans un restaurant de luxe parisien où le Directeur de Syngeta France accueille à un dîner plusieurs députés et sénateurs français ! Je trouve cela scandaleux (pas l’introduction en force d’Elise mais le fait que des élus acceptent d’être invités à dîner par un agro-chimiste quel qu’il soit !).
A la fin de l’émission on nous montre encore une histoire qui se passe dans une petite île de Hawaï. Dans cette île les 4 grands, Monsanto, Syngenta, Bayer et Dow-Chemical, ont obtenu, on ne sait comment, l’autorisation de faire des expériences en grand d’OGM et de pesticides. Les effets sur la population sont désastreux : malformations catastrophiques en nombre (dix fois plus d’anomalies congénitales que la moyenne aux Etats-Unis) et nature des fœtus et des nourrissons (on a même des cas d’intestins extérieurs !). Alors la population se révolte et obtient un vote de la communauté de l’île exigeant non la suppression mais des règles : information sur les produits, sur les épandages prévus, zone tampons. Et les entreprises réagissent immédiatement et leurs avocats obtiennent l’annulation de la décision communautaire. La nocivité des essais ? répond l’avocate en chef à un enquêteur, je n’en sais rien, ce n’était pas l’objet du débat. Le vote de la communauté était illégal, c’est tout ce qui était en question. Et là-dessus nous avons eu raison…


Pour finir et pour revenir encore une fois à Pierre Boulle : son dernier roman montrait simplement comment une entreprise pouvait devenir criminelle et comment elle utilisait et manipulait la recherche pour arriver à ses fins. Pierre Boulle ne parle pas des très grandes entreprises, ni des moyens financiers considérables dont elles disposent et des armées d’avocats qui sont à leur service. Or c’est là le problème principal qui se pose à nous aujourd’hui. Dans l’émission de France 2 on interviewait un agriculteur céréalier qui avait été intoxiqué gravement (comas à répétition, suites irréversibles) lors d’un accident par un produit de Monsanto et qui avait réussi à tenir tête à la puissante firme grâce à l’aide financière de toute la profession : je suis le seul en Europe, dit-il, et probablement dans le monde, à avoir gagné un procès contre Monsanto. Je me souviens d’un film américain où une femme, avocate, réussit à fédérer des centaines de victimes d’une grave pollution – je crois que c’était dans la région de Chicago et que l’histoire était basée sur un fait réel – et à gagner contre une puissante entreprise chimique. Mais ce sont là des cas isolés et rares.


Moi je sais combien les grandes firmes comptent sur leurs avocats et leur capacité financière, leur permettant de tenir plus longtemps que des petits sans moyens. Je l’ai vu dans le domaine des brevets. On s’assoie sur les brevets du petit et on le copie sans vergogne. Et, à l’inverse, on dépose des brevets en masse, qu’ils soient valables ou non, et on s’en sert pour faire peur à des concurrents plus petits. J’y pensais l’autre jour en lisant dans Le Monde du 3 juillet 2015 que L’Oréal avait licencié son responsable recherche américain parce qu’il n’avait pas atteint le quota de brevets (500 par an) qui lui avait été fixé par la Direction centrale. Officiellement, nous dit-on, ce quota sert à motiver les chercheurs. « C’est une façon de faire croire aux consommateurs que ses produits sont innovants, donc efficaces », dit le responsable licencié. « La qualité des inventions était si pauvre », dit-il encore, que les déposer aurait obligé les membres de mon équipe à « violer les règles éthiques et légales auxquelles ils sont soumis ». Personnellement je soupçonne que ces dépôts de brevets en masse par L’Oréal servent encore à d’autres objectifs. Comme intimider les concurrents, par exemple…


En conclusion je ne puis que répéter ce que j’ai déjà écrit à plusieurs reprises : le danger d’accepter que des grandes multinationales deviennent par fusions ou acquisitions de plus en plus puissantes. Toujours plus puissantes. Plus puissantes que les Etats. Mais essayez de faire comprendre cela à nos politiciens si incompétents en matière économique. Même quand ils ont fait HEC comme notre Président actuel…


Note : trois jours après l’émission d’Elise Lucet on a appris que Syngenta allait être vendue (peut-être ?) pour 42 Milliards de Dollars (une paille) aux Chinois, encore un géant : ChemChina. Vous croyez que cela va changer leur éthique ?