Quand Hitler est arrivé au pouvoir au début de l’année 33 Karl Kraus a arrêté de publier sa revue Fackel. Ce n’est que bien plus tard qu’il s’en est expliqué par ce petit poème :
Qu’on ne demande pas ce que je faisais tout ce temps
Je reste muet ;
et ne dis pourquoi.
Car le silence s’installe quand la terre a craqué.
Aucun mot qui valait ;
on ne parle plus que dans son sommeil.
Et on rêve d’un soleil qui riait.
Cela va passer ;
et après, cela n’avait plus d’importance.
Le mot s’est endormi quand ce monde-là s’est éveillé.
Je ne suis pas Kraus. Et je ne crois pas qu’à l’occasion du massacre du Bataclan un monde immonde s’est brusquement réveillé. Mais il n’empêche. Moi aussi depuis deux mois je me suis tu. Parce que je trouvais que les mots ne pouvaient plus rien. Ne peuvent conjurer l’horreur. Et que je n’arrivais pas à échapper à cette image : entre 1000 et 1500 personnes couchées par terre et trois monstres leur tirent dessus, en rigolant, en s’amusant (nous racontent des témoins), tuent sans relâche. Sans plus rien d’humain. On cherche à comprendre. Et on n’y arrive pas. La haine ? Est-il possible que des jeunes nés parmi nous aient pu accumuler tant de haine contre nous ? Etaient-ils drogués ? Croient-ils vraiment agir au nom d’un Dieu ? Mais alors ce Dieu est un monstre : il faut le tuer aussi. Tuer tous les monothéismes, d’ailleurs, sources de violences. Mais non, cela ne sert à rien. C’est l’homme la source de toute violence. Seul animal dans son genre.
Hier j’ai lu le témoignage poignant et lucide d’un rescapé dans le Monde. Il était pris comme otage avec sa femme et une vingtaine d’autres personnes pour servir de bouclier humain aux deux derniers terroristes réfugiés à la fin de l’opération dans un étroit couloir. Pendant deux heures il s'est attendu à sa mort et à celle de sa femme, pensant à ses deux petites filles de deux et six ans, espérant qu’au moins l’un de leurs deux parents pourrait survivre pour eux, pour qu’elles ne soient pas orphelines. Et pourtant il conserve toute sa lucidité, sa capacité d’observation et se demande lui aussi s’il reste à ses assassins une once d’humanité quelque part. Si c’est à cela que les otages du bouclier humain doivent d’avoir tous sauvé leurs vies. S’il n’y avait pas de la peur sur leur visage au moment où les hommes du BRI forcent la porte avec leur bélier, s’ils n’espéraient pas, à la dernière minute, échapper à la mort, s’ils n’étaient pas las de tuer et pourquoi l’un des tueurs a descendu quelques marches avant de se faire exploser…
J’ai arrêté d’écrire et puis j’ai pris une résolution. En 2016 je me désintéresserai de tout, de la société, de l’économie, de la politique, de l’avenir de l’humanité. D’ailleurs dans quinze jours j’aurai 81 ans. A quoi bon se soucier encore de tout ceci ? Alors, ma résolution ? Ne plus s’occuper que de littérature, rassembler tous mes écrits de littérature éparpillés sur mes trois sites, les mettre en forme, les imprimer et puis les relier. Au moins pour ma famille. Et, au moins, il restera quelque chose de moi. Mais cela va les encombrer : j’ai compté, il y en a près de 80, des textes sur la littérature, cela fera bien 1500 pages ! Tant pis. Tant pis pour eux !
D’ailleurs j’ai déjà commencé. J’ai appelé cela mes Promenades littéraires. Et j’ai déjà compulsé celles que j’ai appelées Promenades en Francophonie et Promenades en terres germanophones. Il y en a déjà pour deux fois 300 pages ! Vous voulez savoir de quoi il s’agit ? Voici les sommaires (provisoires) :
Celui des Francophones :
Henri Bauchau, la vieillesse, la mort et Antigone
Pierre Boulle : l’homme et l’œuvre
Les trois chefs d’œuvre de Blaise Cendrars
Henri Fauconnier, son roman Malaisie et le pantoun malais
Fauconnier par Fauconnier
La Dame blanche de Jean Giono
Yvan Goll et ses Chansons malaises
Francis Lacassin et « l’autre » littérature
Le mystérieux Docteur Le Rouge
Pierre Louÿs et l’affaire Corneille-Molière
Hugues Rebell : Chants de la Pluie et du Soleil
Segalen, Gauguin et les Maoris (et Moerenhout, Melville et Radiguet)
Segalen et la Chine
Segalen et l'exotisme (et Loti et Bouvier et Kenneth White)
Claude Simon, le peintre, le cavalier
A. t’Serstevens, le voyageur érudit
Claude Vigée et l’Alsace
L’étrange Gabrielle Wittkop
Et voici les Germanophones :
Ecrivains de Cacanie I (Kraus, Hofmannsthal, Schnitzler, Kafka, Perutz)
Ecrivains de Cacanie II (Canetti, Musil)
Paul Celan et la langue des assassins
Adelbert von Chamisso, le pantoun malais, la jeune Géante et l’homme qui avait perdu son ombre
Une grande poétesse : Annette von Droste-Hülshoff
Fallada et les Nazis
Henri le vert de Gottfried Keller
Herta Muller, Roumaine allemande et nobélisée
Marcel Reich-Ranicki et la « ligne claire » en poésie
Abraham a sancta Clara, capucin
Une étrange rencontre (Le Carré – Theodor Storm)
B. Traven : anarchiste toujours ! (Son secret, sa vie, son oeuvre)
L’étonnant Monsieur Vigoleis
André Weckmann et la poésie alsacienne
Et j’ai déjà décidé de la suite : Promenades au sud de l’Europe, dans le nord de l’Europe, en Arabie-Perse, en Insulinde, au Japon, aux Amériques, en Afrique du Sud… Tiens : il manque la Chine ! Ah, eh bien il y a encore du travail en perspective !
Tant mieux !